3. La vie
La troisième conférence prend en compte le troisième terme de l’expression de Jésus qui est l’objet de notre réflexion : la vie. Le mot « vie » est au centre de toutes les perplexités de la tradition philosophique et religieuse, personnelle ou sociétale. La preuve en est la richesse du vocabulaire. En grec, il y a deux mots. Ils sont bien connus puisqu’ils sont repris dans des termes d’usage commun : zoologie et biologie : zoè et bios. Le terme zoè désigne habituellement la vie comme telle, l’insaisissable énigme, tandis que bios se rapporte aux vivants et à ce qui est lié à la vie humaine – que l’on mange bio ou pas ! L’hébreu n’a pas de concept abstrait. Mais pour parler des vivants et de leur vie, les auteurs bibliques prennent des mots tirés du concret : la chair, le sang, le souffle, le cœur, la parole… Ainsi leur propos évite les spéculations. Cela permet de rejoindre les sciences humaines comme la psychologie ou la psychanalyse. Le français a repris la tradition philosophique grecque où l’on parle du corps et de l’âme – ce qui donne un ton dualiste à la philosophie : l’âme ayant valeur de principe invisible du concret qui se donne à voir, à toucher, à mouvoir… Contre le primat donné à l’âme immatérielle, nombre de philosophes modernes influencés par les sciences se sont ralliés pour la plupart à une vision réductionniste – au point que Michel Henry a dit que la biologie ne sait pas ce qu’est la vie. Ce philosophe témoigne de l’effort fait par la philosophie (tradition phénoménologique) de retrouver la vie, à partir de ce qui est vécu. La démarche part donc de la subjectivité humaine, la conscience de soi, en privilégiant la notion de « vécu » comme ce qui est éprouvé. De cette expérience fondatrice en humanité, la pensée part pour parler des autres vivants.
Je n’entrerai pas dans les débats qui s’élèvent à ce propos. Je prendrai comme point de départ un fait. Je prends comme point de départ de la réflexion cette définition : la vie c’est ce qui se reçoit et se transmet (ou se donne). Il me semble que cela est universel. Tous nous avons reçu la vie ; elle nous a été donnée. C’est un fait – inscrit à l’État-civil, mais la manière dont cela est advenu et s’est déroulé est fondateur. Attention, si cela est donné, il y a aussi le fait de la « recevoir » – ce verbe touche au cœur de la valeur de la vie10. Corrélativement, la vie c’est ce que nous devons transmettre. Mais là encore donner dit l’essentiel de notre situation : la manière de donner est la clef d’une vie heureuse. La définition de la vie comme ce qui est reçu et transmis ne suffit pas si elle sépare les deux actes. Le don est don s’il est reçu et la transmission est, elle aussi, un don.
Je prends cette définition comme point de départ pour avancer dans l’intelligence de la formule trine employée par Jésus : voie, vérité, vie. Il y a entre ces trois termes une progression. Pour cette raison, le point de départ pour la troisième conférence sera le point final de la précédente conférence : qui a pointé le sens du terme « logos » la Parole : non seulement les mots mais la présence de celui qui s’ adresse à un autre. Nous commencerons donc par le prologue de Jean dont voici la traduction de la Bible de Jérusalem avec quelques mots grecs.
10 Dans ses Mémoires, Chateaubriand dit à propos de sa venue au monde : « Ma mère m’a infligé la vie ». C’est là dire la source de tant de détresses et de malheurs !
1 Au commencement (en archê) était le Verbe (logos) et le Verbe était avec (pros) Dieu et le Verbe était (ên) Dieu (theos).
2 Il était au commencement avec (pros) Dieu.
3 Tout fut par lui, et sans lui rien ne fut.
4 Ce qui fut en lui était la vie (zoê), et la vie était la lumière (phôs) des hommes.
5 et la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas saisie.
6 Il y eut un homme envoyé de Dieu ; son nom était Jean.
7 Il vint pour témoigner, pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous crussent par lui. 8 Celui-là n’était pas la lumière, mais il avait à rendre témoignage à la lumière.
9 Le Verbe était la lumière véritable (hên to phôs to alêthinon), qui éclaire tout homme ; il venait dans le monde.
10 Il était dans le monde, et le monde fut par lui, et le monde ne l’a pas reconnu.
11 Il est venu chez lui, et les siens ne l’ont pas accueilli.
12 Mais à tous ceux qui l’ont accueilli, il a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom,
13 lui qui ne fut engendré ni du sang, ni d’un vouloir de chair, ni d’un vouloir d’homme, mais de Dieu11.
