Les Dominicaines des Tourelles

Homélies et conférences

St Thomas d’Aquin maître et modèle

Conférence – Prouilhe 2024

Saint Thomas d’Aquin : maître et modèle

Quand on fait de la théologie, on ne peut pas ignorer qu’il y a diverses manières d’interpréter les textes de saint Thomas et donc une grande ambiguïté à parler de thomisme. Le sens du terme est aujourd’hui marqué par la décision du pape Léon XIII de déclarer Thomas d’Aquin «docteur commun» de l’Eglise à la fin du XIXe siècle (encyclique Aeterni Patris, 1879). Léon XIII avait compris que les difficultés de l’Eglise venaient pour une part essentielle de son manque de vigueur dans la pensée théologique. Il a donc voulu promouvoir les études rigoureuses : étude de la Bible, mais aussi de la philosophie pour donner force à la théologie. Il a pris l’initiative de proposer saint Thomas pour cette mission. Il allait à l’encontre de la pesanteur piétiste de son temps. Il allait à l’encontre d’une tradition spiritualiste marquée par une philosophie éclectique où les exigences universitaires n’étaient pas honorées. De fait, sa décision a suscité un grand essor du travail théologique, relayée par les forces intellectuelles que représentaient les Universités, comme l’Université catholique de Louvain, ou les maisons de formation des Jésuites et des Dominicains. Malheureusement, le climat qui présidait à l’intention de Léon XIII a changé au début du vingtième siècle. Le pouvoir a été pris par ceux que les historiens appellent les « catholiques intransigeants », désireux de restaurer la chrétienté. La référence à saint Thomas est devenue une arme dans la défense de la citadelle-Eglise assiégée par la puissance de destruction du mal. Le thomisme est devenu l’instrument de la discipline de la pensée. Cette manière réductrice, illustrée par la publication des vingt-quatre thèses thomistes, a été désastreuse. En premier lieu, dans le monde chrétien, les esprits exigeants se sont détournés de l’Eglise. En second lieu, les intellectuels chrétiens ont souffert sous la férule de cette méthode en tout opposée à la démarche universitaire. En outre, les intellectuels non-chrétiens ont vu dans cette attitude une raison de se détourner de l’enseignement de l’Eglise, d’autant que cette attitude a été à la source de persécutions à l’égard de ceux dont la philosophie était explicitement ou implicitement ordonnée à la foi (Blondel, Bergson et leurs disciples, par exemple).

Fort heureusement, il y a eu des esprits courageux et lucides pour accéder à saint Thomas lui-même et, trouvant à son contact une vie intellectuelle et une pensée de très haute qualité, ont travaillé et ont produit une oeuvre importante, en revenant à saint Thomas par-delà les commentateurs. Cet effort s’est fait dans deux directions. La première est celle d’une relecture de saint Thomas. Elle est illustrée par la figure emblématique du Père Dominique Chenu qui a inscrit saint Thomas dans le contexte de la pensée médiévale. Par-delà les commentateurs, il s’agissait de revenir au texte même et de le lire avec les méthodes historiques, textuelles et critiques qui s’imposaient. C’était ruiner l’attitude des catholiques intransigeants. Le Père Chenu a été suspecté et censuré par les thomistes de Rome (et d’ailleurs). La seconde voie est celle de ceux qui ont puisé dans saint Thomas une orientation philosophique développée sur un autre mode. Les jésuites ont ouvert la voie, en montrant comment la philosophie moderne pouvait prolonger les options de saint Thomas. Une figure éminente est celle du Père Maréchal, jésuite qui fut l’inspirateur de théologiens comme Karl Rahner. On peut aussi rattacher à cette manière des laïcs comme Jacques Maritain – après sa séparation d’avec l’Action française.

La situation actuelle continue d’être mêlée. La référence à saint Thomas est ambiguë. Certains poursuivent à partir de saint Thomas une politique intellectuelle antimoderne, trouvant dans saint Thomas des thèses opposées à la sécularisation. Les séminaires intégristes et traditionalistes qui se sont récemment fondés se nourrissent de ce thomisme étroit et autoritaire. D’autres essaient de renouer avec l’inspiration originaire du Frère prêcheur. Le discernement n’est pas aisé, parce que les deux attitudes peuvent se mêler dans les mêmes institutions et parfois chez les mêmes personnes.

Pour avancer dans la réflexion, il me semble opportun d’analyser une formule classique qui dit que saint Thomas d’Aquin est «un maître et un modèle». Elle est présente dans l’encyclique de Jean-Paul II qui dit : «Saint Thomas a toujours été proposé à juste titre comme un maître de pensée et le modèle d’une façon correcte de faire de la théologie» (Fides et ratio, § 43). L’éloge contenu dans l’emploi du mot «modèle» signifie que la méthode de Thomas d’Aquin est toujours actuelle. Dire que saint Thomas est un modèle signifie que l’on admire ce que saint Thomas a fait et qu’on s’inspire de son exemple pour avancer sur d’autres chemins, puisque le temps présent ne saurait se confondre avec le temps passé. Par contre, dire que saint Thomas est un «maître» signifie que ce n’est pas seulement la manière de Thomas d’Aquin qu’il convient de mettre en oeuvre, mais sa pensée. Ses options fondamentales et ses conclusions, doivent être tenues pour vraies, vraies en leur temps, aujourd’hui et toujours. Pour se situer dans ce débat, il faut considérer plus attentivement ce que fut l’oeuvre de saint Thomas. Nous relèverons trois points. Saint Thomas a lu Aristote ; ensuite, saint Thomas a dialogué avec les philosophies nées et grandies hors du champ de la chrétienté ; enfin, saint Thomas a lié sa philosophie à sa mission de prêcheur.

1. Saint Thomas modèle

La chrétienté médiévale était entrée dans un long sommeil dû à l’effondrement de la culture. Le mouvement d’échange avec l’Orient, l’essor économique qui a commencé au douzième siècle et les fondations d’écoles ou de centres d’études ont permis un essor intellectuel, lié à la lecture des Anciens. Dans ce mouvement intellectuel, les textes d’Aristote ont été diffusés. D’abord Aristote en tant que maître de logique, puis Aristote comme maître de sciences naturelles et enfin Aristote comme maître en philosophie. Ces trois aspects bouleversaient la vision du monde. Face à cette nouveauté, la première réaction a été d’interdire la lecture d’Aristote, considérant que la lecture de cet auteur païen était dangereuse pour la foi. En effet, dans une chrétienté marquée par la tradition augustinienne, lire Aristote, c’était assumer des thèses qui contredisaient l’enseignement habituel de l’Eglise. Reconnaître que saint Thomas a lu Aristote revient donc à honorer une attitude qui rompait avec une certaine manière de concevoir la tradition. Prendre saint Thomas pour modèle en la matière, c’est adopter une attitude créatrice. C’est prendre le parti de savoir que la vérité n’est pas enclose dans un corpus de textes qui font partie de l’héritage reçu, pour reconnaître que la vérité n’est le monopole de personne et qu’il convient donc de prendre partout la vérité, comme le dit Jean-Paul II : « Intimement convaincu que “omne verum a quocumque dicatur a Spiritu Sancto est” (“toute vérité dite par qui que ce soit vient de l’Esprit Saint”), saint Thomas aima la vérité de manière désintéressée. Il la chercha partout où elle pouvait se manifester, en mettant le plus possible en évidence son universalité» (Fides et ratio, § 44, p. 72).

Une des difficultés de la lecture d’Aristote venait du fait qu’il était connu par l’intermédiaire d’un certain nombre d’auteurs médiévaux qui avaient mêlés à la pensée d’Aristote leurs propres conceptions de Dieu, de la nature, de la vie et de l’homme. De ce point de vue, la méthode de saint Thomas fonde l’exigence universitaire, soucieuse de retrouver la pensée du maître dans sa pureté. C’est au nom d’Aristote que saint Thomas a critiqué ses commentateurs, se fondant sur une critique à la fois externe (en cherchant des traductions plus fidèles) et interne (en retrouvant la logique et la cohérence d’une pensée). La controverse avec les philosophes arabes (Averroès et Avicenne) ou juifs (Maïmonide) devient dans cet esprit un dialogue. Pour saint Thomas, l’argument d’autorité ne suffit pas, parce qu’il ne répond pas au vœu de l’intelligence et pour cela recourir aux raisons. Pour le comprendre nous pouvons citer quelques textes de saint Thomas, où il justifie sa méthode : «Lorsque le débat est un débat d’école, “magistral”, non pour rejeter une erreur, mais pour instruire les auditeurs et les conduire jusqu’à l’intelligence de la vérité qu’on enseigne ; alors, il faut s’appuyer sur des raisons qui recherchent la racine de la vérité, qui fassent savoir comment est vrai ce qui est dit. Autrement, si le maître détermine une question par des autorités nues, l’auditeur sera certes assuré que la chose est ainsi, mais il n’acquerra rien en fait de science et d’intelligence, et il s’en ira vide» (Quodlibet IV, a. 3, n. 18 – traduction française dans la préface de la Somme théologique, Paris, éditions du Cerf, 1984.). L’autorité ne suffit pas. Il faut que la conclusion soit établie en raison, démontrée au sens de la logique aristotélicienne. Cette attitude vaut même pour l’Ecriture, dont saint Thomas dit que l’interprétation doit reposer sur le sens littéral, lié au sens naturel des mots.

Cette méthode amène à lire de manière critique les textes faisant autorité. Ainsi lorsqu’il lit saint Augustin, saint Thomas distingue entre la vérité de foi qu’il enseigne et la philosophie qui le caractérisait- en l’occurrence la philosophie platonicienne. Il pouvait donc honorer saint Augustin et récuser la philosophie qui présidait à la mise en oeuvre de sa pensée.

Le travail de la raison consiste donc pour saint Thomas à penser et à repenser ce qui a été dit par d’autres avant lui. « Consulter les auteurs antérieurs est nécessaire pour éclairer la question et éclaircir les doutes. De même qu’au tribunal on ne peut prononcer de jugement sans avoir entendu les raisons des deux parties, de même celui qui s’occupe de philosophie arrivera plus facilement à une solution, s’il connaît la pensée et les doutes de divers auteurs » (III Métaph., lec. 1). Une telle attitude valorise la raison qui est le bien commun de l’humanité.

La méthode consiste donc à écouter les auteurs anciens : «Quiconque veut sonder la vérité est aidé de deux manières par les autres. Nous recevons un secours direct de ceux qui ont déjà trouvé la vérité. Si chacun des penseurs antérieurs a trouvé une parcelle de vérité, ces trouvailles, réunies en un tout, sont pour le chercheur qui vient après eux, un moyen puissant d’arriver à une connaissance plus compréhensive de la vérité. Les penseurs sont, en outre, aidés indirectement par leurs prédécesseurs en ce que les erreurs de ceux-ci fournissent aux autres l’occasion de découvrir la vérité par une réflexion plus sérieuse. Il convient donc que nous soyons reconnaissants à tous ceux qui nous ont aidés à conquérir le bien de la vérité» (II Metaph., lec. 1). Cette méthode est universelle, aussi, pour saint Thomas, la lecture des auteurs non-chrétiens est nécessaire au chrétien en quête de vérité, parce qu’il peut apprendre d’eux. Ainsi, pour se justifier auprès des religieux qui lui reprochaient de puiser dans Aristote, il écrit à son propos ce qui vaut aussi pour les philosophes arabes : «Peu importe ce qu’a pensé un philosophe, c’est la vérité, c’est ce qui est, ce que nous devons chercher en lui» (ibid.).

On entre ainsi dans le débat qui caractérise la vie universitaire. Le débat doit être conduit de manière à accueillir ce que dit l’adversaire, car c’est grâce à lui que l’on avance : «Si quelqu’un veut écrire contre mes solutions, il me sera très agréable. Il n’est, en effet, aucune meilleure manière de découvrir la vérité et de réfuter l’erreur que d’avoir à se défendre contre les opposants. […] Il faut aimer l’un et l’autre, celui dont nous adoptons l’opinion et celui dont nous nous séparons ; car l’un et l’autre s’appliquèrent à la recherche de la vérité, et l’un et l’autre sont nos collaborateurs» (XII Métaph., lec. 9). Le dialogue des philosophes s’inscrit enfin dans un processus de progrès : «Il est naturel à l’esprit humain d’arriver par degrés de l’imparfait au parfait. C’est pourquoi nous voyons dans les sciences spéculatives que ceux qui ont philosophé les premiers ont laissé des résultats imparfaits, qui ont ensuite été rendus plus parfaits par leurs successeurs» (Somme de théologie, Ia IIae, q. 97, a. 1).

Mais c’est là chose problématique pour la philosophie aujourd’hui : est-ce que l’intégration de la réflexion dans un propos théologique appuyé sur une révélation ne dénature pas l’usage de la raison naturelle ? Répondre à cette question implique que l’on précise ce que l’on entend par raison et par révélation et quelles sont les relations que l’on place entre ces deux sources de savoir.

L’œuvre de saint Thomas ne consiste pas seulement à commenter les textes fondateurs de la pensée. Elle est exemplaire, parce qu’elle consiste en des œuvres de synthèse, que l’on appelle, dans le latin médiéval, summa. L’intention d’une somme est de présenter de manière organique le contenu de la foi. Les deux grandes Sommes permettent de comprendre la manière dont la raison est honorée. L’œuvre la plus célèbre est la Somme de théologie qui a servi de manuel pour l’enseignement de la théologie depuis le quinzième siècle dans les écoles marquées par l’influence de saint Thomas. L’oeuvre la plus significative est la Somme contre les Gentils – le terme de Gentils désigne ceux qui sont hors de l’Eglise. L’intention du livre est d’exposer la pensée chrétienne à des non-chrétiens. Le principe de l’argumentation est qu’il convient de discuter avec autrui en s’appuyant sur ce qu’il reconnaît comme source de vérité. Avec un chrétien, on se fonde sur la tradition chrétienne ; avec un hérétique, on discute à partir des Ecritures et des parties de la tradition qu’il reconnaît. Avec un juif, on discute à partir des Ecritures canoniques du judaïsme, l’Ancien Testament. Avec un autre, musulman ou païen, on ne peut discuter qu’à partir de l’usage de la raison. Le Contra Gentiles se bâtit à partir de ce que la raison naturelle reconnaît comme vrai. La raison est ici celle des philosophes, en faisant attention au fait que le terme de philosophie désigne au Moyen Âge, ce que nous appelons aujourd’hui sciences naturelles et philosophie, dans un contexte où Dieu est omniprésent dans la culture.

On ne peut se contenter de voir en Thomas d’Aquin un modèle, en se tenant respectueusement à distance, il faut entrer dans la pensée même de Thomas d’Aquin en matière de conception des relations entre la raison et la foi.

2. Saint Thomas maître

On se contentera ici d’indiquer quelques éléments qui sont incontestés. Le premier est l’usage valorisé de la raison ; le second est dans le développement d’un certain nombre de thèmes ; le troisième est dans l’inachèvement même de l’œuvre de synthèse.

2.1. La valeur de la raison

1. Les textes cités plus haut ont montré la manière de saint Thomas. Elles attestent qu’il avait une grande estime de la raison. On a pu parler d’un intellectualisme de saint Thomas. Au-delà de l’ambiguïté du terme qui comme tous les mots qui finissent par «-isme» est péjoratif, il est clair que pour saint Thomas la grandeur de l’homme vient de son intelligence. C’est par l’intelligence que l’homme est supérieur aux animaux. L’intelligence de l’homme est en effet ouverte sur l’infini et sur la gratuité.

Le terme de raison n’est pas toute l’intelligence. Il désigne la fonction discursive de l’intelligence distinguée de sa fonction intuitive. La raison est la puissance de l’intelligence conduisant un processus d’abstraction et ensuite de progression d’une vérité à une autre, par un enchaînement rigoureux, appelé raisonnement.

Le mot raison s’emploie en un autre sens. Les raisons sont des vérités sur lesquelles on s’appuie pour avancer dans la pensée, pour en démontrer ou en découvrir d’autres.

