Les Dominicaines des Tourelles

Homélies et conférences

Pâques 2022 – « La Voie, la Vérité et la Vie » 2- La Vérité

2. La vérité

Le deuxième terme de la phrase du Discours après la Cène que nous lisons est le mot « Vérité ». Ce terme désigne tant de choses qu’il faut être précis, donc s’interroger sur ce que le mot signifiait pour les lecteurs de l’évangile de Jean et aussi pour ceux qui, présents au dernier repas pris avec Jésus, ont rapporté ces paroles. Le terme « vérité » ayant des acceptions très nombreuses, il me semble pertinent d’entrer immédiatement dans le vif du sujet en prenant en compte les paroles de Jésus2. Nous lisons dans l’évangile de Jean – en cela convient en ce jour de vendredi saint – au chapitre 18 : « 33 Pilate appela Jésus et dit : « Tu es le roi des Juifs ? » 34 Jésus répondit : « Dis-tu cela de toi-même ou d’autres te l’ont-ils dit de moi ? » 35 Pilate répondit : « Est-ce que je Mon royaume n’est pas de ce monde. Si mon royaume était de ce monde, mes gens auraient combattu pour que je ne sois pas livré aux Juifs. Mais mon royaume n’est pas d’ici. » 37 Pilate lui dit : « Donc tu es roi ? » Jésus répondit : « Tu le dis : je suis roi. Je ne suis né, et je ne suis venu dans le monde, que pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix. » 38 Pilate lui dit : « Qu’est- ce que la vérité ? » »3 L’opposition est radicale : d’un côté Pilate élude tout débat par une question dont l’interprétation ne peut ignorer que Pilate se moque de Jésus qu’il fait flageller et que les soldats tournent en dérision par la couronne d’épine, le manteau pourpre et le roseau en guise de sceptre royal. Face à Pilate, Jésus déclare que sa mission est de rendre témoignage à la vérité. Ce qui conduit à une interrogation plus radicale sur la relation entre Jésus et la vérité. Comment passer de « rendre témoignage » à l’affirmation d’une identité : « Je suis la vérité » ? Tel est l’enjeu de notre méditation ce Vendredi saint.

1. Rendre témoignage à la vérité

L’expression « témoigner de la vérité » (ou « rendre témoignage à la vérité ») vient à deux reprises dans l’évangile de Jean. Une première fois, Jésus dit de Jean-Baptiste : « Il a rendu témoignage à la vérité » (5, 33). Une seconde fois, Jésus parle de lui-même au moment le plus décisif de la Passion, quand il se trouve devant Pilate. Jésus lui répond : « Je suis venu dans ce monde : pour témoigner de la vérité » (Jn 18, 37). C’est la même situation. Jean- Baptiste a été persécuté par Hérode et les autorités de Jérusalem. De même, Jésus est devant Pilate à qui les autorités juives ont demandé sa condamnation à mort ! Dans ce contexte, l’expression résume la mission de Jésus à ses propres yeux. C’est une relecture de son activité messianique. Pour bien la situer, il faut relever le contexte théologique du procès de Jésus et pour cette raison relever l’importance du courant de l’apocalyptique qui a pris la relève de la prophétie en Israël.

1.1. Un contexte juif : l’apocalyptique

2 Nous n’entrons pas dans l’exposé des divers sens du terme dont la richesse est immense, car les philosophes, les juristes, les moralistes et les scientifiques ne cessent d’en parler. Nous restons dans le monde de l’évangile de Jean qui est très riche, car s’il hérite de la Bible hébraïque et grecque, il participe à des courants importants de l’hellénisme du 1er siècle de notre ère.

3 Traduction de la Bible de Jérusalem

 

L’expression « témoigner de la vérité » se trouve dans les manuscrits de Qumran, où on lit : « Quand ces choses arriveront en Israël, le Conseil de la Communauté sera affermi dans la vérité en tant que plantation éternelle : c’est la maison de sainteté pour Israël et la société de suprême sainteté pour Aaron ; ils sont les témoins de la vérité en vue du jugement et les élus de la bienveillance (divine), chargés d’expier sur la terre et de faire retomber les sanctions sur les impies » (1 QS 8,4-7). Comment interpréter « Témoins de la vérité » ? Est-ce au sens objectif du terme (la vérité de ce qui est enseigné ou pratiqué) ou bien au sens subjectif (l’attitude de vérité des témoins, comme si cette attitude faisait partie de ce dont ils témoignent) ? Ou plus simplement : témoins véridiques ? Il semble que l’on doive l’entendre comme le témoignage porté par des « hommes de vérité », au sens où ils vivent dans la conscience d’être membres d’une communauté de « parfaits » par leur comportement moral et leur vie religieuse4.