14 Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous, et nous avons contemplé sa gloire, gloire qu’il tient de son Père comme Fils unique (monogenos), plein de grâce et de vérité (plêrês karitos kai alêtheias).
15 Jean lui rend témoignage et il clame : » C’est de lui que j’ai dit : Celui qui vient derrière moi, le voilà passé devant moi, parce qu’avant moi il était. »
16 Oui, de sa plénitude (ek tou plêrômatos autou) nous avons tous reçu (êmeis pantes elabomen), et grâce pour grâce (karin kai karitos).
17 Car la Loi (nomos) fut donnée par Moïse ; la grâce et la vérité (hê charis kai hê alêtheia) sont venues (egeneto) par Jésus Christ.
18 Nul n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique (monogenês), qui est tourné vers le sein du Père (ho ôn ton kolpon tou patros), lui, l’a fait connaître.
1. La grâce et la vérité
Le prologue est une présentation globale de la vie de Jésus. Au plan littéraire, il remplit une fonction : être une introduction qui a une double fonction : donner envie de lire la suite et il annonce ce qui sera rapporté. Ainsi le propos sur la lumière annonce le récit de la guérison de l’aveugle né et invite à voir la singularité de cette action. De même, la parole sur le rejet de Jésus par les siens annonce ce qui advient lors de la guérison du paralytique à la piscine de Bethesda et du rejet qui s’en suit. Etc. Tous les épisodes sont annoncés et cela suscite l’intérêt de la lecture.
Prendre en compte cette correspondance entre l’introduction et le récit qui suit donne sens au terme « parole » (logos) qui dit l’identité de Jésus. Celui-ci n’est pas un prophète comme les autres. Cela se voit à manière dont il lie la parole et l’action. Il y a un accord exemplaire et, en un sens, unique. Pour Jean, c’est là que se tient la révélation : la parole de Jésus n’est pas seulement une sonorité porteuse de sens (un message) ; elle est porteuse d’une puissance de salut : le paralytique se lève, l’aveugle voit, Lazare sort du tombeau…
11 La traduction manuscrite de ce verset est complexe. Il peut être entendu des chrétiens devenus enfants de Dieu. Nous avons gardé la traduction de la Bible de Jérusalem – différente de la traduction liturgique.
Il y a là quelque chose de neuf. Nous avons vu dans l’étape précédente que la notion de parole était en lien avec la notion de vérité. Cette notion est associée à une autre dans le Prologue. Elle est associée à la notion de grâce. Au verset 13, Jésus est dit « plein de grâce et de vérité » et au verset 17 nous lisons : « La grâce (charis) et la vérité (alêtheia) sont venues par Jésus- Christ ». Le terme « grâce » explicite ce que nous avons pris comme point de départ : lier la vie et le don. En effet le terme « grâce » dit le don généreux.
1.1. Un accomplissement
Le rapport entre grâce et vérité est interprété de manière très différente selon les auteurs12. Les différences sont tout à la fois théologiques et exégétiques ; en particulier pour situer la manière de recevoir les textes de l’Ancien Testament. Une piste est de d’interpréter dans le sens de la philosophie grecque qui vise l’immatériel de la pensée. Ce n’est pas pertinent ici où il convient de rester dans l’héritage biblique. Cela permet de voir que l’essentiel du propos repose sur le fait que la révélation de l’évangile s’inscrit dans un mouvement d’accomplissement.
Le texte se développe selon un mode classique dans l’art oratoire (et ce pour faciliter la mémoire), le chiasme ou la mise en boucle : on déroule, puis on enroule et la mémoire élargit et approfondit l’esprit. On voit que l’expression « plein de grâce et de vérité » du verset 14 est développée au verset 16-17. Il y a alors un développement : les versets 16-17 explicitent ce qui est dit au verset 14 avec le mot « plénitude » qui ouvre le verset 16. Cela met en valeur le binôme « grâce et vérité ».
14 Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous, et nous avons contemplé sa gloire, A1. gloire qu’il tient de son Père comme Fils unique, plein de grâce et de vérité.
B1 : 15 Jean lui rend témoignage et il clame : « C’est de lui que j’ai dit : Celui qui vient derrière moi, le voilà passé devant moi, parce qu’avant moi il était. »
C. 16 Oui, de sa plénitude nous avons tous reçu, et grâce pour grâce.
B2 : 17 Car la Loi fut donnée par Moïse ; la grâce et la vérité sont venues par Jésus
Christ.
A2 18 Nul n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est tourné vers le sein du Père, lui, l’a fait connaître.