2. Cette estime de la raison est fondée sur une philosophie de la nature, où apparaît une conviction qui joue dans la pensée de Thomas d’Aquin un rôle important. Elle est puisée dans le livre grec de la Sagesse qui affirme que Dieu a tout disposé ou créé « avec nombre, mesure et poids » en employant les trois termes grecs significatifs de la vision scientifique du monde (arithmos, metron, statmos) ; pour saint Thomas, à l’école du Sage, le réel est pénétré de raison. Les choses ne constituent pas un chaos, mais selon la tradition grecque un kosmos, un tout ordonné et sensé. La raison est donc à l’intime des choses. Le mot logos convient ici pour dire que l’esprit de l’homme désire atteindre l’intelligibilité et la nature même des êtres. En ce sens saint Thomas hérite de l’optimisme de la pensée grecque et de sa confiance pour bâtir une vision de l’homme – et donc une morale – fondée sur l’estime de l’œuvre de Dieu.

3. Une telle position implique une conception du rôle de la raison : l’intelligence est une capacité de saisir le réel. Le labeur de l’intelligence n’est pas vain. Il permet une pénétration de l’intime de la réalité, selon l’étymologie qu’il donne du mot intelligence : intus-legere. Lire à l’intime de la réalité, c’est-à-dire percer les apparences qui peuvent être trompeuses. La philosophie de la connaissance est ainsi résolument confiante : ce qui est vu, c’est ce qui se donne à voir et donc ce qui est compris, c’est son être et pas seulement son apparence. Sur ce point le rationalisme de saint Thomas correspond à une science certaine d’elle-même. Les sens portent à l’esprit une information qui par la médiation de l’abstraction permettent d’accéder à la réalité même. La vérité est adaequatio rei et intellectus.

Une telle philosophie optimiste permet de comprendre la manière dont la théologie est construite : comme une oeuvre de la raison qui argumente et qui, grâce à l’argumentation, pénètre plus avant dans la compréhension de ce que Dieu a révélé. La philosophie morale est enracinée dans la connaissance de la nature et celle-ci est ouverte sur la grandeur de l’homme, de même que l’ordre naturel ouvert sur l’ordre surnaturel.

2.2. La métaphysique

Le terme de métaphysique reçoit des sens si divers qu’on ose à peine l’utiliser. L’encyclique en use abondamment. Il demande à être explicité dans la pensée de saint Thomas.

2.2.1. L’idée de nature

Ce que nous avons dit de la reconnaissance de la valeur de la raison mène à donner sens au terme « nature ». Saint Thomas reprend ce terme à sa source grecque. Pour lui, la nature est la naissance, au sens ontologique, apparition d’un être consistant, existant en lui-même ; son identité se manifeste dans le devenir et les transformations au cours du temps. La nature d’une chose c’est ce qu’elle est en elle-même. Les natures sont définies par elles-mêmes et donc autonomes ; elles ne se confondent en un continuum, ni ne se mêlent en un mixte indéfinissable. La nature définit le principe propre de l’opération d’un être. Les êtres sont saisis dans le dynamisme de leur rayonnement et de leur action – ceci vaut éminemment pour l’être humain. Chaque nature est limitée ou particulière, mais elle existe pour elle-même dans son autonomie. Ainsi l’homme, « animal raisonnable », est défini dans une nature humaine universelle et inaliénable, fondatrice de droits et de devoirs qui valent pour toute l’humanité et pour tous les temps. L’idée de nature, enracinée dans le fait de la naissance et du devenir, est étendue à tout être, même à Dieu, pour dire ce qui spécifie un être et qui, une fois connu, permet de comprendre son action. L’idéal de la science est en effet d’accéder à la connaissance du principe pour comprendre les effets ; connaître la nature, c’est comprendre le pourquoi de ce qui arrive au cours du temps. Ainsi comprendre que l’homme est doué d’intelligence, fonde les exigences morales et politiques qui doivent régir l’humanité. Reconnaître la valeur de la nature, c’est corrélativement honorer la force de la raison naturelle qui peut accéder à la vérité et ainsi proposer une éthique et une morale de la responsabilité et de la liberté.

2.2.2. La causalité

La conception de la nature fonde une manière de voir tout ce qui existe. Elle voit en effet le déroulement des événements selon une intrication qui se fait selon une rationalité inscrite dans l’être même. Pour lier les êtres différents une notion importante est utilisée, la notion de cause. Les connexions entre les êtres sont articulées selon des exigences que la raison humaine découvre. La notion de cause à laquelle accède l’intelligence est un dévoilement des connexions réelles qui lient les êtres entre eux.

La notion de cause éclaire la morale qui concerne l’être humain. La notion est entendue dans un sens beaucoup plus vaste qu’aujourd’hui. En particulier la notion de cause finale. La finalité est plus que la première des causes, elle est la cause des causes et c’est donc à partir de la détermination de la finalité que se construit une morale.

2.2.3. La sagesse

L’horizon de la pensée de Thomas d’Aquin est enfin la sagesse qui est unité de la pensée, assurée par la reconnaissance de Dieu, principe et fin. Aussi la pensée de Thomas d’Aquin est-elle d’abord et avant tout théologique. Extraire de l’œuvre de Thomas d’Aquin une philosophie au sens moderne du terme, comme l’ont fait certains disciples, est fort problématique. Elle serait même à la source de tous les raidissements de l’école thomiste. Il importe de reconnaître que la philosophie est pour saint Thomas une discipline de l’esprit qui n’a pas valeur de fin ultime ; elle reste au service de la contemplation qui appartient véritablement à l’ordre surnaturel. En effet, la sagesse la plus éminente est celle de Dieu et elle n’est connue que par la révélation de Dieu. Saint Thomas écrit à ce propos : « Celui qui connaît d’une manière absolue la cause la plus élevée qui est Dieu, on dit qu’il est sage absolument, entant qu’il peut juger et ordonner toutes choses selon les règles divines. Or c’est le Saint-Esprit qui donne à l’homme d’avoir un tel jugement » (Somme de théologie, IIa IIae, q. 45 a. 1).

La notion de sagesse repose sur un idéal d’unité de l’être humain. Cette unité ne peut être que le fait de la détermination d’une finalité par laquelle la multiplicité des actes humains est ordonnée dans le respect de leur nature propre.

3. Une morale de la liberté

La pensée de Thomas d’Aquin ne se réduit pas à des commentaires des Anciens, ni à des synthèses théoriques, elle est aussi enracinée dans la lecture et le commentaire des Ecritures. Il apparaît alors qu’elle repose sur la reconnaissance du primat de la grâce qui est comprise comme un accomplissement de la nature, selon l’appel de Dieu. La morale de saint Thomas est une morale qui se met au service de la fin ultime de la vie humaine qui est la béatitude, le bonheur éternel qui ne peut venir que de la présence de celui qui est principe et fin de toute chose, Dieu. C’est à partir de la considération de la béatitude que saint Thomas a bâti sa morale et par ce biais, sa démarche n’est pas enfermée dans la spéculation philosophique, elle est enracinée dans le souffle qui traverse les évangiles et de la fondation de la Loi nouvelle par le Christ s’ouvrant par les Béatitudes. Pour lui, l’ordre surnaturel fonde et éclaire l’ordre naturel et la morale qu’il propose ne se comprend pas hors du dynamisme où la nature est accomplie par la grâce.

3.1. Le don de l’Esprit

Pour saint Thomas, la liberté n’est pas seulement la capacité du choix  comme dans la société actuelle dominée par un modèle de vie adolescente (du corps et de l’esprit). La liberté a une dimension ontologique : elle est un accomplissement de la richesse de l’être humain. Est libre celui qui fait le bien par lui-même. La théologie de saint Thomas suit sur ce point la démarche de l’apôtre Paul qui a libéré les Grecs devenus chrétiens de l’absolutisation de la pratique des observances mosaïques dites dans la Torah ou déduite par l’argumentation juridique développée ensuite dans le Talmud. La libération de l’absolu de l’observance a pour effet de permettre la réalisation de la promesse : tous les peuples sont appelés à participer à la vie de Dieu. Un texte de saint Thomas mérite d’être cité, car il résume bien sa pensée. Dans le commentaire de la deuxième épître de Paul aux Corinthiens, Thomas d’Aquin relève le texte où Paul écrit  « Là où est l’esprit du Seigneur, là est la liberté » (2 Co 3, 17) et il dit que cette phrase « signifie que celui-là est libre qui est sa propre cause ; or l’esclave agit pour le compte de son maître ; donc quiconque agit de soi-même agit librement, mais celui qui est déterminé par un autre n’agit pas librement. Celui donc qui évite le mal, non parce que c’est le mal, mais à cause du commandement du Seigneur, n’est pas libre ; tandis que celui qui évite le mal, parce que c’est le mal, est libre. Or c’est ce que produit l’Esprit Saint, lui qui parfait l’âme intérieurement par la bonne disposition, de telle sorte qu’elle se garde du mal par l’amour, comme si la loi divine le prescrivait ; et c’est pour cette raison qu’on le dit libre, non pas qu’il ne soit soumis à la loi divine, mais parce que par sa bonne disposition, il est incliné à faire ce que la loi divine ordonne » (Commentaire de la 2e épître aux Corinthiens, n° 112).

Ce texte montre que la morale de saint Thomas est fondée sur le primat de l’ordre surnaturel mais que loin d’écraser l’ordre naturel, celui-ci l’accomplit et permet donc d’assumer les exigences de la morale liée à la création de l’homme dans la liberté, puisque selon le Siracide, « Dieu a remis l’homme à son propre conseil » (Sir 15, 14). Cette anthropologie récuse l’option « charismatique » qui se réfère au don de l’Esprit Saint comme si ce don était étranger à la vie humaine en ce sens que rien ne serait changé en l’homme ; il y aurait simple juxtaposition, comme les fleurs dans un vase selon l’image classique des maîtres spirituels. Pour saint Thomas la métaphore qui éclaire est d’ordre vital – comme dans une greffe où la force de la racine permet au rameau greffé de porter un fruit qui soit selon sa nature. C’est là encore un rapport d’accomplissement. Les notions traditionnelles reçues des philosophes (nature, vertu, disposition…) sont reprises dans une dynamique nouvelle.

3.2. Le primat de la charité

Le commentaire de l’évangile de Jean le montre amplement, la morale chrétienne est fondée sur le seul et unique commandement : l’amour selon la mesure de Dieu, en grec, agapè, en latin, caritas. Le primat de la charité fait l’unité de la vie chrétienne : tendue vers Dieu elle a le réalisme de l’amour du prochain. La vie morale est amour du prochain, fruit de l’amour de Dieu. Si saint Thomas situe la grandeur de l’homme dans l’intelligence, il n’ignore pas que les limites de son exercice sont dépassées par l’amour qui est intuition et communion avec autrui pour la raison qu’il est aimé pour ce qu’il est et doit être. Commentant le Cantique des cantiques Thomas d’Aquin note : « la théologie est orientée vers l’amour de charité » (Prologue). Lorsqu’il parle de la sagesse, Saint Thomas note : « La sagesse implique la rectitude du jugement selon les raisons divines. Cette rectitude de jugement peut venir de deux façons ; ou bien en raison de l’usage parfait de la raison ; ou bien en raison d’une certaine connaturalité avec les choses sur lesquelles porte le jugement. Ainsi en ce qui concerne la chasteté, celui qui apprend la science morale juge-t-il bien par suite d’une enquête rationnelle ; tandis que celui qui a l’habitus de chasteté en juge bien selon une certaine connaturalité avec elle. Ainsi donc, en ce qui regarde le divin, avoir un jugement correct, en vertu d’une enquête de la raison, relève de la sagesse, qui est une vertu intellectuelle. Mais bien juger des choses divines par mode de connaturalité relève de la sagesse en tant qu’elle est un don du Saint-Esprit » (Somme de théologie, IIa IIae, q. 45 a. 2)

De même la démarche intellectuelle nécessaire à un acte humain est accomplie dans la foi qui est lumière venue de Dieu. Et enfin, le dynamisme et la force de la vie qui surmonte l’épreuve est donne l’ambition de vivre pleinement. Rien de sacrificiel dans la morale de saint Thomas !

Or cette tension vers le bonheur par la voie de l’amour repose sur une structure ontologique humaine de responsabilité. La théologie morale repose donc sur une étude de la nature humaine selon les exigences de la philosophie et de la science. La notion de vertu y joue un rôle essentiel. Elle ne s’inscrit pas dans une morale de l’obligation qui valorise l’obéissance pour elle-même, mais dans une morale de l’action où les actes posés par un être humain le façonnent. La notion de vertu assume en effet la notion d’habitus traduite souvent par « disposition » pour éviter le terme banal d’habitude. Habitus, du verbe habere qui signifie avoir, correspond pour une part à ce qu’on appelle aujourd’hui l’acquis par opposition à l’inné. L’habitus est une aptitude acquise ; la notion prend un sens particulier en morale avec le terme vertu qui désigne la qualité d’un être pour son action. Disposition pour bien agir, la vertu est la force qui qualifie pour l’action et rend le sujet capable de la réaliser : «Le mot de vertu désigne une certaine perfection de la puissance. Or on considère toujours la vertu d’une chose principalement par rapport à sa fin. Mais la fin pour une puissance c’est l’acte. Par conséquent on dit qu’une puissance est parfaite suivant qu’elle est déterminée à son acte. Or il y a des puissances qui sont par elles-mêmes déterminées à leurs actes. Telles sont les puissances naturelles actives. C’est pourquoi l’on dit qu’elles sont par elles-mêmes des vertus – mais les puissances raisonnables, qui sont les puissances propres de l’homme ne sont pas déterminées à une seule chose ; elles se prêtent de façons indéterminées à plusieurs choses. Or c’est par le moyen des habitus qu’elles sont déterminées à certains actes, comme nous l’avons montré. Et voilà pourquoi les vertus humaines sont des habitus.» (Somme de théologie, Ia IIae q. 55, a. 1). Cette disposition est diverse selon les situations et selon les actions à accomplir. Ainsi la vertu est liée à une action et un objet. On parle donc des vertus de la vie active et des vertus de la vie contemplative, des vertus de l’intellectuel et des vertus du sportif, des vertus de l’ingénieur et des vertus du commercial…. l’important est que chacun agisse selon ce qu’il est car pour saint Thomas, c’est en agissant que l’homme réalise le projet du créateur. «Comme la substance de Dieu s’identifie à son action, la suprême ressemblance de l’homme avec Dieu se réalise dans son action. De là vient […] que la félicité ou la béatitude par laquelle l’homme atteint le suprême degré de conformité avec Dieu, et qui est la fin de la vie humaine consiste dans une activité.» (Ibid., a. 3). Cette activité est donc l’expression de la charité dans toutes les dimensions qui viennent des compétences qui forment un tout dans l’unité en devenir de l’être humain.

Sans doute faut-il préciser la manière dont les vertus se forment et se fortifient. L’expérience l’enseigne : la croissance des habitus vient de l’exercice. Saint Thomas a constaté que les habitus naturels croissent par les actes posés : l’entraînement fait le sportif ! Le travail le bon étudiant ! Il en va de même de toutes les vertus. Pourtant il faut ici distinguer entre celles qui sont de l’ordre de la nature et celles qui sont de l’ordre de la grâce. La foi, l’espérance et la charité, ou vertus théologales, sont dites infuses parce qu’elles viennent de l’initiative de Dieu. En effet, parce que l’homme n’est pas de lui-même au niveau de ce à quoi Dieu l’appelle, il faut qu’ils viennent du dehors : «La vertu de l’homme ordonnée au bien qui est mesuré selon l’ordre de la règle de la raison humaine, peut être causée par des actes humains, en tant que ces actes procèdent de la raison sous le pouvoir et la règle de laquelle se réalise le bien envisagé. Au contraire, la vertu qui ordonne l’homme au bien mesuré par la loi divine et non plus par la raison humaine, cette vertu ne peut être causée par des actes humains, dont le principe est la raison ; mais elle est causée en nous uniquement par l’opération divine.» (Ia IIae, q. 63, a. 2). Mais cette origine n’est pas une caution pour l’inaction ; au contraire, un don est source d’une vie personnelle et un appel à la responsabilité.