Le mot « vérité » caractérise donc la qualité de vie, celle qui sera reconnue au jugement dernier. Ce sera un « témoignage », en ce sens que la qualité de leur vie montre aux impies ce qu’ils n’ont pas fait et qu’ils auraient dû faire pour être sauvés (aller au Paradis). Cette figure est liée à Hénoch qui sera présent à la fin des temps pour montrer aux impies ce qu’ils auraient dû faire pendant leur vie. Le témoignage donne force de vérité au jugement. Sans faire de lien strict avec les Esséniens, il convient de mentionner l’activité de Jean- Baptiste – qui a des points communs avec les Esséniens5.

1.2. Jean-Baptiste

Dans la controverse qui suit la guérison du paralytique, Jésus dit à ses adversaires : « Vous avez envoyé trouver Jean et il a rendu témoignage à la vérité (memarturêken tê alêtheia)» (Jn 5, 33).

Le propos s’inscrit dans le mouvement d’ensemble de l’évangile de Jean qui rapporte les signes de Jésus et les fait suivre de débats et de discussions avec les « Juifs » – entendons les autorités qui président à la vie des juifs et d’une certaine manière les représentent. Dans le contexte de sa mise en procès, Jésus cite des témoins. Au chapitre 5, il cite Jean-Baptiste. C’est radical, car nul n’ignore que Jean a été mis en prison et exécuté pour la rigueur de ses appels à la conversion. Sa prédication de Jean Baptiste était radicale et sans concession. Non seulement Jean-Baptiste a annoncé la fin du temps présent et l’ouverture d’un temps nouveau, mais il a menacé les scribes et les pharisiens de la Colère de Dieu. La thématique de sa prédication est centrée sur la notion de jugement qui ouvrira une nouvelle période où Dieu sera présent. Ce point n’a pas la même importance selon les évangiles et il y a une différence entre l’évangile de Jean et les synoptiques ! Dans les synoptiques, Jean-Baptiste annonce le jugement comme imminent ; il fait du temps présent un don miséricordieux pour laisser place à la conversion. Son annonce concerne le futur : le jugement aura lieu bientôt. Dans l’évangile de Jean, le ton n’est plus le même : il s’agit de reconnaître la présence du Messie.

4 Ce sens n’est pas étranger à la signification du terme dans la philosophie grecque où les « amants de la sagesse, i.e. les « philosophes » vivent en communauté, autour d’un maître.
5 Les Esséniens (à Qumran et ailleurs – même à Jérusalem) sont des prêtres qui ont récusé l’autorité de la dynastie sacerdotale des Sadoc (les Sadducéens) compromis dans la collaboration avec l’ennemi. Jean-Baptiste est lui aussi de famille sacerdotale en opposition avec cette « dynastie ».

La prédication de Jean se déroule quand Jésus est présent, comme il le dit : « Au milieu de vous se tient quelqu’un que vous ne connaissez pas » (Jn 1,26). Dans l’évangile de Jean, Jean- Baptiste est le témoin du Messie présent. Ce n’est plus l’annonceur de ce qui viendra plus tard ; il est le témoin qui dit ce qu’il voit au présent6.

Le thème de la prédication de Jean-Baptiste est la foi en Jésus présent dans son peuple. Le témoignage de Jean-Baptiste porte sur le jugement en train de se réaliser par la présence de Jésus. Ce point est dit explicitement dans le Prologue au présent : « Jean lui rend témoignage et il crie… » (Jn 1,15) et « Jean déclare » (1,20). Il faut tenir compte du fait que les premiers disciples de Jésus ont été disciples de Jean7.