Le mot « grâce » désigne dans la Bible grecque la faveur ou le don. L’emploi par Paul du terme montre que le deuxième sens prime sur le premier qui souligne la gratuité du don. Le mot désigne en grec classique le don, le bienfait. Ce sens est présent dans le Nouveau Testament. Il prend alors un sens théologique : c’est un don de Dieu et Paul insiste sur le fait que c’est un salut. Mais Paul oppose souvent la grâce et la loi. Ce que ne fait pas Jean.
12 Plusieurs possibilités. 1. Ce serait une traduction de la Genèse où Dieu se révèle à Moïse « plein d’amour (hesed) et de fidélité (emeth)». Mais les mots de la traduction grecque (eleos) ne sont pas ceux de saint Jean. On ne peut directement appliquer les termes hébreux sur le Prologue. 2. Ce serait une opposition comme dans la théologie de l’accomplissement. Le mot alêtheia dirait la « réalité » par opposition à la « figure ». Ce n’est pas dans le contexte de Jean ici. 3. Dans la sensibilité protestante, on peut privilégier le mot grâce en soulignant la gratuité du don. Mais ce sont là des perspectives de saint Paul. 4. Une autre interprétation, plus catholique, donne au mot « vérité » le sens de réalité divine révélée. Mais il s’agit ici de ce qui est advenu et donc par de la nature divine supra-temporelle. 5. Donner le même sens aux deux versets 14 et 17 et entrer dans une perspective de révélation : l’être de Dieu se donne à connaître dans ce qui a été accompli par Jésus.
1.2. L’amour et la grâce
L’emploi du terme « charis » par Jean a des antécédents dans l’A.T. On le trouve dans les psaumes (Ps 84, 12), mais surtout dans le livre de la Sagesse 3, 9 : « Les justes qui mettront en Dieu leur confiance comprendront la vérité et ceux qui sont fidèles demeureront auprès de lui dans l’amour car la grâce et la miséricorde sont pour les saints et sa visite pour ses élus ». Quatre termes : vérité, amour, grâce et miséricorde. La vérité est ici le dessein de Dieu sur les justes. L’Auteur dit que si ce dessein semble obscur maintenant ; il paraîtra dans sa sagesse lors du jugement. La vérité est liée à l’amour13. Dans cette perspective, pour rester dans le dynamisme du singulier, la loi est mise en opposition à la grâce de la vérité. C’est le dynamisme d’un don de Dieu.
Le texte de Jean redouble la mention du mot « grâce ». Nous lisons : « Oui, de sa plénitude nous avons tous reçu, et grâce pour grâce. » En grec : karin anti karitos.
La lecture immédiate voit qu’il y a un remplacement : une première grâce, la loi de Moïse, a été remplacée par une grâce meilleure et ce par Jésus. C’est là le mouvement de la vie: une croissance vers un achèvement d’accomplissement. Le redoublement est une manière de dire la valeur de Jésus, mais aussi de souligner le mouvement : il y a un passage de Moïse (la Loi), à Jésus (la grâce). Le don par Jésus dépasse le don par Moïse. Comme il est dit au verset 17 : Car la Loi fut donnée par Moïse ; la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ. Le prologue se situe dans un mouvement d’accomplissement. C’est une manière de dire la vie.
Le rapprochement est fondé sur l’Ancien Testament. Le mouvement qui va de la Loi à la Vérité est présent dans les psaumes, en particulier dans le psaume 119 (118) qui fait l’éloge de la Loi. Pour les Juifs, la loi est un don de Dieu qui est source de vie. Dans ce contexte, le psaume dit que « la loi est vérité », parce qu’elle est révélation de Dieu. Il ne s’agit pas seulement de règles de vie ou de morale (une « loi »). Il en va de même dans la littérature juive (à Qumran de manière importante) où la loi est la vérité des préceptes de Dieu.
La répétition « loi et vérité » ne met pas la loi et la vérité sur le même plan, mais dans un mouvement : celui de la vie. La loi porte la vérité à mettre en œuvre. Le mouvement qui les porte est celui du don de Dieu. Ce mouvement a été un dépassement.
13 Un autre emploi significatif est dans l’épître de Jean : « 1 Moi, l’Ancien, à la Dame élue et à ses enfants, que j’aime en vérité – non pas moi seulement mais tous ceux qui ont connu la Vérité – 2 en raison de la vérité qui demeure en nous et restera avec nous éternellement. 3 Avec nous seront grâce, miséricorde, paix, de la part de Dieu le Père et de la part de Jésus Christ, le Fils du Père, en vérité et amour. » Il a un lien entre vérité et amour ! La trilogie « grâce, miséricorde et paix » est habituelle dans les salutations chrétiennes. Les mots désignent l’expérience chrétienne du don de Dieu qui débouche sur la vie éternelle. Le premier mot se réfère à un don de Dieu qui se déploie ensuite dans des situations diverses. Ce don a des antécédents dans la Loi de Moïse et l’histoire du peuple élu. La présence de Jésus est un accomplissement.