3.3. Une morale de la responsabilité

De la maxime tirée du livre de la Sagesse, « Dieu a remis l’homme à son propre conseil », saint Thomas a conclu à l’importance du jugement personnel dans l’action, dont principe est une prise de décision où interagissent trois éléments.

Le premier est de l’ordre de la connaissance au plan scientifique, c’est-à-dire selon les trois critères de la science : objectivité, classification ou expression dans des lois et enfin universalités.

Le deuxième est que l’action morale doit être concrète et donc fondée sur l’exigence de la connaissance de la situation. La situation est toujours neuve car si les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets, la situation change d’une personne à une autre, d’un contexte à un autre… La décision est toujours singulière.

Le troisième élément est l’engagement personnel dans la décision prise. En effet, tous les éléments présents ne suffisent pas à déterminer une décision ; elle n’est pas une décision automatique, comme pour une machine, mais une décision qui s’inscrit dans une relation. La décision est personnelle. Aussi le point de vue de l’éthique selon saint Thomas n’est pas d’abord d’imposer une loi et de valoriser la soumission, mais de permettre au sujet moral de prendre une décision qui tienne compte de la loi tant dans la science que dans la société, mais surtout de faire avancer un projet qui est celui de la vie. L’éthique n’a pas pour but de bâtir un édifice législatif contraignant, mais d’ouvrir un chemin. Or ce chemin consiste à décider au-delà de l’évidence immédiate et donc de mettre en œuvre une certaine espérance. Il s’agit de se tenir dans la réalité, parce que la décision prise dans tel ou tel cas n’est que la mise en œuvre d’une décision première, souvent extrême, pour se situer au cœur de la condition humaine dans un combat contre le mal qui la ronge et la dénature. Le lieu de la morale est tout à la fois observation et interrogation, critique et vérification, mémoire et invention… dans la tension entre ces deux exigences se déploie une route ou le souci est l’accompagnement de la responsabilité que l’on prend. La vérité n’est pas chose figée ; elle est travail et donc enfantement d’une relation qui est fondée sur la confiance.

Ces remarques fondent le propre de la morale qui n’est pas une obéissance aveugle, mais une prise de responsabilité. La dimension surnaturelle de l’existence chrétienne est un accomplissement de l’exigence naturelle. Peut-être y a-t-il là l’originalité de l’apport de saint Thomas à la morale chrétienne ?

Conclusion

Saint Thomas est un maître ; il est un maître parmi d’autres. Mais comme il exerce sa maîtrise d’une certaine manière, il est donc un modèle pour se référer aux Anciens – et donc à lui-même puisque temps est passé de manière irréversible. Cette manière n’est ni servile, ni répétitive, ni paresseuse. Elle peut alors devenir créatrice. Dans la formule classique «maître et modèle» chaque terme est corrigé par l’autre et l’expression contrastée invite à aller à la racine de la pensée de saint Thomas.

Celle-ci procède à partir d’une interrogation. Saint Thomas a construit son argumentation à partir de questions. Il faut être fidèle à saint Thomas en sachant poser des questions. Les vraies questions – celles pour lesquelles il n’y a pas de réponse toute faite. Ce qui implique un espace de liberté pour la réflexion, la proposition, l’argumentation et la découverte de ce qui est neuf. L’actualité de saint Thomas vient de son art de poser des questions et ne pas se contenter de la répétition de réponses acquises.

Cette attitude n’est pas démission, bien au contraire, elle répond à ce que Jésus a demandé à ses disciples : de ne donner à personne le titre de maître, puisque l’Esprit Saint remplit ce rôle, donné par le Ressuscité, l’Envoyé du Père.

Bibliographie

Saint Thomas d’Aquin, Œuvres traduites en français aux éditions du Cerf,

Somme de théologie,

Somme contre les Gentils,

Commentaire des Ecritures : évangile de Jean et épître aux Romains.

Etienne Gilson, Le Thomisme, Paris, Vrin,

Marie-Dominique Chenu, La Théologie comme science au XIIIe siècle, Paris, Vrin, 1957, 3e édit.

Marie-Dominique Chenu, Introduction à l’étude de Saint Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 1974 ; 3e édition

Marie-Dominique Chenu, Saint Thomas d’Aquin et la théologie, Paris, Seuil, 1959.

Ghislain Lafont, Structures et méthode dans la Somme théologique, Desclée de Brouwer, Bruges, 1961.

Otto Hermann Pesch, Thomas d’Aquin. Grandeur et limites de la théologie médiévale, trad. fr., « Cogitatio Fidei 177 », Paris, édit. du Cerf, 1994.

Géry Prouvost, Thomas d’Aquin et les thomismes, « Cogitatio Fidei 195 », Paris, édit. du Cerf, 1996.

Conférence – Prouilhe 2024

Saint Thomas d’Aquin : maître et modèle

Quand on se réfère à saint Thomas, on ne peut pas ignorer qu’il y a diverses manières d’interpréter les textes de saint Thomas et donc une grande ambiguïté à parler de thomisme. Le sens du terme est aujourd’hui marqué par la décision du pape Léon XIII de déclarer Thomas d’Aquin «docteur commun» de l’Eglise à la fin du XIXe siècle (encyclique Aeterni Patris, 1879). Léon XIII avait compris que les difficultés de l’Eglise venaient pour une part essentielle de son manque de vigueur dans la pensée théologique. Il a donc voulu promouvoir les études rigoureuses : étude de la Bible, mais aussi de la philosophie pour donner force à la théologie. Il a pris l’initiative de proposer saint Thomas pour cette mission. Il allait à l’encontre de la pesanteur piétiste de son temps. Il allait à l’encontre d’une tradition spiritualiste marquée par une philosophie éclectique où les exigences universitaires n’étaient pas honorées. De fait, sa décision a suscité un grand essor du travail théologique, relayée par les forces intellectuelles que représentaient les Universités, comme l’Université catholique de Louvain, ou les maisons de formation des Jésuites et des Dominicains. Malheureusement, le climat qui présidait à l’intention de Léon XIII a changé au début du vingtième siècle. Le pouvoir à été pris par ceux que les historiens appellent les catholiques intransigeants, désireux de restaurer la chrétienté. La référence à saint Thomas est devenue une arme dans la défense de la citadelle-Eglise comprise comme assiégée par la puissance de destruction du mal. Le thomisme est devenu l’instrument de la discipline de la pensée. Cette manière réductrice, illustrée par la publication des vingt-quatre thèses thomistes, a été désastreuse. En premier lieu, dans le monde chrétien, les esprits exigeants et soucieux de penser vraiment se sont détournés de l’Eglise. En second lieu, les intellectuels chrétiens ont souffert sous la férule de cette méthode en tout opposée à la démarche universitaire. En outre, les intellectuels non chrétiens ont vu dans cette attitude une raison de se détourner de l’enseignement de l’Eglise, d’autant que cette attitude a été à la source de persécutions à l’égard de ceux dont la philosophie était explicitement ou implicitement ordonnée à la foi (Blondel, Bergson et leurs disciples, par exemple).

Fort heureusement, il y a eu des esprits courageux et lucides pour accéder à saint Thomas lui-même et, trouvant à son contact une vie intellectuelle et une pensée de très haute qualité, ont travaillé et ont produit une oeuvre importante, en revenant à saint Thomas par-delà les commentateurs. Cet effort s’est fait dans deux directions. La première est celle d’une relecture de saint Thomas. Elle est illustrée par la figure emblématique du Père Dominique Chenu qui a inscrit saint Thomas dans le contexte de la pensée médiévale. Par delà les commentateurs, il s’agissait de revenir au texte même et de le lire avec les méthodes historiques, textuelles et critiques qui s’imposaient. C’était ruiner l’attitude des catholiques intransigeants. Le Père Chenu a été suspecté et censuré par les thomistes de Rome (et d’ailleurs). La seconde voie est celle de ceux qui ont puisé dans saint Thomas une orientation philosophique développée sur un autre mode. Les jésuites ont ouvert la voie, en montrant comment la philosophie moderne pouvait prolonger les options de saint Thomas. Une figure éminente est celle du Père Maréchal, jésuite qui fut l’inspirateur de théologiens comme Karl Rahner. On peut aussi rattacher à cette manière des laïcs comme Jacques Maritain – après sa séparation d’avec l’Action française.

La situation actuelle continue d’être mêlée. La référence à saint Thomas est ambiguë. Certains poursuivent à partir de saint Thomas une politique intellectuelle anti-moderne, trouvant dans saint Thomas des thèses opposées à la sécularisation. Les séminaires intégristes et traditionalistes qui se sont récemment fondés se nourrissent de ce thomisme étroit et autoritaire. D’autres essaient de renouer avec l’inspiration originaire du Frère prêcheur. Le discernement n’est pas aisé, parce que les deux attitudes peuvent se mêler dans les mêmes institutions et parfois chez les mêmes personnes.

Pour avancer dans la réflexion, il me semble opportun d’analyser une formule classique qui dit que saint Thomas d’Aquin est «un maître et un modèle». Elle est présente dans l’encyclique de Jean-Paul II qui dit : «Saint Thomas a toujours été proposé à juste titre comme un maître de pensée et le modèle d’une façon correcte de faire de la théologie» (Fides et ratio, § 43). L’éloge contenu dans l’emploi du mot «modèle» signifie que la méthode de Thomas d’Aquin est toujours actuelle. Dire que saint Thomas est un modèle signifie que l’on admire ce que saint Thomas a fait et qu’on s’inspire de son exemple pour avancer sur d’autres chemins, puisque le temps présent ne saurait se confondre avec le temps passé. Par contre, dire que saint Thomas est un «maître» signifie que ce n’est pas seulement la manière de Thomas d’Aquin qu’il convient de mettre en oeuvre, mais sa pensée. Ses options fondamentales et ses conclusions, doivent être tenues pour vraies, vraies en leur temps, aujourd’hui et toujours. Pour se situer dans ce débat, il faut considérer plus attentivement ce que fut l’oeuvre de saint Thomas. Nous relèverons trois points. Saint Thomas a lu Aristote ; ensuite, saint Thomas a dialogué avec les philosophies nées et grandies hors du champ de la chrétienté ; enfin, saint Thomas a lié sa philosophie à sa mission de prêcheur.

1. Saint Thomas modèle

La chrétienté médiévale était entrée dans un long sommeil dû à l’effondrement de la culture. Le mouvement d’échange avec l’Orient, l’essor économique qui a commencé au douzième siècle et les fondations d’écoles ou de centres d’études ont permis un essor intellectuel, lié à la lecture des Anciens. Dans ce mouvement intellectuel, les textes d’Aristote ont été diffusés. D’abord Aristote en tant que maître de logique, puis Aristote comme maître de sciences naturelles et enfin Aristote comme maître en philosophie. Ces trois aspects bouleversaient la vision du monde. Face à cette nouveauté, la première réaction a été d’interdire la lecture d’Aristote, considérant que la lecture de cet auteur païen était dangereuse pour la foi. En effet, dans une chrétienté marquée par la tradition augustinienne, lire Aristote, c’était assumer des thèses qui contredisaient l’enseignement habituel de l’Eglise. Reconnaître que saint Thomas a lu Aristote revient donc à honorer une attitude qui rompait avec une certaine manière de concevoir la tradition. Prendre saint Thomas pour modèle en la matière, c’est adopter une attitude créatrice. C’est prendre le parti de savoir que la vérité n’est pas enclose dans un corpus de textes qui font partie de l’héritage reçu, pour reconnaître que la vérité n’est le monopole de personne et qu’il convient donc de prendre partout la vérité, comme le dit Jean-Paul II : « Intimement convaincu que “omne verum a quocumque dicatur a Spiritu Sancto est” (“toute vérité dite par qui que ce soit vient de l’Esprit Saint”), saint Thomas aima la vérité de manière désintéressée. Il la chercha partout où elle pouvait se manifester, en mettant le plus possible en évidence son universalité» (Fides et ratio, § 44, p. 72).

Une des difficultés de la lecture d’Aristote venait du fait qu’il était connu par l’intermédiaire d’un certain nombre d’auteurs médiévaux qui avaient mêlés à la pensée d’Aristote leurs propres conceptions de Dieu, de la nature, de la vie et de l’homme. De ce point de vue, la méthode de saint Thomas fonde l’exigence universitaire, soucieuse de retrouver la pensée du maître dans sa pureté. C’est au nom d’Aristote que saint Thomas a critiqué ses commentateurs, se fondant sur une critique à la fois externe (en cherchant des traductions plus fidèles) et interne (en retrouvant la logique et la cohérence d’une pensée). La controverse avec les philosophes arabes (Averroès et Avicenne) ou juifs (Maïmonide) devient dans cet esprit un dialogue. Pour saint Thomas, l’argument d’autorité ne suffit pas, parce qu’il ne répond pas au vœu de l’intelligence et pour cela recourir aux raisons. Pour le comprendre nous pouvons citer quelques textes de saint Thomas, où il justifie sa méthode : «Lorsque le débat est un débat d’école, “magistral”, non pour rejeter une erreur, mais pour instruire les auditeurs et les conduire jusqu’à l’intelligence de la vérité qu’on enseigne ; alors, il faut s’appuyer sur des raisons qui recherchent la racine de la vérité, qui fassent savoir comment est vrai ce qui est dit. Autrement, si le maître détermine une question par des autorités nues, l’auditeur sera certes assuré que la chose est ainsi, mais il n’acquerra rien en fait de science et d’intelligence, et il s’en ira vide» (Quodlibet IV, a. 3, n. 18 – traduction française dans la préface de la Somme théologique, Paris, éditions du Cerf, 1984.). L’autorité ne suffit pas. Il faut que la conclusion soit établie en raison, démontrée au sens de la logique aristotélicienne. Cette attitude vaut même pour l’Ecriture, dont saint Thomas dit que l’interprétation doit reposer sur le sens littéral, lié au sens naturel des mots.

Cette méthode amène à lire de manière critique les textes faisant autorité. Ainsi lorsqu’il lit saint Augustin, saint Thomas distingue entre la vérité de foi qu’il enseigne et la philosophie qui le caractérisait – en l’occurrence la philosophie platonicienne. Il pouvait donc honorer saint Augustin et récuser la philosophie qui présidait à la mise en oeuvre de sa pensée.

Le travail de la raison consiste donc pour saint Thomas à penser et à repenser ce qui a été dit par d’autres avant lui. « Consulter les auteurs antérieurs est nécessaire pour éclairer la question et éclaircir les doutes. De même qu’au tribunal on ne peut prononcer de jugement sans avoir entendu les raisons des deux parties, de même celui qui s’occupe de philosophie arrivera plus facilement à une solution, s’il connaît la pensée et les doutes de divers auteurs» (III Métaphysique, lec. 1). Une telle attitude valorise la raison qui est le bien commun de l’humanité.

La méthode consiste donc à écouter les auteurs anciens : « Quiconque veut sonder la vérité est aidé de deux manières par les autres. Nous recevons un secours direct de ceux qui ont déjà trouvé la vérité. Si chacun des penseurs antérieurs a trouvé une parcelle de vérité, ces trouvailles, réunies en un tout, sont pour le chercheur qui vient après eux, un moyen puissant d’arriver à une connaissance plus compréhensive de la vérité. Les penseurs sont, en outre, aidés indirectement par leurs prédécesseurs en ce que les erreurs de ceux-ci fournissent aux autres l’occasion de découvrir la vérité par une réflexion plus sérieuse. Il convient donc que nous soyons reconnaissants à tous ceux qui nous ont aidés à conquérir le bien de la vérité» (II Métaphysique, lec. 1). Cette méthode est universelle, aussi, pour saint Thomas, la lecture des auteurs non-chrétiens est nécessaire au chrétien en quête de vérité, parce qu’il peut apprendre d’eux. Ainsi, pour se justifier auprès des religieux qui lui reprochaient de puiser dans Aristote, il écrit à son propos ce qui vaut aussi pour les philosophes arabes : «Peu importe ce qu’a pensé un philosophe, c’est la vérité, c’est ce qui est, ce que nous devons chercher en lui» (ibid.).