1.3. Le témoignage de Jésus

Même si le contexte eschatologique est le même, la réponse de Jésus a Pilate dit bien plus. Nous lisons : « 33 Pilate entra de nouveau dans le prétoire ; il appela Jésus et dit : « Tu es le roi des Juifs ? » 34 Jésus répondit : « Dis-tu cela de toi-même ou d’autres te l’ont-ils dit de moi ?  » 35 Pilate répondit : « Est-ce que je Mon royaume n’est pas de ce monde. Si mon royaume était de ce monde, mes gens auraient combattu pour que je ne sois pas livré aux Juifs. Mais mon royaume n’est pas d’ici.  » 37 Pilate lui dit :  » Donc tu es roi ? » Jésus répondit : « Tu le dis : je suis roi. Je ne suis né, et je ne suis venu dans le monde, que pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix. » 38 Pilate lui dit : « Qu’est- ce que la vérité ? » Et, sur ce mot, il sortit de nouveau et alla vers les Juifs. Et il leur dit : « Je ne trouve en lui aucun motif de condamnation. 39 Mais c’est pour vous une coutume que je vous relâche quelqu’un à la Pâque. Voulez-vous que je vous relâche le roi des Juifs ? » 40 Alors ils vociférèrent de nouveau, disant : « Pas lui, mais Barabbas ! » Or Barabbas était un brigand. »

Deux éléments apparaissent. Jésus dit le but de sa venue au monde: rendre témoignage à la vérité. Le second membre de la phrase fait l’éloge de ceux qui écoutent la voix de Jésus et sont qualifiés d’« être de la vérité ». La réponse de Jésus est donc dans l’ordre de ce qui le concerne : le politique. Jésus lui répond en lui disant quel est son champ de pouvoir ; il dit clairement à Pilate ce qu’est son royaume : « Ceux qui sont de la vérité » ! La vérité dont Jésus témoigne est en effet ce qui a été communiqué aux membres de son royaume, celles et ceux qui ont écouté sa parole et reçu son message – et avec elle l’amitié de Dieu.

6 Jean chap. 3 : 23 Jean aussi baptisait, à Aenon, près de Salim, car les eaux y abondaient, et les gens se présentaient et se faisaient baptiser. 24 Jean, en effet, n’avait pas encore été jeté en prison. 25 Il s’éleva alors une discussion entre les disciples de Jean et un Juif à propos de purification : 26 ils vinrent trouver Jean et lui dirent :  » Rabbi, celui qui était avec toi de l’autre côté du Jourdain, celui à qui tu as rendu témoignage, le voilà qui baptise et tous viennent à lui !  » 27 Jean répondit :  » Un homme ne peut rien recevoir, si cela ne lui a été donné du ciel. 28 Vous-mêmes, vous m’êtes témoins que j’ai dit : « Je ne suis pas le Christ, mais je suis envoyé devant lui.  » 29 Qui a l’épouse est l’époux ; mais l’ami de l’époux qui se tient là et qui l’entend, est ravi de joie à la voix de l’époux. Telle est ma joie, et elle est complète. 30 Il faut que lui grandisse et que moi je décroisse. 31 Celui qui vient d’en haut est au-dessus de tous ; celui qui est de la terre est terrestre et parle en terrestre. Celui qui vient du ciel 32 témoigne de ce qu’il a vu et entendu, et son témoignage, nul ne l’accueille. 33 Qui accueille son témoignage certifie que Dieu est véridique ; 34 en effet, celui que Dieu a envoyé prononce les paroles de Dieu, car il donne l’Esprit sans mesure. 35 Le Père aime le Fils et a tout remis dans sa main. 36 Qui croit au Fils a la vie éternelle ; qui refuse de croire au Fils ne verra pas la vie ; mais la colère de Dieu demeure sur lui.  »

7 Une confirmation est donnée par le commentaire de la rencontre de Jésus et Nicodème : « Ce que nous savons, nous en parlons et de ce que nous avons vu, nous témoignons et notre témoignage, vous ne le recevez pas » (Jn 3, 11). Qui est ce « nous » ? Vraisemblablement des disciples de Jean devenus disciples de Jésus.

Qu’est-ce que cette vérité ? Le contexte le montre. La vérité est liée à l’enseignement que Jésus transmet de la part de Dieu. Le terme « vérité » est mis en parallèle avec les termes : enseignement, langage, parole et lumière – ce sont des termes employés pour dire l’être de Dieu (dans la tradition grecque de la Sagesse). Il s’agit donc d’une révélation. L’évangélise marque la spécificité de cette révélation par l’emploi des termes.