On a un parallèle entre le verset 17 de Jean et la salutation de l’épître : La loi (nomos)…………… la grâce (charis) et la vérité (aletheia)
par Moïse………………….par Jésus-Christ donnée……………………..advenue
1.3. « La grâce de la vérité » : la vie donnée
Le sens des termes karis (grâce), de l’expression « karin anti karin » (« grâce sur grâce ») et l’expression hê charis kai ê alêteia14 confirme que la Loi de Moïse a laissé place à une réalité plus riche : la présence de Dieu qui est source de vie.
L’expression « grâce de la vérité » désigne des événements advenus avec Moïse d’abord, avec Jésus enfin. « Car la Loi fut donnée par Moïse ; la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ » Moïse est présenté comme médiateur de la Révélation. Jésus est plus que Moïse : il est le chemin. La loi était un don, mais la grâce est le don par excellence.
L’opposition entre Moïse et Jésus-Christ, entre « la Loi » et la « grâce et la vérité », marque le passage entre deux étapes de l’histoire du salut. Il s’agit en effet d’événements fondateurs. Le temps est l’aoriste15, qui dit des événements, des moments précis du passé. Ce sont des dons de Dieu : la Loi et la grâce de la vérité. Il y a deux « économies » : la loi et la grâce. La Loi « a été donnée » – c’est le passé. Le présent est le temps de la grâce. La médiation de Moïse est différente de celle de Jésus-Christ. Moïse a été choisi pour être le médiateur de l’alliance du Sinaï ; Jésus pour être le médiateur de la nouvelle alliance. Jésus est plus que Moïse. Il introduit à une vie en participation avec Dieu.
Si la Loi était un don, la vérité est un don meilleur : une grâce, le don par excellence. Jean considère donc que la Tora était une révélation incomplète et provisoire. Ceci apparaît au verset 14 : « Le Verbe devint chair…. Plein de grâce et de vérité 16 ». Les versets 16-17 disent la venue dans le temps et le verset 17 dit la transcendance. Le livre qui suit rapportera comment cela est advenu. Dès l’introduction, la notion théologique d’accomplissement manifeste ce que sera la vie, la vie de Dieu partagée avec les humains ! Quel partage ?
2. Le Verbe fait chair
La manière dont Dieu partage sa vie est dite par l’expression « le Verbe fait chair ». Cette expression est bien connue, car elle est dans le Symbole des apôtres. Pour sortir de l’habitude prise en la disant, il faut relever la manière dont le prologue l’emploie – c’est de manière subtile. En effet, elle suscite la curiosité du lecteur qui ouvrira le livre qui montre comment cela s’est réellement passé.
L’expression est prise dans un texte bien rythmé :
14 La figure est dite hendiadys : une répétition du même sens pour une amplification
15 Le verbe egeneto est employé pour dire un événement. Dans le prologue on rencontre à six reprises le verbe « egeneto » (advenir) un aoriste qui contraste avec le parfait (ên). Nous lisons : v. 3 : panta di autou egeneto ; v. 10 : ho kosmos di autou egeneto ; v 17 : hê charis kai hê alêtheia dia Iêsou Christou egeneto.
16 Il faut noter l’importance du terme « Jésus-Christ ». Cette nomination est rare dans l’évangile de Jean. Elle figure dans la confession de foi de Marthe « Je crois que tu es le Christ, le Fils de Dieu, celui qui devait venir dans le monde » (Jn 11, 27). Les deux termes (Christ et Fils de Dieu) résument la christologie de saint Jean. Deux perspectives: la perspective messianique et la perspective théologique. C’est un point clef: la transcendance est liée à la personne dans sa condition humaine. C’est la théologie du chap. 17.
Le Verbe s’est fait chair
Et il a habité parmi nous
Et nous avons vu sa gloire
Gloire comme unique-engendré venant du Père Plein de grâce et de vérité
Dans cette construction, il y a trois acteurs : le Verbe, les disciples et de nouveau le Fils (Le Verbe incarné) dont la richesse et explicitée : il est « plein de grâce et de vérité ». C’est une manière d’expliciter le terme « gloire ». « Plein de grâce » dit la plénitude. Ainsi, « grâce » dit la perfection de l’homme Jésus-Christ et « vérité » dit l’achèvement de la révélation, la plénitude. Ces termes disent la vie qui vient du Père (v.14 « « la gloire venant du Père »).