On entre ainsi dans le débat qui caractérise la vie universitaire. Le débat doit être conduit de manière à accueillir ce que dit l’adversaire, car c’est grâce à lui que l’on avance : «Si quelqu’un veut écrire contre mes solutions, il me sera très agréable. Il n’est, en effet, aucune meilleure manière de découvrir la vérité et de réfuter l’erreur que d’avoir à se défendre contre les opposants. […] Il faut aimer l’un et l’autre, celui dont nous adoptons l’opinion et celui dont nous nous séparons ; car l’un et l’autre s’appliquèrent à la recherche de la vérité, et l’un et l’autre sont nos collaborateurs» (XII Métaphysique, lec. 9). Le dialogue des philosophes s’inscrit enfin dans un processus de progrès : «Il est naturel à l’esprit humain d’arriver par degrés de l’imparfait au parfait. C’est pourquoi nous voyons dans les sciences spéculatives que ceux qui ont philosophé les premiers ont laissé des résultats imparfaits, qui ont ensuite été rendus plus parfaits par leurs successeurs» (Somme de théologie, Ia IIae, q. 97, a. 1).

Mais c’est là chose problématique pour la philosophie aujourd’hui : est-ce que l’intégration de la réflexion dans un propos théologique appuyé sur une révélation ne dénature pas l’usage de la raison naturelle ? Répondre à cette question implique que l’on précise ce que l’on entend par raison et par révélation et quelles sont les relations que l’on place entre ces deux sources de savoir.

L’œuvre de saint Thomas ne consiste pas seulement à commenter les textes fondateurs de la pensée. Elle est exemplaire, parce qu’elle consiste en des œuvres de synthèse, que l’on appelle, dans le latin médiéval, summa. L’intention d’une somme est de présenter de manière organique le contenu de la foi. Les deux grandes Sommes permettent de comprendre la manière dont la raison est honorée. L’œuvre la plus célèbre est la Somme de théologie qui a servi de manuel pour l’enseignement de la théologie depuis le quinzième siècle dans les écoles marquées par l’influence de saint Thomas. L’oeuvre la plus significative est la Somme contre les Gentils – le terme de Gentils désigne ceux qui sont hors de l’Eglise. L’intention du livre est d’exposer la pensée chrétienne à des non-chrétiens. Le principe de l’argumentation est qu’il convient de discuter avec autrui en s’appuyant sur ce qu’il reconnaît comme source de vérité. Avec un chrétien, on se fonde sur la tradition chrétienne ; avec un hérétique, on discute à partir des Ecritures et des parties de la tradition qu’il reconnaît. Avec un juif, on discute à partir des Ecritures canoniques du judaïsme, l’Ancien Testament. Avec un autre, musulman ou païen, on ne peut discuter qu’à partir de l’usage de la raison. Le Contra Gentiles se bâtit à partir de ce que la raison naturelle reconnaît comme vrai. La raison est ici celle des philosophes, en faisant attention au fait que le terme de philosophie désigne au Moyen Âge, ce que nous appelons aujourd’hui sciences naturelles et philosophie, dans un contexte où Dieu est omniprésent dans la culture.

On ne peut se contenter de voir en Thomas d’Aquin un modèle, en se tenant respectueusement à distance, il faut entrer dans la pensée même de Thomas d’Aquin en matière de conception des relations entre la raison et la foi.

2. Saint Thomas maître

On se contentera ici d’indiquer quelques éléments qui sont incontestés. Le premier est l’usage valorisé de la raison ; le second est dans le développement d’un certain nombre de thèmes ; le troisième est dans l’inachèvement même de l’œuvre de synthèse.

2.1. La valeur de la raison

1. Les textes cités plus haut ont montré la manière de saint Thomas. Elles attestent qu’il avait une grande estime de la raison. On a pu parler d’un intellectualisme de saint Thomas. Au-delà de l’ambiguïté du terme qui comme tous les mots qui finissent par «-isme» est péjoratif, il est clair que pour saint Thomas la grandeur de l’homme vient de son intelligence. C’est par l’intelligence que l’homme est supérieur aux animaux. L’intelligence de l’homme est en effet ouverte sur l’infini et sur la gratuité.

Le terme de raison n’est pas toute l’intelligence. Il désigne la fonction discursive de l’intelligence distinguée de sa fonction intuitive. La raison est la puissance de l’intelligence conduisant un processus d’abstraction et ensuite de progression d’une vérité à une autre, par un enchaînement rigoureux, appelé raisonnement.

Le mot raison s’emploie en un autre sens. Les raisons sont des vérités sur lesquelles on s’appuie pour avancer dans la pensée, pour en démontrer ou en découvrir d’autres.

2. Cette estime de la raison est fondée sur une philosophie de la nature, où apparaît une conviction qui joue dans la pensée de Thomas d’Aquin un rôle important. Elle est puisée dans le livre grec de la Sagesse qui affirme que Dieu a tout disposé ou créé « avec nombre, mesure et poids » en employant les trois termes grecs significatifs de la vision scientifique du monde (arithmos, metron, statmos) ; pour saint Thomas, à l’école du Sage, le réel est pénétré de raison. Les choses ne constituent pas un chaos, mais selon la tradition grecque un kosmos, un tout ordonné et sensé. La raison est donc à l’intime des choses. Le mot logos convient ici pour dire que l’esprit de l’homme désire atteindre l’intelligibilité et la nature même des êtres. En ce sens saint Thomas hérite de l’optimisme de la pensée grecque et de sa confiance pour bâtir une vision de l’homme – et donc une morale – fondée sur l’estime de l’œuvre de Dieu.

3. Une telle position implique une conception du rôle de la raison : l’intelligence est une capacité de saisir le réel. Le labeur de l’intelligence n’est pas vain. Il permet une pénétration de l’intime de la réalité, selon l’étymologie qu’il donne du mot intelligence : intus-legere. Lire à l’intime de la réalité, c’est-à-dire percer les apparences qui peuvent être trompeuses. La philosophie de la connaissance est ainsi résolument confiante : ce qui est vu, c’est ce qui se donne à voir et donc ce qui est compris, c’est son être et pas seulement son apparence. Sur ce point le rationalisme de saint Thomas correspond à une science certaine d’elle-même. Les sens portent à l’esprit une information qui par la médiation de l’abstraction permettent d’accéder à la réalité même. La vérité est adaequatio rei et intellectus.

Une telle philosophie optimiste permet de comprendre la manière dont la théologie est construite : comme une oeuvre de la raison qui argumente et qui, grâce à l’argumentation, pénètre plus avant dans la compréhension de ce que Dieu a révélé. La philosophie morale est enracinée dans la connaissance de la nature et celle-ci est ouverte sur la grandeur de l’homme, de même que l’ordre naturel ouvert sur l’ordre surnaturel.

2.2. La métaphysique

Le terme de métaphysique reçoit des sens si divers qu’on ose à peine l’utiliser. L’encyclique en use abondamment. Il demande à être explicité dans la pensée de saint Thomas.

2.2.1. L’idée de nature

Ce que nous avons dit de la reconnaissance de la valeur de la raison mène à donner sens au terme « nature ». Saint Thomas reprend ce terme à sa source grecque. Pour lui, la nature est la naissance, au sens ontologique, apparition d’un être consistant, existant en lui-même ; son identité se manifeste dans le devenir et les transformations au cours du temps. La nature d’une chose c’est ce qu’elle est en elle-même. Les natures sont définies par elles-mêmes et donc autonomes ; elles ne se confondent en un continuum, ni ne se mêlent en un mixte indéfinissable. La nature définit le principe propre de l’opération d’un être. Les êtres sont saisis dans le dynamisme de leur rayonnement et de leur action – ceci vaut éminemment pour l’être humain. Chaque nature est limitée ou particulière, mais elle existe pour elle-même dans son autonomie. Ainsi l’homme, « animal raisonnable », est défini dans une nature humaine universelle et inaliénable, fondatrice de droits et de devoirs qui valent pour toute l’humanité et pour tous les temps. L’idée de nature, enracinée dans le fait de la naissance et du devenir, est étendue à tout être, même à Dieu, pour dire ce qui spécifie un être et qui, une fois connu, permet de comprendre son action. L’idéal de la science est en effet d’accéder à la connaissance du principe pour comprendre les effets ; connaître la nature, c’est comprendre le pourquoi de ce qui arrive au cours du temps. Ainsi comprendre que l’homme est doué d’intelligence, fonde les exigences morales et politiques qui doivent régir l’humanité. Reconnaître la valeur de la nature, c’est corrélativement honorer la force de la raison naturelle qui peut accéder à la vérité et ainsi proposer une éthique et une morale de la responsabilité et de la liberté.

2.2.2. La causalité

La conception de la nature fonde une manière de voir tout ce qui existe. Elle voit en effet le déroulement des événements selon une intrication qui se fait selon une rationalité inscrite dans l’être même. Pour lier les êtres différents une notion importante est utilisée, la notion de cause. Les connexions entre les êtres sont articulées selon des exigences que la raison humaine découvre. La notion de cause à laquelle accède l’intelligence est un dévoilement des connexions réelles qui lient les êtres entre eux.

La notion de cause éclaire la morale qui concerne l’être humain. La notion est entendue dans un sens beaucoup plus vaste qu’aujourd’hui. En particulier la notion de cause finale. La finalité est plus que la première des causes, elle est la cause des causes et c’est donc à partir de la détermination de la finalité que se construit une morale.

2.2.3. La sagesse

L’horizon de la pensée de Thomas d’Aquin est enfin la sagesse qui est unité de la pensée, assurée par la reconnaissance de Dieu, principe et fin. Aussi la pensée de Thomas d’Aquin est-elle d’abord et avant tout théologique. Extraire de l’œuvre de Thomas d’Aquin une philosophie au sens moderne du terme, comme l’ont fait certains disciples, est fort problématique. Elle serait même à la source de tous les raidissements de l’école thomiste. Il importe de reconnaître que la philosophie est pour saint Thomas une discipline de l’esprit qui n’a pas valeur de fin ultime ; elle reste au service de la contemplation qui appartient véritablement à l’ordre surnaturel. En effet, la sagesse la plus éminente est celle de Dieu et elle n’est connue que par la révélation de Dieu. Saint Thomas écrit à ce propos : « Celui qui connaît d’une manière absolue la cause la plus élevée qui est Dieu, on dit qu’il est sage absolument, entant qu’il peut juger et ordonner toutes choses selon les règles divines. Or c’est le Saint-Esprit qui donne à l’homme d’avoir un tel jugement » ( Somme de théologie, IIa IIae, q. 45 a. 1).

La notion de sagesse repose sur un idéal d’unité de l’être humain. Cette unité ne peut être que le fait de la détermination d’une finalité par laquelle la multiplicité des actes humains sont ordonnés dans le respect de leur nature propre.

3. Une morale de la liberté

La pensée de Thomas d’Aquin ne se réduit pas à des commentaires des Anciens, ni à des synthèses théoriques, elle est aussi enracinée dans la lecture et le commentaire des Ecritures. Il apparaît alors qu’elle repose sur la reconnaissance du primat de la grâce qui est comprise comme un accomplissement de la nature, selon l’appel de Dieu. La morale de saint Thomas est une morale qui se met au service de la fin ultime de la vie humaine qui est la béatitude, le bonheur éternel qui ne peut venir que de la présence de celui qui est principe et fin de toute chose, Dieu. C’est à partir de la considération de la béatitude que saint Thomas a bâti sa morale et par ce biais, sa démarche n’est pas enfermée dans la spéculation philosophique, elle est enracinée dans le souffle qui traverse les évangiles et de la fondation de la Loi nouvelle par le Christ s’ouvrant par les Béatitudes. Pour lui, l’ordre surnaturel fonde et éclaire l’ordre naturel et la morale qu’il propose ne se comprend pas hors du dynamisme où la nature est accomplie par la grâce.

3.1. Le don de l’Esprit

Pour saint Thomas, la liberté n’est pas seulement la capacité du choix  comme dans la société actuelle dominée par un modèle de vie adolescente (du corps et de l’esprit). La liberté a une dimension ontologique : elle est un accomplissement de la richesse de l’être humain. Est libre celui qui fait le bien par lui-même. La théologie de saint Thomas suit sur ce point la démarche de l’apôtre Paul qui a libéré les Grecs devenus chrétiens de l’absolutisation de la pratique des observances mosaïques dites dans la Torah ou déduite par l’argumentation juridique développée ensuite dans le Talmud. La libération de l’absolu de l’observance a pour effet de permettre la réalisation de la promesse : tous les peuples sont appelés à participer à la vie de Dieu. Un texte de saint Thomas mérite d’être cité, car il résume bien sa pensée. Dans le commentaire de la deuxième épître de Paul aux Corinthiens, Thomas d’Aquin relève le texte où Paul écrit  « Là où est l’esprit du Seigneur, là est la liberté » (2 Co 3, 17) et il dit que cette phrase « signifie que celui-là est libre qui est sa propre cause ; or l’esclave agit pour le compte de son maître ; donc quiconque agit de soi-même agit librement, mais celui qui est déterminé par un autre n’agit pas librement. Celui donc qui évite le mal, non parce que c’est le mal, mais à cause du commandement du Seigneur, n’est pas libre ; tandis que celui qui évite le mal, parce que c’est le mal, est libre. Or c’est ce que produit l’Esprit Saint, lui qui parfait l’âme intérieurement par la bonne disposition, de telle sorte qu’elle se garde du mal par l’amour, comme si la loi divine le prescrivait ; et c’est pour cette raison qu’on le dit libre, non pas qu’il ne soit soumis à la loi divine, mais parce que par sa bonne disposition, il est incliné à faire ce que la loi divine ordonne » (Commentaire de la 2e épître aux Corinthiens, n° 112).

Ce texte montre que la morale de saint Thomas est fondée sur le primat de l’ordre surnaturel mais que loin d’écraser l’ordre naturel, celui-ci l’accomplit et permet donc d’assumer les exigences de la morale liée à la création de l’homme dans la liberté, puisque selon le Siracide, « Dieu a remis l’homme à son propre conseil » (Sir 15, 14). Cette anthropologie récuse l’option « charismatique » qui se réfère au don de l’Esprit Saint comme si ce don était étranger à la vie humaine en ce sens que rien ne serait changé en l’homme ; il y aurait simple juxtaposition, comme les fleurs dans un vase selon l’image classique des maîtres spirituels. Pour saint Thomas la métaphore qui éclaire est d’ordre vital – comme dans une greffe où la force de la racine permet au rameau greffé de porter un fruit qui soit selon sa nature. C’est là encore un rapport d’accomplissement. Les notions traditionnelles reçues des philosophes (nature, vertu, disposition…) sont reprises dans une dynamique nouvelle.

3.2. Le primat de la charité

Le commentaire de l’évangile de Jean le montre amplement, la morale chrétienne est fondée sur le seul et unique commandement : l’amour selon la mesure de Dieu, en grec, agapè, en latin, caritas. Le primat de la charité fait l’unité de la vie chrétienne : tendue vers Dieu elle a le réalisme de l’amour du prochain. La vie morale est amour du prochain, fruit de l’amour de Dieu. Si saint Thomas situe la grandeur de l’homme dans l’intelligence, il n’ignore pas que les limites de son exercice sont dépassées par l’amour qui est intuition et communion avec autrui pour la raison qu’il est aimé pour ce qu’il est et doit être. Commentant le Cantique des cantiques Thomas d’Aquin note : « la théologie est orientée vers l’amour de charité » (Prologue). Lorsqu’il parle de la sagesse, Saint Thomas note : « la sagesse implique la rectitude du jugement selon les raisons divines. Cette rectitude de jugement peut venir de deux façons ; ou bien en raison de l’usage parfait de la raison ; ou bien en raison d’une certaine connaturalité avec les choses sur lesquelles porte le jugement. Ainsi en ce qui concerne la chasteté, celui qui apprend la science morale juge-t-il bien par suite d’une enquête rationnelle ; tandis que celui qui a l’habitus de chasteté en juge bien selon une certaine connaturalité avec elle. Ainsi donc, en ce qui regarde le divin, avoir un jugement correct, en vertu d’une enquête de la raison, relève de la sagesse, qui est une vertu intellectuelle. Mais bien juger des choses divines par mode de connaturalité relève de la sagesse en tant qu’elle est un don du Saint-Esprit » (Somme de théologie, IIa IIae, q. 45 a. 2)

De même la démarche intellectuelle nécessaire à un acte humain est accomplie dans la foi qui est lumière venue de Dieu. Et enfin, le dynamisme et la force de la vie qui surmonte l’épreuve est donne l’ambition de vivre pleinement. Rien de sacrificiel dans la morale de saint Thomas !

Or cette tension vers le bonheur par la voie de l’amour repose sur une structure ontologique humaine de responsabilité. La théologie morale repose donc sur une étude de la nature humaine selon les exigences de la philosophie et de la science. La notion de vertu y joue un rôle essentiel. Elle ne s’inscrit pas dans une morale de l’obligation qui valorise l’obéissance pour elle-même, mais dans une morale de l’action où les actes posés par un être humain le façonnent. La notion de vertu assume en effet la notion d’habitus traduite souvent par « disposition » pour éviter le terme banal d’habitude. Habitus, du verbe habere qui signifie avoir, correspond pour une part à ce qu’on appelle aujourd’hui l’acquis par opposition à l’inné. L’habitus est une aptitude acquise ; la notion prend un sens particulier en morale avec le terme vertu qui désigne la qualité d’un être pour son action. Disposition pour bien agir, la vertu est la force qui qualifie pour l’action et rend le sujet capable de la réaliser : «Le mot de vertu désigne une certaine perfection de la puissance. Or on considère toujours la vertu d’une chose principalement par rapport à sa fin. Mais la fin pour une puissance c’est l’acte. Par conséquent on dit qu’une puissance est parfaite suivant qu’elle est déterminée à son acte. Or il y a des puissances qui sont par elles-mêmes déterminées à leurs actes. Telles sont les puissances naturelles actives. C’est pourquoi l’on dit qu’elles sont par elles-mêmes des vertus – mais les puissances raisonnables, qui sont les puissances propres de l’homme ne sont pas déterminées à une seule chose ; elles se prêtent de façons indéterminées à plusieurs choses. Or c’est par le moyen des habitus qu’elles sont déterminées à certains actes, comme nous l’avons montré. Et voilà pourquoi les vertus humaines sont des habitus.» (Somme de théologie, Ia IIae qu. 55, a. 1). Cette disposition est diverse selon les situations et selon les actions à accomplir. Ainsi la vertu est liée à une action et un objet. On parle donc des vertus de la vie active et des vertus de la vie contemplative, des vertus de l’intellectuel et des vertus du sportif, des vertus de l’ingénieur et des vertus du commercial…. l’important est que chacun agisse selon ce qu’il est car pour saint Thomas, c’est en agissant que l’homme réalise le projet du créateur. «Comme la substance de Dieu s’identifie à son action, la suprême ressemblance de l’homme avec Dieu se réalise dans son action. De là vient […] que la félicité ou la béatitude par laquelle l’homme atteint le suprême degré de conformité avec Dieu, et qui est la fin de la vie humaine consiste dans une activité.» (Ibid., a. 3). Cette activité est donc l’expression de la charité dans toutes les dimensions qui viennent des compétences qui forment un tout dans l’unité en devenir de l’être humain.

Sans doute faut-il préciser la manière dont les vertus se forment et se fortifient. L’expérience l’enseigne : la croissance des habitus vient de l’exercice. Saint Thomas a constaté que les habitus naturels croissent par les actes posés : l’entraînement fait le sportif ! le travail le bon étudiant ! Il en va de même de toutes les vertus. Pourtant il faut ici distinguer entre celles qui sont de l’ordre de la nature et celles qui sont de l’ordre de la grâce. La foi, l’espérance et la charité, ou vertus théologales, sont dites infuses parce qu’elles viennent de l’initiative de Dieu. En effet, parce que l’homme n’est pas de lui-même au niveau de ce à quoi Dieu l’appelle, il faut qu’ils viennent du dehors : «La vertu de l’homme ordonnée au bien qui est mesuré selon l’ordre de la règle de la raison humaine, peut être causée par des actes humains, en tant que ces actes procèdent de la raison sous le pouvoir et la règle de laquelle se réalise le bien envisagé. Au contraire, la vertu qui ordonne l’homme au bien mesuré par la loi divine et non plus par la raison humaine, cette vertu ne peut être causée par des actes humains, dont le principe est la raison ; mais elle est causée en nous uniquement par l’opération divine.» (Ia IIae, q. 63, a. 2). Mais cette origine n’est pas une caution pour l’inaction ; au contraire, un don est source d’une vie personnelle et un appel à la responsabilité.

3.3. Une morale de la responsabilité

De la maxime tirée du livre de la Sagesse, « Dieu a remis l’homme à son propre conseil », saint Thomas a conclu à l’importance du jugement personnel dans l’action, dont principe est une prise de décision où interagissent trois éléments.

Le premier est de l’ordre de la connaissance au plan scientifique, c’est-à-dire selon les trois critères de la science : objectivité, classification ou expression dans des lois et enfin universalités.

Le deuxième est que l’action morale doit être concrète et donc fondée sur l’exigence de la connaissance de la situation. La situation est toujours neuve car si les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets, la situation change d’une personne à une autre, d’un contexte à un autre… La décision est toujours singulière.

Le troisième élément est l’engagement personnel dans la décision prise. En effet, tous les éléments présents ne suffisent pas à déterminer une décision ; elle n’est pas une décision automatique, comme pour une machine, mais une décision qui s’inscrit dans une relation. La décision est personnelle. Aussi le point de vue de l’éthique selon saint Thomas n’est pas d’abord d’imposer une loi et de valoriser la soumission, mais de permettre au sujet moral de prendre une décision qui tienne compte de la loi tant dans la science que dans la société, mais surtout de faire avancer un projet qui est celui de la vie. L’éthique n’a pas pour but de bâtir un édifice législatif contraignant, mais d’ouvrir un chemin. Or ce chemin consiste à décider au-delà de l’évidence immédiate et donc de mettre en œuvre une certaine espérance. Il s’agit de se tenir dans la réalité, parce que la décision prise dans tel ou tel cas n’est que la mise en œuvre d’une décision première, souvent extrême, pour se situer au cœur de la condition humaine dans un combat contre le mal qui la ronge et la dénature. Le lieu de la morale est tout à la fois observation et interrogation, critique et vérification, mémoire et invention… dans la tension entre ces deux exigences se déploie une route ou le souci est l’accompagnement de la responsabilité que l’on prend. La vérité n’est pas chose figée ; elle est travail et donc enfantement d’une relation qui est fondée sur la confiance.

Ces remarques fondent le propre de la morale qui n’est pas une obéissance aveugle, mais une prise de responsabilité. La dimension surnaturelle de l’existence chrétienne est un accomplissement de l’exigence naturelle. Peut-être y a-t-il là l’originalité de l’apport de saint Thomas à la morale chrétienne ?

Conclusion

Saint Thomas est un maître ; il est un maître parmi d’autres. Mais comme il exerce sa maîtrise d’une certaine manière, il est donc un modèle pour se référer aux Anciens – et donc à lui-même puisque temps est passé de manière irréversible. Cette manière n’est ni servile, ni répétitive, ni paresseuse. Elle peut alors devenir créatrice. Dans la formule classique «maître et modèle» chaque terme est corrigé par l’autre et l’expression contrastée invite à aller à la racine de la pensée de saint Thomas.

Celle-ci procède à partir d’une interrogation. Saint Thomas a construit son argumentation à partir de questions. Il faut être fidèle à saint Thomas en sachant poser des questions. Les vraies questions – celles pour lesquelles il n’y a pas de réponse toute faite. Ce qui implique un espace de liberté pour la réflexion, la proposition, l’argumentation et la découverte de ce qui est neuf. L’actualité de saint Thomas vient de son art de poser des questions et ne pas se contenter de la répétition de réponses acquises.

Cette attitude n’est pas démission, bien au contraire, elle répond à ce que Jésus a demandé à ses disciples : de ne donner à personne le titre de maître, puisque l’Esprit Saint remplit ce rôle, donné par le Ressuscité, l’Envoyé du Père.

Bibliographie

Saint Thomas d’Aquin, Œuvres traduites en français aux éditions du Cerf,

Somme de théologie,

Somme contre les Gentils,

Commentaire des Ecritures : évangile de Jean et épître aux Romains.

Etienne Gilson, Le Thomisme, Paris, Vrin,

Marie-Dominique Chenu, La Théologie comme science au XIIIe siècle, Paris, Vrin, 1957, 3e édit.

Marie-Dominique Chenu, Introduction à l’étude de Saint Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 1974 ; 3e édition

Marie-Dominique Chenu, Saint Thomas d’Aquin et la théologie, Paris, Seuil, 1959.

Ghislain Lafont, Structures et méthode dans la Somme théologique, Desclée de Brouwer, Bruges, 1961.

Otto Hermann Pesch, Thomas d’Aquin. Grandeur et limites de la théologie médiévale, trad. fr., « Cogitatio Fidei 177 », Paris, édit. du Cerf, 1994.

Géry Prouvost, Thomas d’Aquin et les thomismes, « Cogitatio Fidei 195 », Paris, édit. du Cerf, 1996.

Saint Thomas d’Aquin, frère prêcheur

Sur une miniature du XVIe siècle faite par Holbein le vieux, on découvre un symbolisme attachant. De saint Dominique assis sur un trône part une branche d’arbre qui se déploie et se divise pour porter comme en fruits plusieurs bustes de frères prêcheurs. Entre Pierre le martyr et Vincent Ferrier l’apôtre, Frère Thomas est là. Ni dans sa théologie, ni dans sa personne Saint Thomas ne peut être conçu hors de sa filiation dominicaine. C’est pourquoi ce travail a pour titre : saint Thomas frère prêcheur.

En effet, il n’est pas indifférent que Saint Thomas ait vécu à Paris sous saint Louis roi de France. Au moment où une société nouvelle, née du mouvement communal, introduisait Aristote dans le monde en effervescence des Universités. Il est aussi intéressant de constater que la Somme est achevée en même temps que Notre-Dame de Paris et que le Roman de la rose. À l’époque où Bou vines marquait la défaite du Saint-Empire et de sa hiérarchie féodale, au moment où l’islam enveloppait l’Occident de ses succès militaires et de sa philosophie, tandis que marchands et missionnaires découvraient l’immensité du monde et la diversité des civilisations, Saint Thomas suivait avec attention les cours d’Albert le Grand – qui, plus que son maître, devint son ami.

C’est dans ce cadre grandiose que se développe la vie de notre Docteur. Age d’or de la chrétienté où le maître temporel de l’Occident était un saint (Louis IX), mais aussi âge de fer, où famines, guerres, incursions mongoles et sarrasines déchiraient ce que les historiens appellent la « chrétienté ».

Saint Thomas n’a rien d’un penseur isolé dans le monde. Il vit toute son époque avec toutes ses richesses, toutes ses luttes et toutes ses limites. C’est surtout dans le renouveau monastique des mineurs et des prêcheurs que l’Église fait sentir son influence sur le monde. Chez ces ordres mendiants, on voit la sainteté en marche à la conquête du monde. La vie toute entière de saint Thomas pourrait montrer cela. Pour respecter les limites de ce travail, il suffira de s’attacher à deux épisodes de la vie de Frère Thomas d’Aquin : son départ pour Paris en 1245 et sa nomination à la maîtrise en théologie à Paris en 1256. C’est à ces deux événements que nous devons le « docteur angélique ».

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Pour comprendre l’importance d’un ordre religieux dans la vie de l’Église, il est bon de voir dans la succession des ordres religieux du monde chrétien le prolongement de l’histoire du salut par l’Église. À chaque moment de l’évolution des civilisations, des problèmes nouveaux apparaissent et leur solution est en grande partie assurée par la présence d’un ou de plusieurs ordres religieux[1].

Établi pour la sanctification de ses adhérents, le monachisme oriental et passé en Occident avec sa physionomie primitive. Mais la chute de la civilisation romaine et l’état de l’Europe en font un instrument de choix pour la prédication évangélique. Les moines sortis de leur couvent sauront tenir tête aux chefs barbares. Saint Léon et saint Rémi sont à l’origine d’un monde chrétien dont nous sommes participants. Avec le régime féodal qui s’impose sous les Carolingiens, le travail agricole universel, dans le domaine économique, le gouvernement d’un seigneur dans le domaine politique, exigent une nouvelle transformation. Il n’y a qu’à voir l’insistance de saint Benoît à fixer ses moines pour comprendre le rôle d’un monastère bénédictin. En raison de la situation en Occident, ce n’est pas le pastorat ni la prédication qui exercent leur influence, mais la puissance de l’exemple de communautés saintes où la liturgie éduque les gens rudes et peu instruits du haut Moyen-âge.

S’adaptant au cadre féodal, le monastère devient un centre d’exploitation agricole, où la vie est réglée par la prière et les vertus chrétiennes. « Opus Dei », certes, mais « Vere monachi sunt si labore manuarum suarum vivunt ». Dans l’abbaye, l’abbé est le père de ses moines, c’est-à-dire qu’il est le Seigneur : Dominus. Il est semblable au seigneur qui, de son château, veille sur ses terres.

La réforme de Cluny vient rompre le danger qu’il y avait à rester isolé, donc soumis au pouvoir temporel, en rattachant directement les monastères à Rome. Ce qui est vrai au XIe siècle ne l’était pas au IXe siècle ! Saint Bernard va dans le même sens et réformera utilement la société chrétienne par la vertu de l’exemple et par la valeur des évêques qu’il formera. Si saint Bernard a réalisé la vraie réforme à la différence de toutes les hérésies anticléricales qui, à la suite de Tanchelm au Pays-Bas, de Eon de l’étoile en Bretagne, détruisant la vraie foi, le mouvement du monde ne s’est pas fixé » au XIIe siècle. Le XIIIe siècle apporte avec lui des problèmes nouveaux. À ces problèmes, l’Église répondra par une solution neuve de la nouveauté même de l’Église que Hermas représentait déjà au IIe siècle comme une femme âgée. Il entendait signifier par-là que « elle avait été fondée avant toute chose et que le monde avait été créé pour elle » (Le Pasteur, Vision II chap. 4).

C’est dans ce milieu historique particulier que se comprend la démarche de Thomas d’Aquin qui rentre contre la volonté des siens chez les Frères Prêcheurs. Les Prêcheurs et les Mineurs, en donnant à l’Église le meilleur de leur sainteté, comme la compagnie de Jésus au XVIe siècle, seront l’instrument de la vraie réforme.

Cette rapide étude ne doit pas faire oublier la diversité des lieux et des civilisations, puisqu’au temps de Saint Thomas les cisterciens qui n’avaient pas pu réussir dans le monde communal resteront les vrais apôtres de la Prusse. Mais on peut retenir que la vie monastique prend une forme qui répond aux besoins de l’époque.

Au début du XIIIe siècle, quels étaient les besoins de la chrétienté ? Qu’est-ce que saint François et saint Dominique apportaient de nouveau ? Qu’est-ce que Thomas refusait en quittant sa famille et en partant pour Paris ? Le problème est là. Pourquoi Thomas, le troisième fils d’un petit seigneur féodal près d’Acquino a-t-il quitté, contre la volonté des siens, l’ordre bénédictin où il était depuis sa toute petite enfance ?

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Décision de saint Thomas

Avant de commencer une étude  générale de la situation, quelle est la vie de saint Thomas ? Né en 1225, en 1230 il est présenté comme oblat chez les Bénédictins du Mont Cassin. E, 1239, il est envoyé à Naples faire ses études à la Faculté des arts et en 1244, il entre chez les Dominicains. Sa famille l’enlève et le retient prisonnier jusqu’en 1245 où il part pour Paris comme étudiant. Ce qui nous intéresse c’est la crise de 1244è1245 à Paris.