2.1. La gloire
La gloire est non seulement vue, mais « contemplée » (etheasametha)17. Cette gloire manifeste l’identité de celui qui se manifeste « fils » (unique-engendré), car elle vient du Père. L’expression « venant du Père » indique l’origine de la mission de Jésus qui est l’envoyé du Père. Le langage est celui de la vie qui se donne. C’est explicité par l’emploi du verbe « engendrer ».
Le mot le plus important (au plan théologique) et « unique-engendré » (monogenos). Il se traduit par unique – unigenitus en latin – Le mot grec genos dit la race, l’espèce, le genre, le peuple…Ce qui ouvre sur des traductions de divers niveau dogmatique. Or mot composé de genos et d’un qualificatif est plus spécialement utilisé pour dire la situation en famille (nouveau-né, né dans la maison, né depuis longtemps, né le dernier…) Cela précise la situation de la venue au monde avec une précision sur la génération, la vie qui se donne. Le terme « unique » désigne une excellence (valeur irremplaçable par son être plus que par richesse, beauté ou intelligence…) et un amour de prédilection. Pour cette raison, le terme grec n’est pas seulement une numération, mais il souligne que c’est une génération – en effet, la vie se manifeste comme vie dans la fécondité (ce que l’épître de Jean développe longuement). Cette origine fonde l’identité.
Ce qui a été contemplé, c’est la gloire (doxa). Le terme traduit l’hébreu qui parle de la manifestation de Dieu dans sa sainteté, sa majesté et son dynamisme. L’expression de cette manifestation est présentée comme « gloire ». Le registre de vocabulaire est celui de la lumière. La gloire est une manifestation qui n’est pas seulement lumière matérielle, révélation dans des actes de salut. Là encore, le texte renvoie à la lecture du livre qui dira les œuvres de Jésus et comment il les a vécues.
Ce sens est présent dans la conclusion de la vie publique de Jésus au chapitre 12. Au versets 39-40, l’évangéliste renvoie à la vision d’Isaïe qui souligne que la manifestation de la gloire de Dieu est barrée par un aveuglement. C’est la situation de Jésus qui fait les signes de la venue du royaume mais qui ne sont pas reçus. La gloire est perçue dans la foi. C’est ce que Jésus dit à Marthe « Tu verras la gloire de Dieu » (11, 40). En effet, Jésus le dit à propos de la
17 La première épître précise que ce sont les disciples qui ont contemplé (1 Jn 1,14).
situation de Lazare : « cette maladie est pour la gloire de Dieu » (11, 4). Ainsi il y a un lien entre ce que Jésus fait et la manifestation de la gloire de Dieu. Cette manifestation n’est plus l’éclat d’une théophanie dans le style de l’Exode ou de la vision inaugurale d’Isaïe : elle est source de vie.
Dans ces œuvres, se manifeste l’obéissance de Jésus à son Père pour la réalisation de son Projet de salut. Ainsi au chapitre 13, quand Judas s’en va pour le livrer, Jésus dit « Maintenant le Fils de l’homme a été glorifié et Dieu a été glorifié en lui » (13,32-31). Ce qui est en jeu c’est la réalisation de la volonté du Père dans un projet qui traduit son amour pour les siens. Ce chemin n’est pas celui des grandeurs du « monde mondain »
C’est à ces événements que fait référence le Prologue quand il dit : « nous avons contemplé sa gloire ». Il ne s’agit pas ici de la contemplation comme Moïse ou Élie, mais ce qui a paru dans la vie et les œuvres de Jésus18. La gloire c’est la manifestation de Jésus aux siens : la résurrection de Lazare est l’achèvement de ce processus de salut qui est victoire de la vie sur la mort.
2.2. La plénitude
La plénitude (plêres / plêroma) c’est le contraire du vide. Cette plénitude est appliqué au Fils « unique-engendré ».
Le sens n’est pas matériel – comme dans la physique du temps ; il dit une richesse qui relève de l’esprit et cela concerne la vérité.
Le parallélisme le montre
v. 14 Plein ……………………………v 16-17 De sa plénitude nous avons tous reçu de la grâce …………………… une grâce à la place d’une autre grâce ;
de la vérité……………… car… la grâce de la vérité a été faite par Jésus-Christ
Donc après avoir dit qu’il y a don de la plénitude il est précisé que c’est grâce et vérité.
Autre parallélisme.
v.12-13 à ceux qui l’ont reçu il a donné…. v. 16-17 de sa plénitude nous avons reçu pouvoir de devenir enfant de Dieu…………. le don de la vérité
Le verbe « recevoir » dit le point de vue des croyants qui reçoivent le don.