La première question qui se pose est de savoir quel est ce jeune moine qui résiste à sa famille ? Saint Thomas est d’une famille de chevaliers. Par son père, il est apparenté à Frédéric Barberousse et par sa mère Théodora de Théate aux chefs normands installés en Italie depuis Robert Guiscar. Cette famille était très attachée aux traditions féodales. Les frères aînés du saint, Landolphe et Raynald, combattent au service de Frédéric II, hommes rudes et braves qui ne craindront pas d’enfermer leur frère à la demande de leur mère.

Chevalier quant à sa naissance, il est offert comme oblat à l’abbaye voisine par démarche où « le caractère intéressé ne contredisait pas la ferveur ».

Tout ceci se passait au moment où Honorius III prolongeait débonnairement dans l’Église et dans le monde le prestige d’Innocent III et où Fréderic II gouvernait, de la Germanie à la Sicile, le Saint Empire Romain Germanique un instant réconcilié avec le Sacerdoce à la paix de San Germano (1230). Louis IX encore enfant allait inaugurer son long règne, à l’heure où la dramatique croisade des Albegeois tournait au bénéfice de la royauté capétienne. Les musulmans, toujours installés à Grenade, malgré la victoire des Croisés à Las Navasd (1212) poursuivaient l’état de siège du monde chrétien. Plus loin, la pression tatare révélait la puissance et la vitalité du monde asiatique. La chrétienté qui avait cru recouvrir toute la terre et réaliser la Cité de Dieu  « prenait conscience de ses limites », écrit le Père Chenu[2]. C’est peut-être cette prise de conscience que vivait Thomas d’Aquin lorsque, nous rapporte l’historien To :m !èe de Lucques, au début de mai 1244, « Frère Jean le teutonique, Maître de l’Ordre des prêcheurs et homme de plus haut crédit dans le monde d’alors, conduisait depuis Naples, où il venait de rentrer dans l’Ordre, frère Thomas d’Aquin en route vers Paris. Comme il arrivait en Toscane, où résidait alors l’empereur Frédéric, un frère de Thomas, le Seigneur Raynald, homme d’une honnêteté peu commune, familier en grande faveur auprès du prince, bien qu’il dut un jour être mis à mort, enleva son frère à maître Jean ; puis l’ayant monté de force à cheval, il l’expédia, sous bonne escorte, en Campagnie, dans un des château de la famille, appelé San Giovani »[3]. Au château de Rocassecca pendant un an, de mai 1244 au mois de juin 1245, Frère Thomas résistera à la pression, tour à tour affectueuse et violente des siens. Citons pour ne pas enlever à frère Thomas l’aspect folklorique et moyenâgeux de sa légende dorée, l’échec d’une séductrice qui ne dut qu’à la fuite d’échapper au tison brandi contre elle. Il avait alors 20 ans !

Ce dernier incident ne doit pas nous faire oublier que ce n’est pas contre sa vocation religieuse que ses parents s’insurgent d’abord, mais contre sa vocation dominicaine plus particulièrement. La longueur de cette détention, qui ne prit fin que par une évasion, lui donna le temps de réfléchir sur sa décision. Bien qu’il lui soit interdit de fréquenter aucun dominicain, ses frères en religion lui passent des livres et sa décision se mûrit. Il ne sera pas plus abbé du Mont Cassin qu’évêque de Naples.

Après ce rappel de quelques événements, il est bon de voir pourquoi sa famille s’opposait à cette vocation.

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Tableau de la chrétienté à cette époque

Au XIIe siècle se dressent l’un contre l’autre deux mondes différents. Nous pouvons appeler l’un d’eux le monde communal et l’autre le monde féodal. Seigneurs dans leurs châteaux, serfs dans les champs, et les habitats des villes (autrement dit : les bourgeois) se heurtent car leurs intérêts sont différents. Quand bien même ils ne s’opposent pas, il y a entre l’un et l’autre une incompréhension totale, celle qu’il y a entre Thomas d’Aquin et sa famille[4].

Depuis trois siècles, en effet, l’Église avait pris à son compte l’effort grandissant d’organisation qui, des ruines de l’empire romain mort sous les barbares, avait abouti à la féodalité. « Tout était imprégné de christianisme, dans une économie où le monastère était la réplique religieuse du château seigneurial. Récemment Cîteaux, tout en renonçant aux bénéfices féodaux, avait renoué cette alliance avec la terre. Le serment scellait les liens de cette société et exaltait avec la fidélité les vertus de la justice et de la charité. La brutalité de la chevalerie était mise au service des veuves et des orphelins », puis au service de la chrétienté en Terre Sainte. La chevalerie était une institution de civilisation où le religieux pénétraient la brutalité de cet âge belliqueux.

L’Église, entrée dans le régime de la fiscalité, avait constitué grâce à la dime tout un service social de charité et de secours à la dimension de l’Europe chrétienne, « l’hospitalityé organisant en régime coutumier le conseil évangélique, étendait à la vie quotidienne des échanges, des voyages, des accidents des pèlerinages les bienfaits de ce droit social. Les écoles nées à l’abri des monastères et des églises, alimentées intellectuellement et financièrement par les clercs vivait spontanément sous la juridiction ecclésiastique qui en fixait les programmes et l’économie[5] ». Tout cela se résume en un mot : la chrétienté.

Mais le début du XIIIe siècle nous place en présence d’une situation toute nouvelle. La vie économique qui avait son centre dans les grandes exploitations rurales voit son centre se déplacer vers les grandes agglomérations (les villes) qui croissent avec rapidité. La commune prend une place prépondérante dans le domaine économique et politique. « le bourgeois revendique des droits pour sa personne et ses biens et constitue le centre nouveau et actif de la vie sociale. Pendant que le commerce dépouille de gré ou de force le seigneur féodal d’une partie de ses droits, les grandes nationalités européennes se constituent ainsi que les premières centralisations politiques. La classe remuante et laborieuse des villes rejette à l’arrière-plan la vie passive du serf et c’est dans ce monde nouveau que se font sentir les besoins religieux.

On peut dire d’une façon générale que, en présence de l’évolution des institutions civiles, qui ouvrent une ère nouvelle, les institutions ecclésiastiques sont notablement en retard, maintenues qu’elles sont dans l’état où l’état ou l’âge féodal les avaient placées » (P. Mandonnet, t. I, p. 28).

La ville principale est alors Paris où saint Thomas déploiera le meilleur de son activité. L’Italie est dans ce mouvement ; en 1252 Florence émet le florin symbole du monde qui se crée.

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Action de l’Église

La fondation des Frères Prêcheurs est très intimement liée aux besoins généraux du début du XIIIe siècle. L’Église romaine, faisant franchir un nouveau stade à la vie monastique, se décide à l’utiliser pour la solution des problèmes urgents qui se posent à elle. « Ni les moines voués antérieurement à leur sanctification personnelle par le travail de la terre et l’office choral dans les monastères où ils faisaient vœu de stabilité, ni les chanoines réguliers dont l’économie était si voisine du régime monastique, ne pouvaient être utilisés pour un ministères qui réclamait, avant tout, une milice ecclésiastique lettrée et mêlée à la vie sociale du temps. Les prêcheurs, avec une vocation et une organisation nouvelles, répondirent au besoin d’un âge nouveau » (Ibid, t. II,p). 83). Il nous faut voir les incidences religieuses de la situation. L’Église n’avait que peu à craindre du pouvoir temporel, nous sommes au temps de saint Louis. Les dangers qui menacent l’Église viennent du peuple chrétien engagé dans la vie communale.

Ce peuple se presse dans les vielles villes dont l’agrandissement rapide date de cette époque où apparaissent des villes au nom significatif : « ville neuve » ou « ville franche ».Estc-e que cette nouveauté et cette liberté s’accommoderont facilement de la tutelle de l’église ?

Le danger était double. Il était d’une part politique, d’autre part, idéologique. « Accoutumé à commander sur le plan spirituel un clerc était mal préparé à comprendre cette revendication de liberté rebelle et anarchique. D’autre part, l’engagement de l’Église dans la féodalité lui faisait considérer avec méfiance ces bourgeois qui visaient à la dépouiller de ses biens. Les seigneurs mitrés n’hésiteront pas à combattre ce qu’ils tiendront pour inadmissible révolte » (op. cit., ; p. 262).

S’il y a quelques évêques favorables à la commune, l’antagonisme entre les villes et l’Église ne cessera pas de se manifester, tout au long du XIIIe siècle. Le haut clergé reprochait aux communes leurs usurpations en matière d’impôts, leurs empiètements sur les biens ecclésiastiques, leur prétention à commander les clercs. Les bourgeois de l’autre côté, conscients de leur force, supportaient de plus en plus impatiemment ce qui restait de tutelle épiscopale ou abbatiale. Ils se sentaient de plus soutenus par les rois capétiens qui, à partir de Philippe Auguste mettent les bourgeois à la tête de la commune de Paris. Dans les incidents sanglants ou comiques qui se déroulent alors se dessine un vaste mouvement anticlérical qui se manifeste dans des œuvres dont Rabelais a su rendre classique l’âpre vérité.

Mais il serait faux de conclure que ce mouvement ait été antichrétien. Les bourgeois de Cologne qui en 1263 attaquent le bien épiscopaux et la personne même de l’évêque, mettant sur le sceau de la ville « Sancta Colonia Dei Gratia Romanae Ecclesiae fidelis filia ». C’est de ce peuple que sont sorties les cathédrales, il ne faut pas l’oublier.

Dans ces villes se développe un autre danger : le matérialisme naissant.

C’est à ces villes que les moines mendiants apporteront le message du Christ. le vrai problème est là : qui portera le message évangélique à ces villes nouvelles, à ces rassemblements d’hommes et de femmes étrangers à l’Église le message évangélique ? Quels hommes sauront rendre présent Dieu dans cette vie nouvelle où se développent des thèses nouvelles et dangereuses pour la foi chrétienne ?

Comme c’est à l’Université que saint Thomas déploie le meilleur de son activité, il est nécessaire de voir dans le monde scolaire l’écho des tendances qui divisent la chrétienté. L’université du XIIIe siècle, née dans les écoles urbaines, laisse à leur routine intellectuelle les écoles monastiques, demeurées solidaires du conservatisme féodal. Dans le passage du fief à la commune, les esprits avaient conquis l’autonomie de leur démarche, le sens des responsabilités personnelles, le goût de l’initiative et cette agilité de l’esprit face aux problèmes d’un monde neuf. « Les écoles urbaines remplies de ces générations montantes portent dans la vie et et dans l’organisation de l’enseignement les mêmes aspirations qu’incarnaient dans la vie sociale et dans les organisations de la cité les corporations et les magistratures municipales. A eux seuls, et de dehors, la libre association et le régime sélectif suffisent à révéler combien, dans ces collèges universitaires, nous sommes loin des antiques écoles monastiques, encloses dans leur domaine, liées à un peuple immobile, gouvernées par le paternalisme abbatial, en un mot solidaires de la féodalité ou le monachisme avait trouvé sa base terrestre. Or, Thomas d’Aquin, placé par sa naissance dans une famille féodale pat en 1245 sur les routes de Paris.[6]»

Dans cette université la foule des étudiants a vite débordé le cloitre et se constitue un quartier à elle, où elle possède ses « jura et libertas ». Il ne faut pas oublier que l’Université est une institution de chrétienté, où l’Église fixe les programmes et condamne Aristote. Les ordres religieux, par leur centralisation et leur mobilité, répondent aux besoins de cette corporation où l’église prend les initiatives. L’Anglais Alexandre de Halès, l’Allemand Albert le grand, les Italiens Thomas d’Aquin et Bonaventure feront de Paris la capitale de la chrétienté pensante. Dans ce renouveau où le péril le plus grave est l’entrée d’Aristote, l’œuvre de saint Thomas prend toute son universalité. En effet, « rejeter un apport aussi précieux que la sagesse antique retrouvée, avoir ou paraître avoir la raison humaine contre soi, c’est grave. Mais aussi céder aux forces arrivées du paganisme et ouvrir la voie aux erreurs ls plus pernicieuses, n’était-ce pas mortel ? » (P. Sertillanges).

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État du clergé

Avant de voir comment les frères prêcheurs répondront aux besoins de cette époque, il faut voir les forces dont dispose l’Église pour la mission qui s’impose. La papauté ne cessera pas de demander au clergé et aux moines d’aller à ce peuple. Innocent III, bien que d’origine féodale, avait très bien compris la question et il se demandait avec anxiété comment répondre aux besoins de la chrétienté de son temps.

Au point de vue moral, la fin du XIIe siècle et le début du XIIIe laissent une impression pénible. Le clergé n’a pas tardé à ressentir les effets désastreux de cette crise. Pour étudier cela on dispose des écrits profanes de ce temps. Mais la valeur historique de ces témoignages laisse à désirer, car ils exagèrent les défauts. Les ancêtres de Rabelais sont plein d’humour, mais ils ne donnent pas de documents historiques valables. L’examen des canons et des bulles pontificales sont une source valable. Or ce n’est pas sans un certain malaise qu’on lit les canons des synodes réformateurs.

Le IVe concile de Latran, les synodes tenus un peu partout en Europe manifestent un triple souci de réforme du clergé. Citons un texte de l’Assemblée d’Oxford en 1222 : « A l’avenir les clercs ne devront plus prendre sur les revenus ecclésiastiques afin d’acheter ou de bâtir des maisons pour leurs enfants ou concubines ». ceci n’est pas, hélas, isolé. Voici un canon du synode de Rouen de 1239. « Les moines, sans excepter les abbés, ne porteront pas d’habit de luxe, et les religieuses n’auront pas de propriété privée. Les évêques veilleront à ce que ces points soient observés ». Le troisième souci est le ministère pastoral. Le synode de Reims rappelle : « Nul ne doit être placé à la tête d’une Église, s’il ne comprend ou ne parler la langue du peuple de cette Église ». Un tel tableau ne doit pas nous faire oublier qu’au même moment s’élevaient les plus belles cathédrales. Il y a eu et il y aura toujours des prêtres infidèles à leur poste. Au IIIe siècle, de tels prêtres étaient peut-être nombreux, mais ile fait pas oublier le grand nombre de prêtres qui étaient des saints !

Au point de vue du peuple dont l’Église avait la charge, la situation n’est guère plus brillante. Deux grandes hérésies, les Cathares et les Vaudois, déchirent la robe sans couture du Christ. Les Albigeois en Lombardie et en Languedoc sont très éloignés de l’orthodoxie. Mais leur clergé, composant la secte des « parfaits », grâce à leur vie d’une extrême rigueur, séduit le peuple avide de perfection. Plus grave encore, l’hérésie vaudoise, née d’une poussée du piétisme laïque, se sépare du clergé catholique et fonde une Église schismatique. Ces deux hérésies sont d’accord pour critiquer impitoyablement le clergé, ses mœurs, ses richesses, son ignorance. « D’autant que les parfaits des deux sectes opposent avec ostentation leur perfection calquée sur celle des apôtres à la conduite relâchée du clergé catholique, alourdi et comme matérialisé par l’administration temporelle des biens dont le régime féodal a doté l’Église. » Le peuple écoute ces nouveaux apôtres qui proclament bien haut la corruption de la Babylone moderne qu’est devenue l’Église romaine. Au milieu du laisser-aller général, la papauté a pleine conscience de sa mission et de ses devoirs. Elle s’efforce dans la mesure de ses moyens d’action d’améliorer l’état de la société.