Au verset 12 c’est devenir « enfant de Dieu », au verset 17 c’est le don de la vérité.
Il y a un lien entre le don de la filiation et le don de la vérité.
Cette vérité n’est pas une révélation quelconque, mais la révélation de ce que Jésus est en lui- même.
En conclusion : le lien entre le don d’être enfant de Dieu et le don de la vérité sont le corollaire de l’acte d’accueillir et par là d’entrer dans la vie. Il y a un seul et même don. Le don du Fils unique est un don fondateur qui a deux aspects : devenir enfant de Dieu et recevoir la vérité – cela parce que Jésus, est « le Fils unique venant du Père plein de la grâce de la vérité ».
18 Jean ignore la transfiguration des synoptiques.
Donc la vérité du Christ, c’est le mystère de sa filiation ; il est le « fils unique venant du Père ». Tel est le sens du mot « vie ».
2.3. La révélation
Le verset 14 « Fils unique venant du Père, plein de la grâce de la vérité » dit que la vérité du Christ c’est le mystère de sa filiation. Cela concerne la filiation des chrétiens.
Le récit évangélique manifeste que cette révélation se fera progressivement par manière de dévoilement. Il faut revenir au parallélisme entre 14 et 18
14 Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous, et nous avons contemplé sa gloire,
A1. gloire qu’il tient de son Père comme Fils unique, plein de grâce et de vérité.
B1 : 15 Jean lui rend témoignage et il clame : » C’est de lui que j’ai dit : Celui qui vient derrière moi, le voilà passé devant moi, parce qu’avant moi il était. »
C. 16 Oui, de sa plénitude nous avons tous reçu, et grâce pour grâce.
B2 : 17 Car la Loi fut donnée par Moïse ; la grâce et la vérité sont venues par Jésus
Christ.
A2 18 Nul n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est tourné vers le sein du Père, lui, l’a fait connaître ( exêgesthai).
Le verbe exêgesthai a plusieurs sens. Il dit « raconter », mais aussi la tâche du pédagogue d’« accompagner » l’élève dans son chemin d’accès à la connaissance. Il dit la manifestation et l’accès à une vérité inconnue auparavant. Il dit la révélation par Dieu dans l’histoire du salut. Ce sens apparaît dans la littérature juive du monde « sapientiel ». Le chemin de la Sagesse est celui d’un accompagnement, ou encore de suivre une trace, de scruter les traces et de découvrir. Dans la littérature biblique de Sagesse on insiste sur le fait que Dieu est inconnu19.
L’emploi du terme souligne qu’il s’agit du mystère de Dieu qui n’est accessible que par révélation !
C’est dans ce sens sapientiel que s’entend le verbe employé par Jean « exêgêsato » : Jésus a raconté, annoncé. On comprend alors l’opposition entre la loi et la grâce. La loi demande l’obéissance sans expliquer ; la grâce explique ce qui est demandé.
Nous lisons aux 17-18. « La Loi fut donnée par l’entremise de Moïse
La grâce et la vérité vint par Jésus Christ.
Nul n’a jamais vu Dieu ;
Le Fils unique, tourné vers le sein du Père,
Lui apporta la révélation »
Le fondement de cette révélation est que Jésus est le « fils unique » (v.14).
19 Voir Siracide 18, 5 « La puissance de sa majesté, qui pourra la mesurer, et qui pourra raconter ses miséricordes ? »). Le verbe dit l’action et la découverte de ce que l’humanité ne peut découvrir par elle-même. Ce propos est classique dans le judaisme. On lit dans le Siracide: « 27 Nous pourrions nous étendre sans épuiser le sujet ; en un mot : « Il est toutes choses. » 28 Où trouver la force de le glorifier? Car il est le Grand, au-dessus de toutes ses œuvres, 29 Seigneur redoutable et souverainement grand, dont la puissance est admirable. 30 Que vos louanges exaltent le Seigneur, selon votre pouvoir, car il vous dépasse. Pour l’exalter déployez vos forces, ne vous lassez pas, car vous n’en finirez pas. 31 Qui l’a vu et pourrait en rendre compte? Qui peut le glorifier comme il le mérite ? 32 Il reste beaucoup de mystères plus grands que ceux-là, car nous n’avons vu qu’un petit nombre de ses œuvres. 33 Car c’est le Seigneur qui a tout créé, et aux hommes pieux il a donné la sagesse. »
3. Le sein du Père
Le prologue précise : « le Fils unique tourné vers le sein du Père ». Cette expression décrit la relation du Père et du Fils et le mouvement dans lequel se trouve l’humanité
3.1. Le sein du Père
Le mot traduit par « sein » (en grec kolpos) désigne le thorax : la partie du corps qui se trouve entre les deux épaules et les bras ouverts qu’il s’agisse d’une femme ou d’un homme. C’est là que l’on tient un enfant ; pour cette raison, il dit la tendresse manifestée dans les gestes de l’enfance. L’expression dit la tendresse et l’affection. Il se traduirait bien par « cœur » au sens affectif du terme.
Le terme désigne un acte personnel d’amour : l’amour des parents, du proche, des amis, de Dieu… C’est là la source de la « vraie vie20 ».
L’expression de Jean est particulière. En grec habituellement on dit « dans le sein » (en grec en tô kolpô) ; Jean dit : « ho ôn eis ton kolpon » le terme grec « eis » se rapporte à un mouvement et accompagne un verbe de mouvement. Pourquoi ?
Il est un autre passage qui dans le prologue dit le mouvement : le verset 2 « pros ton Theon » doit se traduire : « le Logos était tourné vers Dieu ».
De ce rapprochement, on peut conclure que le mouvement est important puisqu’il est nommé au début et à la fin. On doit donc entendre le dernier verset comme « Le Fils unique qui est tourné vers le sein du Père, il fut, lui, la révélation ».
3.2. Le Fils bien-aimé
Le sujet de la phrase est « Le Fils unique ». C’est un titre propre à saint Jean. Ce titre a le mérite de lier l’intime de la vie de Dieu avec ce qui s’est manifesté dans l’action et les paroles du Christ. Jean emploie aussi l’expression « fils bien-aimé ». Il y a une connotation de l’amour comme en Jn 3 : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique » (3,16). C’est dans le don que se manifeste l’amour.
L’image expressive de « sein ou cœur » dit un rapport d’amour qui est réciproque entre le Père et le Fils. La réciprocité dans l’amour. Jean insiste sur ce point : « Le Père aime le Fils et a tout remis entre ses mains » (Jn 3,35). « Le Père aime le Fils et lui montre tout ce qu’il fait » (Jn 5, 20) « Le Père m’aime parce que je donne ma vie, pour la reprendre » (Jn 10,17). « Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés ; demeurez dans mon amour » (Jn 15,9). Jésus dit au Père : « Tu m’as aimé depuis la fondation du monde » (17,24). « Je leur ai fait connaître ton nom et le leur ferai connaître, pour que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux et moi en eux » (17,26). « Il faut que le monde reconnaisse que j’aime le Père et que je fais comme le Père m’a commandé » (14,30).
L’amour du Père et du Fils est réciproque : c’est une communion ! (Jn 17, 20-23)
Tout ceci est au fondement de l’image qui achève le Prologue. Un amour de communion dans une relation qui est celle du Père pour le Fils. C’est à cette communion qu’est invitée l’humanité. Quand elle se réalise, Jésus est vraiment « la vie ».
20 Est-ce celle dont Rimbaud disait qu’elle est absente ?
3.3. « Étant tourné vers le sein du Père »
Le temps du verbe n’est pas l’aoriste, mais le participe présent « étant tourné » et pas « se tournant ». Le temps du verbe est riche d’une leçon théologique ! Trois perspectives se présentent.
Pour certains, c’est une désignation de l’éternité divine. Elle dirait ce qui est « avant » l’incarnation. Est-ce une reconnaissance de l’éternité de Dieu ?
D’autres disent que la formulation dit qu’il s’agit du Fils ayant achevé sa mission et entré dans la gloire.
D’autres enfin disent que c’est une permanence dans la relation du Père et du Fils.
Le Père Ignace de La Poterie présente une interprétation en cohérence avec l’ensemble du prologue dans son enracinement historique et son mouvement d’ensemble. Le participe est au présent ! Cela signifie que la présence de Jésus dans le sein du Père est dans l’acte de révélation – simultané donc ! Celui qui révèle est celui qui est tourné vers le Père (v.1) et qui est dans le sein du Père (v. 18).
Le fait que ce soit un présent permet de voir que pendant toute sa mission Jésus est en présence du Père. Cela sera traduit par l’expression « Je suis » qui indique le présent de Jésus qui dit de lui-même : « Je suis le pain de vie » (6,35), « Je suis la lumière du monde » (8,12) « La voie, la vérité, la vie » (14,6). L’expression désigne une qualité stable qui est en lui et qui le place dans une situation singulière, puisque cette plénitude est marque du divin. Ainsi, à notre avis, ce qui est affirmé au présent dans les récits de la vie publique de Jésus est repris dans le prologue par l’expression « tourné vers le Père ». Jésus est dans la présence de Dieu d’une manière qui n’est pas occasionnelle. C’est de cette situation que les disciples ont été témoins. Ils en ont conclu que Jésus et Dieu n’était pas séparé et donc conduit à conclure qu’il était le Fils. Ils rencontraient en Jésus un aspect de la vie de Dieu et conclu qu’en Jésus se rencontrait l’humain et le divin, le contingent et le transcendant, l’histoire et la vérité.