Elle comprend qu’il est nécessaire de « donner au monde le spectacle d’un clergé vertueux, zélé, détaché des biens de la terre et conforme à l’idéal évangélique. Il faut instruire par la parole le peuple illettré et spécialement les populations urbaines. Il faut enfin donner aux clercs des écoles des sciences sacrées ; et nulle part ailleurs qu’à Paris et à Bologne on ne trouve cela ». Même à Paris, il est nécessaire d’assainir les mœurs des étudiants et de prendre en main la théologie et la philosophie menacée par l’introduction d’Aristote. Il ne suffit pas d’interdire ce dernier, il faut s’en servir. Les Frères prêcheurs avec Albert le Grand et Thomas d’Aquin rendront ce service à l’Église.

Conception de la vie religieuse

Le pape Innocent III fait appel aux forces saines de l’Église : les moines. Le 29 janvier il écrit à l’Abbé général des cisterciens Arnaud Amaury pour lui demande de trouver dans son ordre des religieux pour les prédications. Le 31 mai, un autre lettre, après avoir présenté un tableau désolé des ravages de l’hérésie et de l’inertie des prélats, dit : « Nous nous réjouissons (…) après avoir constaté que dans votre ordre on rencontre un grand nombre de gens remplis par Dieu d’un zèle éclairé, puissants en œuvre et en paroles, prêts à rendre raison à quiconque le demande de la foi et de l’espérance que nous portons en nous, dotés d’une charité qui leur permettrait d’exposer leur vie pour leurs frères si les besoins de l’Église l’exigeaient, d’autant plus aptes à confondre les fabricants de dogmes pervers qu’un adversaire serait moins susceptible de découvrir en eux quoi que ce fut qui put prêter à la critique […]parce que, en eux une vie sainte rejoint une sainte pensée et vivifie la doctrine à tel point que leur parole, vive et efficace, est plus pénétrante qu’un glaive à deux tranchants et que l’on peut lire dans leurs mœurs ce qu’un discours explique » (Fliche X, p. 179)

Cette bulle annonce une nouvelle orientation possible de l’activité monastique. Pour Innocent III, le moine ne doit pas fatalement garder pour lui et ses frères en religion les dons qu’il a pu acquérir par la prière et la méditation. Il doit les répandre au dehors lorsque les circonstances l’exigent par une prédication qui sera d’autant plus efficace qu’elle sera faite par un saint. Le pape, disciple de saint Bernard à bien des égards, s’est sou venu de son maître prédicateur infatigable. L’Ordre cistercien en entier jusque-là confiné dans la prière, la méditation et le travail des champs, est invité à se transformer en un Ordre prédicant.

En 1213, le chapitre général de l’Ordre essaie une fois de plus de concilier les ordres du pape et les traditions. Mais le monde a changé et Cîteaux n’a pas été capable de se mettre au travail. La formule clef de la vocation de saint Thomas : « contemplare et alii contemplata tradere » n’a pas été comprise.

Le synode réformateur de Paris en 1212 nous donne une réforme complète et efficace de la région parisienne. Animé par Robert de Courson, qui sera un membre très influent au IVe concile de Latran, envisage tour à tour les prêtres, les moines, les religieuses et les évêques. Citons le canon 24 qui, à propos des moines voyageurs, déclare : « Ces personnes devront être obligées à rester dans leur couvent et seront plus limités qu’auparavant ». Pour Robert de Courson, les moines ont pour fonction de pratiquer les vertus chrétiennes en restant fixés dans leur couvent et leurs institutions, leur permet d’exercer la charité dans les hôpitaux et auprès des pauvres. Ce n’est pas la pensée de Rome qui, au même moment, demandait à Cîteaux de sortir de son isolement. Il faut donc créer quelque chose ! Les frères prêcheurs et les frères mineurs vont répondre aux besoins de la chrétienté.

« La situation ne peut être sauvée que par la constitution d’un clergé apostolique zélé, vertueux et pauvre. La prédication qui n’existe pas encore doit être fortement organisée pour instruire le peuple chrétien, le ramener à la foi ou l’y maintenir. Des écoles de théologie que l’on ne rencontre nulle part ou presque doivent être créés et multipliées pour l’instruction des clercs. Un clergé savant doit être institué pour faire face à l’invasion de la philosophie rationaliste d’Aristote, d’Avicenne et d’Averroès qui menace la pensée chrétienne et aussi pour promouvoir le progrès des sciences sacrées, spécialement la théologie. Enfin, l’échec des armées chrétiennes en Orient demande le recours à des croisades moins matérielles dans lesquelles le glaive de la parole évangélique sera substitué à celui des croisés et des ordres militaires » (P. Mandonnet, t. I, p. 29).

Contre la volonté des siens, frère Thomas choisi la vie neuve des frères prêcheurs. Certes, il abandonne des valeurs incontestables, mais satisfaits de la charité organisée, dont ils tiennent les commandes, les clercs ne savent pas s’intéresser aux mouvements sociaux du monde. Appréciant la valeur de la fidélité et la qualité du serment, les seigneurs que sont les abbés ne voient pas dans les chartes de libertés acquises à prix de sang, et dans la naissance de la bourgeoisie, de réelles valeurs spirituelles évangéliques. Saint Thomas, placé par sa naissance dans un milieu féodal, refuse ce monde pour se lancer sur les routes d’Europe et part à Paris.

Telle est la pleine portée de la démarche de Frère Thomas. Il ne s’agit pas de réduire un saint à une situation historique, mais ce n’est pas rabaisser l’action de Dieu dans un homme que de lui donner de retentissement.

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Sens de la pauvreté au XIIIe siècle

Frère Thomas qui prend la route de Paris en 1245 ne sait pas encore ce qui l’attend. Mais il a déjà prononcé ses trois vœux d’obéissance, de chasteté et de pauvreté. Quel est le sens du vœu de pauvreté ?

Il nous faut nous rappeler qu’il y a deux ordres qui au XIIIe siècle se présentent comme des « mendiants » : les mineurs et les prêcheurs. Le refus du Mont Cassin est-il chez Thomas d’Aquin l’exacte réplique du geste de François d’Assise ? Oui, en ce sens que « moine mendiant », frère Thomas, non seulement abandonne la propriété de ses biens personnels et familiaux comme le faisaient les moines, mais encore entre dans un ordre pauvre. Les canons conciliaires cités plus haut rappelaient la nécessité pour un moine d’abandonner toute propriété personnelle. Ici c’est l’Ordre lui-même qui est pauvre. Le monastère bénédictin était l’exacte réplique du château féodal. Les terres suffisaient à faire vivre – et bien vivre – les moines. Par contre, la communauté des prêcheurs est pauvrement installée dans un faubourg de la ville. Le couvent saint Jacques côtoie un peuple de marchants et d’étudiants. À la différence de saint François, saint Dominique n’a pas fixé ses moines dans la pauvreté à cause d’un amour quelque peu fou de « Dame pauvreté », mais, en évangélisant les Albigeois, il avait compris que le message évangélique ne peut être porté que par une communauté pauvre.

Citons un épisode de la vie de saint Dominique. En 1220, le Seigneur Galiciani veut donner aux frères quelques-unes de ses propriétés. Déjà l’acte de cession avait été signé par devant le seigneur évêque de cette ville. Dominique l’apprend ; il fait résilier le contrat qu’il déchire publiquement sur la place de la ville. Saint Vincent Ferrier dira plus tard : « Sachons que ce n’est pas d’être pauvre qui est louable, mais d’aimer la pauvreté et de supporter avec joie, avec allégresse, ses privations ». On retrouve ici la doctrine monastique classique. Au XIIe siècle, saint Bernard avait lutté contre la richesse et l’opulence de Cluny ; mais peu après sa mort, l’abbaye avait perdu une grande partie de son prestige. Les terres accumulées par la suite des dons enrichissent l’Ordre. Et quand les abbés de Cîteaux partent évangéliser le monde », ils le font en grand équipage, qui n’était autre que celui que Robert de Courçon demandait aux moines par souci de dignité. Enrichi, l’ordre de Cîteaux n’a plus la jeunesse qui lui aurait permis d’être l’instrument de la Réforme. Dans le refus de saint Dominique d’accepter quelque terre que ce soit, il faut voir le trait de génie » qui donner à l’Ordre dominicain tout son rayonnement. Saint Thomas, dans le Contra impugnates Dei cultum, défendra le droit des Prêcheurs à ne percevoir ni dimes, ni bénéfices. La mendicité permettait d’échapper à la critique des laïcs, fondée comme nous le montre de Synode de Paris.

Mais ce n’est peut-être pas tant sur le plan local que le code des mendiants est important. Ecoutons plutôt un texte qui critique la fiscalité pontificale : « Il est inouï de voir le Saint-Siège, chaque fois qu’il se trouve dans le besoin, imposer à l’Église de France des subsides, des contributions, prises sur le temporal, quand le temporel ne relève que du roi… Il est inouï d’entendre par le monde cette parole : donnez-moi tant ou je vous excommunie… L’Église romaine, qui n’a pas gardé le souvenir de la simplicité primitive, est étouffée par ses richesses qui ont produit dans son sein l’avarice avec ses conséquences… Le roi ne peut tolérer que l’on dépouille les églises de son royaume » (Fliche, X, p. 261).

Ce texte montre deux choses : d’une part, la naissance d’un nationalisme français ; d’autre part, il nous explique le succès des Ordres mendiants. Il ne faudrait pas voir dans ce texte une quelconque manifestation d’anticléricalisme, car l’auteur, qui n’est autre que le roi saint Louis, entretenant avec le pape Innocent IV d’excellents rapports par ailleurs.

Les ordres mendiants, par leur organisation même, ne sont plus liés à une terre ; ils sont citoyens de chrétienté. Serviteur du Saint Siège, Thomas d’Aquin partira quand ce sera nécessaire pour Cologne, puis de nouveau reviendra en Italie.

Dans le refus du monde familial, il ne faudrait pas faire de saint Thomas un homme plein de mépris pour tout ce qui est ancien. Sa vie est encadrée par le monastère bénédictin. Placé tout enfant dans un monastère, il va y finir ses jours.

En 1274, appelé par Grégoire X au Concile œcuménique de Lyon, Thomas d’Aquin part, mais se trouvant mal, il veut aller à la rencontre de la mort dans un lieu convenable à sa vocation ; il se fait porter chez les cisterciens à l’abbaye de Fuossa Nova. En arrivant au monastère, il cite le psaume 131 « C’est ici le lieu de mon repos pour toujours ». « Il revenait, écrit le Père Sertillanges, à son berceau ; sa vie serait encadrée dans la paix bénédictine, et deux grandes familles religieuses en seraient à jamais unies » (p. 42) Au moine qui l’assiste, il commente le Cantique des Cantiques et en recevant le viatique, Thomas prononce ces paroles : « Je te reçois, prix de la rédemption de mon âme, viatique de mon pèlerinage, pour l’amour de qui j’ai étudié, j’ai veillé, je me suis épuisé ». Cette dernière phrase résume toute l’activité de saint Thomas, que nous célébrons comme docteur de l’église. L’oraison de la messe de ce jour dit en effet : « Deus qui Ecclesiam suam beati Thomae confessoris tui mira eruditio clarificus »

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La fonction de docteur au XIIIe siècle est très liée à la prédication. Nous avons confirmation de ce fait dans bien d’autres textes de l’époque, qui identifient ordo praedicatorum à ordo doctorum. Citons, entre autres, Guillaume de Saint-Amour dans son de pericculis et le pape Alexandre IV, qui, dans une bulle de 1255, dit à propos des dominicains de l’Université de Paris : « Ibi ordinatus est per providentiam conditoriss ad opus atque custodiam doctorum ordo praecipuus ». Remarquons la date de 1255 et les noms en question : nous sommes dans le plus fort de la querelle entre réguliers et séculiers dont il sera question plus loin. C’est en effet l’époque où Thomas d’Aquin est envoyé à Anani défendre le droit d’enseigner au nom de l’Ordre.

Avant de voir plus en détail cette crise, il faut voir comment au moment où les Mineurs et les Précheurs sont l’instrument de la réforme, les fils de saint Dominique sont présentés comme un Ordre « scolaire ».

Dominicains prêcheurs

Les constitutions primitives des Prêcheurs ont un cachet scolaire très marqué. On y trouve l’obligation d’études intensives, ce qui ne fait que reprendre la volonté du pape Honorius III. Les Constitutions font obligation d’avoir un docteur, professeur de théologie dans chaque couvent ! Le Saint-Siège favorise un tel état des choses, en 1266 le pape Clément IV rappelle au chapitre des Prêcheurs de Trèves la nécessits d’études à Paris ou à Bologne et dans les Universités.

Le quatrième concile de Latran demandait aux évêques de s’adjoindre un maître qui avait mission d’enseigner gratuitement les clercs de l’église dont il était chargé. Peu à peu l’Église augmente ces exigences, et outre un théologien il faut un maître pour instruire en ce qui concerne le ministère pastoral. Ces décrets ne peuvent s’appliquer… la volonté de réforme se heurtant à l’inertie de la majorité des clercs.

De cet échec on trouve un écho dans les écrits de Bernard de Parme, du cardinal Hostiensis qui, comme saint Thomas en 1257, ne peuvent que constater l’échec de cet effort. Dans le Contra impugnantes le docteur angélique remarque que le clergé séculier n’a pas rempli les prescriptions du concile touchant les maîtres en théologie dans les villes archiépiscopales. Par contre les religieux ont exécuté au-delà des décrets.

Les causes de cet échec ne sont pas la mauvaise volonté des évêques. Là où de telles écoles sont créées, beaucoup de clercs, à qui les études sont offertes gratuitement, allèrent aux écoles, mais aucun d’eux ou presque ne voulut enseigner[7].

La véritable solution fut apportée par les Frères Prêcheurs. Pauvres, les Prêcheurs sont des lettrés, puisque sous Jourdain de Saxe qui fut maître de l’Ordre de 1222 à 1236, près d’un millier de sujets entrèrent dans les rangs de cette nouvelle milice, et que, comme le docteur angélique, ils venaient des écoles et des universités. L’épiscopat accueille avec empressement ces prêcheurs, d’autant plus que le Saint Siège permet aux collèges dominicains de jouer le rôle qu’auraient dû jouer les maîtres séculiers. C’est au Frères Prêcheurs que s’adressent les évêques pour fournir les écoles épiscopales et même les abbayes bénédictines. Au moment ou Thomas d’Aquin enseigne à Paris, les Prêcheurs comptent près de 1350 maîtres dans la moitié dans les Universités, les écoles conventuelles, épiscopales et monastiques qui ont pour charge l’enseignement public de la théologie. 50 ans auparavant, il eut été difficile de trouver, en dehors de Paris et de Bologne, une douzaine de professeurs de théologie.

Un tel mouvement ne s’est pas fait si simplement que cela. C’est ce que nous montre la crise de l’Université de Paris de 1252 à 1257.

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Crise à l’Université de Paris

L’Université qui en 1231 avait obtenu du pape et du roi son autonomie administrative, est inquiète devant la poussée d’une nouvelle génération d’enseignants, les dominicains. Elle n’autorise qu’une chaire dans les collèges religieux. Les Frères prêcheurs protestent, mais cela reste sur le plan théorique. Jusqu’en 1253, où, selon le chronique « à la suite d’un repas des jeunes têtes s’échauffèrent » » comme le rapporte l’historien Crevier. Les étudiants se querellent avec des bourgeois de Paris. La garde royale intervient ; un étudiant est tué et d’autres sérieusement mis à mal. Les maîtres prennent le parti de leurs élèves et l’Université qui a conquis ses « jura et libertas » interrompt les cours. Les dominicains acceptent de participer à la condition que les décrets de 1952 soient abrogés. Pour permettre aux enseignants religieux des ordres mendiants de reprendre leur cours les maîtres séculiers demandent un serment de fidélité. Les prêcheurs refusent en arguant que ce serait en contradiction avec la constitution de leur Ordre. Ils veulent bien prêter un serment, mais en y introduisant des réserves quant à l’obéissance aux lois de leur Ordre. Une exclusion du corps enseignant est alors prononcée contre les Frères prêcheurs et les Frères mineurs qui font cause commune.