La structure du Prologue le confirme. Il y a une inclusion entre le début et la fin (pros ton theon — eis ton kolpon tou patros). Il ne s’agit pas ici de spéculation sur la vie interne de Dieu, mais sur le fait que par son orientation constante du Christ vers le Père, Jésus manifestait le profond de son être que Jésus exprime par le terme de « fils ».
Les derniers mots du prologue introduisent au récit de la vie de Jésus. Jésus fait des « œuvres » qui sont des « signes ».
De cette manière, se manifeste la notion chrétienne de révélation. Pour les gnostiques21, la révélation est un message tombé du ciel, secret et communiqué à quelques privilégiés. Pour Jean, la révélation est dans des œuvres visibles par tous dont il importe de voir que ce sont des signes car ces actes permettent de voir que Jésus est tourné vers le Père qui est aussi son origine. Mais encore : la révélation n’est pas comprise comme dans la littérature d’apocalypse où le voyant voit des signes dans le Ciel (le monde d’en haut) et les transmet à ceux qui sont sur la Terre (le monde d’en bas). Jésus n’est pas un voyant qui porte un message : il témoigne par sa vie, ses œuvres et ses paroles. La révélation est au sens strict
21 Jean a le souci de réfuter les erreurs du gnosticisme naissant. Il le fait dans son épître mais aussi dans l’écriture du Prologue.
« incarnation ». C’est l’homme Jésus qui est le lieu de la révélation. Jésus est donc à la fois le révélateur et le révélé : Ainsi le concept de vie ne concerne pas une action circonstanciée ; il dit le plus profond de l’être de Jésus, le Fils éternel, venu dans le monde et prenant la tête de l’humanité nouvelle dans une nouvelle création. Tel est le cœur de ce que désigne le concept de vie ! C’est pourquoi Jésus dit de lui-même qu’il est la vie.
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Au terme de ces analyses, il apparaît que la définition prise pour l’étude de la vie est pertinente. Elle permet d’écarter toutes les réductions scientistes ou matérialistes comme la visée qui se cantonne dans la spiritualité. La vie se donne et se reçoit – elle se reçoit pour être donnée… Le langage de la génération est présent dans le vocabulaire chrétien. Il s’enracine dans la manière de prier de Jésus qui est transmise à ses disciples : Dieu est Père. Le prologue souligne ce fait en parlant de la génération du Fils. Ce don fonde l’existence chrétienne qui fait du chrétien plus qu’un disciple, mais un « enfant de Dieu ».
Ainsi la vie qui est la relation du Père et du Fils dans le mouvement éternel leur amour, est partagé par les chrétiens enfants de Dieu. Les chrétiens sont eux aussi dans le mouvement qui unit le Père et le Fils. En ce sens, le Fils, le Logos incarné, est la vie. Le don de la vie n’est pas l’ajout d’une aptitude, mais une plénitude donnée à la racine de l’être dans une nouvelle création.
Envoi : une révélation
Au cœur du prologue nous lisons : « Dieu personne ne l’a jamais vu. Le Fils unique nous l’a raconté » (v.18). Il y a au sens strict, une révélation. Ce n’est pas comme au Sinaï dans l’éclat qui terrifie ; elle est advenue est dans un fait que l’évangile donne à connaître : le Verbe s’est fait chair. Les disciples ont contemplé sa gloire. Ils ont découvert que Jésus était plus qu’un envoyé comme les autres, mais qu’il était une grâce du Père.
Jésus-Christ n’est pas seulement le révélateur : il est la révélation.
Tel est le sens de la trilogie : voie, vérité, vie. La voie est le chemin qu’il faut suivre dans la foi et dans les actes de charité. La vérité est la lumière qui éclaire le principe et la fin et permet d’aller de l’avant dans la connaissance de Dieu. La vie est l’origine (un don) et la fin (une grâce) ; elle est une plénitude communiquée. Cette origine n’est pas sans contenu : elle est vérité. Jésus est la vérité, car il manifeste la présence de Dieu et par ses actes et les paroles qui les éclairent il est « la voie, la vérité et la vie ».
Saint Matthieu de Tréviers, Triduum pascal, 14-16 avril 2022 Jean-Michel Maldamé