Si la première question est réglée par le bannissement de quelques bourgeois et la pendaison de quelques autres, la querelle universitaire entre les réguliers et les séculiers se complique. Une tentative de conciliation est faite par les évêques d’Evreux et de Senlis. Elle échoue. et la question est portée à Rome. Le pape Innocent IV reçoit Guillaume de Saint-Amour en 1254. Celui-ci obtient non seulement la confirmation des prétentions des séculiers, mais il remet en honneur les décisions prises par Robert de Courçon en 1215 pour ce qui concerne les droits des moines. En février, il écrit une lettre au nom de l’Université – adressée à tous les prélats de la chrétienté, mais il a le tort d’aller trop loin ; il ne se contente pas de la question juridique, il introduit des questions étrangères, personnelles et surtout il attaque la profession de mendicité religieuse. Le pape Alexandre IV qui lui succède écrit une « bulle » où en prononçant l’éloge de l’Université, il donne gain de cause aux Mendiants. Ceux-ci sont réintroduits dans l’Université en avril 1255. Les évêques d’Orléans et d’Auxerre sont chargés de faire appliquer la Bulle et de frapper les rebelles des foudres ecclésiastiques.

L’Université est trop engagée pour se soumettre et comme résister au pape n’est pas chose que l’on peut faire, elle prononce sa dissolution comme corps enseignant. Les docteurs échappent ainsi à l’excommunication lancée contre eux, été les cours se terminent rapidement puisque l’on est près des vacances. Quant aux dominicains, ils continuent leur cours au couvent Saint-Jacques sous la protection des archers royaux.

Le pape envoie trois nouvelles bulles, l’une au chancelier de sainte Geneviève, lui demandant de ne conférer la licence qu’à ceux qui obéissent, les autres aux évêques d’Orléans et d’Auxerre en faveur des religieux de la rue Saint-Jacques. En 1256, un synode parisien essaie un compromis que le pape refuse dans une nouvelle bulle où il qualifie les docteurs Guillaume de Saint-Amour et ses comparses de « rebelles à l’Église romaine », le roi de France doit exiler les plus coupables et comme le bras séculier est prêt à se lever, tout rendre dans l’ordre en 1257.

Il nous faut voir ce que vient faire saint Thomas dans cette crise. L’examen des faits établit que, outre la question de la maîtrise à l’université, il y avait aussi une question de privilège. Les mendiants se prétendaient indépendants des curés en ce qui concerne la prédication et l’administration du sacrement de pénitence. L’Université prend le parti de ces derniers et Guillaume de saint-Amour reprochent aux prêcheurs « l’engagement des religieux dans le monde, dont ils devraient être séparés par état, la pauvreté contraire au bon ordre de la société et de la propriété, les fonctions apostoliques pour lesquelles ils ne peuvent avoir mandat, les prétentions à enseigner alors qu’ils devraient se tenir dans une silencieuse humilité. Par delà les animosités personnelles, note le Père Chenu, se développe un conflit de doctrine. L’historien Guillaume de Naugis rapporte au jour le jour que en 1252 : « ce advient une grande turbation entre l’Universisté des clercs escoliers de Paris et les religieux, pour l’occasion qu’un livre que Guillaume de Saint-Amour avait fait et ordonné ». Ce livre s’intitule : Tractatus brevis de periculis novissimorum temporum. Les périls sont les prétentions des Frères Prêcheurs et Mineurs qui, sous des dehors de sainteté, amènent avec eux la ruine de l’Église.

La question est portée à Rome devant le pape Alexandre IV auquel est déféré le « de periculis ». Les Mendiants envoient leur députation : pour les Prêcheurs Humbert de saint-Romans, maître de l’Ordre, Albert le Grand et Thomas d’Aquin. Pour les Mineurs, saint Bonaventure.

Ouvrons ici une parenthèse pour indiquer que, si l’amitié entre saint Thomas et Albert le Grand est célèbre, il n’est pas moins douteux qu’entre Thomas d’Aquin et saint Bonaventure il y a eu une amitié très solide. La querelle entre Prêcheurs et Mineurs sur l’augustinisme ne commencera qu’après le départ de saint Bonaventure et son remplacement à Paris par Jean Peckham ! Du côté des séculiers, Guillaume de Saint-Amour est à la tête d’une délégation d’universitaires parmi lesquels Eudes de Douay et Chrétien de Beauvais. Le De Periculis est examiné par une commission de cardinaux, composée de Jean Franciogia, Jean des Ursin,, Eudes de Chateautroux et Hugues de Saint-Cher. Sur leur rapport, le livre est condamné comme « inique, criminel et excécrable » puis brulé dans l’église d’Anagni où était la cour pontificale. La Bulle du pape du 5 octobre 1256 anathématise l’œuvre. Le pape décide en outre de nommer Bonaventure et Thomas d’Aquin maîtres à l’Université de Paris.

Tel est le deuxième événement important de la vie du Docteur angélique dont nous avons choisi de parler. La condamnation du De Periculis ayant soulevé bien des passions et remué bien des idées, les théologiens mendiants se mirent en demeure de les corriger.

Saint Bonaventure publie son remarquable ouvrage « Questiones disputate de perfectione angelica » dont on a dit : « En élevant le débat, le docteur séraphique s’attache à montrer que la perfection évangélique réside dans l’humilité, doublée de pauvreté, de chasteté et d’obéissance ; que les Franciscains poursuivent plus que personne, la réalisation d’un tel idéal est que la prédication leur convenait parfaitement » (Fliche 266). Mais l’ordre franciscain se divise alors entre partisans de la règle et partisans de la pauvreté absolue – aussi ce sont les Prêcheurs qui sont au premier plan de la lutte.

Thomas d’Aquin se trouve placé face à Guillaume de Saint-Amour. Au de Periculis il répond par un opuscule « Contra impugnates cultum Dei et religionem ». Dans cet ouvrage fait pour la défense d’un ordre mendiant, il défend non pas tel ou tel privilège, mais le droit à l’existence d’un ordre mendiant. En définissant la pauvreté, la chasteté, l’obéissance et le droit d’enseigner, il défend sa vocation. Le plan de cette œuvre est simple. Dans une première partie, Thomas d’Aquin expose ce qu’est la religion et ce qu’est la vie religieuse. Avant de définir sereinement dans la Somme de théologie (IIa IIae) les différents états de vie, sur un ton polémique, Thomas expose la raison d’être de son ordre. Les reproches faits par les séculiers se trouvent résumés au début du traité. En voici les phrases essentielles. « D’abord ils font tous leurs efforts pour enlever aux prêcheurs et l’étude et la science. […] Ils font secondement tout ce qui dépend d’eux pour les exclure de la société de ceux qui étudient […]. Ils s’efforcent troisièmement de les empêcher de prêcher et d’entendre les confessions. […] Ils blâment et blasphèment leur perfection, à savoir, la pauvreté des mendiants […]. Ils leur retranchent la nourriture et les aumônes qui les faisaient vivre […].Enfin, ils s’appliquent, de tout leur pouvoir, à ruiner la réputation des saints par des écrits qu’ils répandent dans le monde entier » (Vivès, t. XXIX p. 263). Comme on peut le voir, il ne s’agit pas uniquement de la crise à l’Université ; il s’agit de l’existence des mendiants. Guillaume de Saint-Amour avait réveillé une opposition qui se faisait déjà sentir au synode de Paris du temps de Robert de Courçon. Deux tendances se font jour à propos de la vie religieuse. L’une, celle des maitres parisiens, considère que le rôle du moine est de rester fixé dans son couvent, loin de la vie agitée des villes, consacrant tout son talent à la lectio divina et aux travaux des champs. L’autre tendance, celle des Prêcheurs est exposée par saint Thomas. En parcourant rapidement les têtes des chapitres du Contra Impugnantes, on y découvre toute la doctrine des Frères Prêcheurs. Thomas d’Aquin établit qu’il est parfait pour un religieux d’enseigner, de faire partie d’un monde où sont mêlés laïcs, clercs et réguliers. Il affirme le droit d’un religieux qui n’a pas charge d’âme de prêcher et d’entendre les confessions. Ensuite, il montre que le religieux n’est en aucun cas tenu au travail des champs et qu’il est conforme à sa vocation de ne vivre que d’aumônes dans un Ordre qui ne possède rien en propre : ni terres, ni bénéfices.

La querelle est loin d’être terminée. Si chrétien de Beauvais devient l’ami des Dominicains, au point de vouloir que sa dépouille mortelle repose chez eux, jusqu’en 1272 Guillaume de Saint-Amour ne désarme pas. En 1265, il envoie au pape Clément IV un mémoire qui sera condamné « Liber de Antichristo et ejusdem ministris ». Saint Bonaventure répond par un texte : « Tractatus pauperis contra insipientem ».

Revenu à Paris depuis peu, Thomas d’Aquin lutte contre les maîtres séculiers. Contre Gérard d’Abbeville, il écrit un traité intitulé « De la perfection de la vie spirituelle ». Contre Nicolas de Lisieux, auteur d’un ouvrage « De la perfection de l’état clérical » qui voulait faire suite aux traités de Guillaume de Saint-Amour, Thomas d’Aquin réponde par un plaidoyer « contre ceux qui détournent d’entrer en religion ».

Ces luttes n’épuisent pas les forces de Thomas d’Aquin. Tout en défendant son Ordre et sa vocation, il entreprend, à la demande du pape, ses principaux travaux dont le but est de défendre la pensée chrétienne contre la philosophie dangereuse pour la foi. Si certains ont boudé Aristote, d’autres ont pris un parti adverse et utilisé ses textes pour subvertir la foi : les philosophes arabes ; non seulement ils ignorent la tradition chrétienne, mais il la récuse ou la falsifie. Il y a là un champ de travail immense.

Thomas d’Aquin entend recevoir grâce à Aristote une meilleure connaissance du monde, de l’humanité et même de l’action de Dieu. Il entreprend une analyse systématique des œuvres alors accessibles. Le P. Chenu note que le choix d’Aristote est la source de « l’œuvre magistrale d’une théologie en pleine possession de sa foi, non le seul fait d’une option rationnelle entre des philosophies concurrentes ». Les travaux d’Albert le Grand permettent d’avancer et de ne pas tomber dans les erreurs de Siger de Brabant (le nominalisme).

Ce travail se situe dans un grand mouvement évangélique qui repose sur deux faits. Le premier est le mouvement missionnaire. En effet, Thomas d’Aquin compose le Contra Gentiles à la demande de saint Raymond de Pégnafort, dominicain, qui, avec jean de Matha et saint Pierre Nolasque avaient remplacé les croisades (et la guerre) par des approches évangéliques sur les traces de saint François.

Dans ce dialogue avec les « Gentils » (les païens), la Chrétienté sent le besoin d’une formation doctrinale sûre et ce sont les maîtres de l’Université qui donnent l’enseignement indispensable.

Cette formation s’accompagne d’un retour aux textes et le couvent saint Jacques de Paris peut, à juste titre, s’enorgueillir des travaux d’Écriture sainte.

Dans ce monde en pleine effervescence, Thomas d’Aquin exerce sa fonction de Docteur. Il la garde…

En effet, Thomas a des propositions de promotion sociale. Un malheur arrive ; son frère Raynald est tué par ordre de l’empereur au motif qu’il avait pris le parti du pape. Le château d’Aquin et ses dépendances sont mis à sac. Lla mort de l’empereur change la situation et la maman de Thomas demande à son fils de venir relever le domaine familial. Pour le faire on lui propose de devenir Abbé du Mont Cassin avec le droit de garder son habit. Ce qu’il refuse. Plus tard, on lui propose d’être archevêque de Naples (ville très prospère…). Il refuse.

la vocation de Thomas est celle d’un frère prêcheur qui occupe une place dans l’enseignement de la théologie.

Lorsqu’en 1256 Hugues de Saint-Cher et Albert le Grand obtienne qu’il soit Maître à l’Université de Paris, Thomas d’Aquin expose dans la « leçon originale » le rôle de docteur. Il conclut : « Dieu communique la vérité par l’éclat de sa nature. Les docteurs ne sont que les ministres qui doivent être par conséquent purs, intelligents, fervents, dociles. D’eux-mêmes, ils n’ont aucune suffisance ; mais de Dieu ils peuvent tout.

De cette vocation Thomas d’Aquin écrit : « L’œuvre de la vie active est double. Il y a celle qui dérive de la plénitude de la contemplation. Ceci l’emporte sur la simple contemplation. Il est plus parfait en effet d’éclairer que de voir simplement la lumière, de communiquer aux autres ce qu’on a contemplé que de contempler seulement. Il y a ensuite cette œuvre de la vie active qui consiste toute en occupations extérieures : faire l’aumône, par exemple, exercer l’hospitalité et autres œuvres pareilles. Ces œuvres-là sont inférieures aux œuvres de la contemplation, hormis les cas de nécessité. Ainsi parmi les ordres religieux, ceux-là occupent le plus haut rang qui sont ordonnés à l’enseignement et à la prédication. Ils sont, de tous, les plus proches de la perfection des évêques » (Somme de théologie IIa IIae, q. 188 a. 6)

Monastère de Prouilhe, 24 mars 2024

Jean-Michel Maldamé

  1. Ceci est d’ailleurs caractéristique de notre histoire de l’Église, car aucune autre religion n’a ainsi résisté à l’effondrement des civilisations comme la religion chrétienne qui, juive à ses origines, grecque dans sa première conquête du monde, n’arrive à son apogée que dans le monde latin où elle se transforme en Église barbare avant d’entrer dans le Moyen-Âge. La succession des ordres religieux nous montre comment leur apparition est liée étroitement à la finalité que leur impose l’âge qui les a vus apparaître. Nés par groupe, comme plusieurs tentatives d’ébauche, ils sont suivis par des Ordres types qui représentent plus adéquatement le moyen propre à obtenir une solution au problème envisagé. Dans cette évolution liée au progrès et aux vicissitudes de l’époque, la hiérarchie épiscopale et le monde ecclésiastique séculier, voués par leur ministère à une action locale et uniforme représentent, selon l’expression du Père Mandonnet «la puissance statique de la vie de l’Église ; les institutions pouvant mieux s’adapter à des besoins spéciaux auxquels elles s’efforcent tour à tour de satisfaire ».
  2. p. 6
  3. La décision de Frère Thomas avait fait sensation et sa mère Théodora, veuve depuis peu, n’ayant pu le convaincre avait demandé aide à ses fils. Et le chroniqueur nous rapporte qu’elle dépêcha à ses fils aînés, à la cour de l’empereur au camp d’Aquapendente, un messager qui leur demanda, de par la bénédiction maternelle, de se saisir de Thomas, que les prêcheurs avaient vêtu de l’habit de leur Ordre et fraisaient fuir du royaume. Exécutant l’ordre de leur mère, pour lui donner un gage d’affection, les fils de Théodora exposèrent à l’empereur le mandat reçu, et, avec son assentiment, envoyèrent des éclaireurs explorer routes et chemins » (cité par le P. Chenu, p. 4 et 5)
  4. La marche de la civilisation pose des problèmes nouveaux à la sollicitude de l’Église. Au début du XIIIe siècle, ces problèmes étaient multiples et graves. Ils naissaient en grande partie de l’accélération de l’activité économique, politique et intellectuelle en présence de la permanence de l’immobilité des institutions ecclésiastiques issues d’un milieu historique partiellement disparu et en voie de décadence. Saint Thomas se place dans ce renouveau. L’état des choses ancien ne pouvait suffire à répondre aux besoins de la chrétienté. le regard anxieux des Pontifes romains suivait avec attention et les besoins nouveaux de la chrétienté et les dangers qui naissaient de problèmes demeurés sans solution foncière. Quels problèmes ? Cette crise vient, nous l’avons dit, du passage du monde féodal au monde communal.
  5. Chenu, p. 8.
  6. Chenu, p. 14.
  7. Pourquoi l’auraient-ils fait ? Ils avaient l’instruction et vivaient sur un bénéfice ecclésiastique dont ils avaient déjà l’usage. La solution était proposée par Honorius III : créer un bénéfice. Mais tous les bénéfices étaient occupés et souvent il était difficile de trouver un bénéfice vacant pour un maître en théologie.