Le lien entre la mission et le témoignage la venue est exprimé par le même verbe, mais à deux temps différents. Pour Jean-Baptiste nous lisons : « Jean a rendu témoignage à la vérité (memarturêken tê alêtheia) » (Jn 5,33). Le verbe est à l’aoriste qui désigne une tâche précise, accomplie dans un temps et des circonstances bien déterminées. Pour Jésus, c’est tout le temps (elêlutha…ina marturêsô) (Jn 18,37) Jésus dit : « je suis venu pour témoigner ». Le verbe au subjonctif se rapporte à une action qui dure encore. Toute la vie de Jésus est une présence qui témoigne. Dans le cadre de l’espérance de son peuple, c’est la venue du temps messianique. Ceux qui la reçoivent sont « de la vérité »

La royauté de Jésus est dans le lien avec ceux qui sont « de la vérité ». C’est l’accueil de la vérité qui construit la royauté de Jésus dont témoignent la parole et l’action de Jésus.

On peut donc conclure : Jésus témoigne pour la vérité et ceux qui sont de la vérité l’écoutent. La notion de vérité est une explicitation de la notion de révélation. Il faut préciser les éléments de cette vérité par rapport à Jésus.

2. Jésus en procès

La réponse de Jésus à Pilate n’est pas seulement de circonstance (un procès qui a une dimension politique comme tout autre messianisme). L’évangéliste Jean en fait une conclusion de toute l’activité de Jésus. On le voit dans le fait que le terme « témoigner » revient très souvent dans l’œuvre de Jean : 14 fois marturia et 33 fois marturein. Dans ce contexte, l’aspect juridique est patent. Cet aspect est très important dans l’évangile de Jean qui présente la vie de Jésus comme un grand procès.

2.1. Témoigner

Dans les propos de Jésus on reconnait le vocabulaire juridique du procès. On rencontre les mots « convaincre », « accuser », « juger » (krinein), « jugement « (krisis) et aussi « témoignage » et « témoigner ». Ce verbe est employé dans ses deux sens judiciaires UN: « témoigner en faveur » de quelqu’un (le Christ) ou de quelque chose (la vérité). Ces emplois sont faits dans un contexte de lutte contre des adversaires. Jésus combat un monde hostile qui se ferme à la lumière. La situation mènera à un jugement. C’est dans ce contexte que la parole du Christ est un appel à la foi – source du salut.

Cette conclusion est confirmée par le fait que le verbe « témoigner » est lié au verbe « voir ». Ainsi Jean-Baptiste déclare : « J’ai vu et je témoigne que c’est lui l’Élu de Dieu » (Jn 1,34). De même, l’apôtre Jean conclut son œuvre en disant de lui-même : « Celui qui a vu rend témoignage » ; il redit dans son épître : « Nous avons vu et nous témoignons » (1 Jn 1,2 et 4,14). Le verbe « voir » est au parfait, puisqu’une inscription durable a été laissée par ce qui a été vu. Dans ces situations, il s’agit de la réalité perçue et aussi de la compréhension de la réalité qui s’est manifestée. Ainsi Jean-Baptiste au Jourdain : il a vu quelque chose, mais il témoigne que cela renvoyait à ce qui relève de l’invisible, ce qui est signifié par le fait qu’il voit « comme une colombe ». Le témoin n’est pas seulement quelqu’un qui rapporte un fait ; c’est quelqu’un qui a une certitude sur une réalité invisible. C’est un témoin de la foi.

2.2. Les différents témoins

L’importance du thème du procès et donc du témoignage est telle qu’on ne peut l’enfermer dans quelques gestes ou paroles de Jésus ou à propos de Jésus. Il faut donc prendre en compte un ensemble très divers. Qui sont les différents témoins ? D’abord, Jean- Baptiste dont il est dit « Il vint pour un témoignage » (Jn 1, 7). Mais avant Jean-Baptiste, l’Écriture témoigne (5, 30). Or dans l’Écriture (pour les Juifs), c’est Dieu qui parle (2, 22 ; 5, 47). Ensuite, cette même référence à la source se poursuit pour l’évangéliste qui croit que Dieu a envoyé son Fils (5, 24). Jean-Baptiste, l’Écriture et les œuvres. A quoi s’ajouteront dans l’épître de Jean « l’eau, l’esprit et le sang » (1 Jn 5, 6). Pourtant, tout est centré sur la personne de Jésus8. En effet, nous lisons au chapitre 5 cette parole de Jésus : « J’ai plus grand que le témoignage de Jean : les œuvres que le Père m’a donné à mener à bonne fin, ces œuvres mêmes que je fais me rendent témoignage que le Père m’envoie. » (5,36).

Le premier témoignage consiste donc en les œuvres accomplies par Jésus. Elles sont visibles et incontestables dans leur réalité. Le pain est multiplié, le paralytique marche, l’aveugle voit et Lazare sort du tombeau. Jean-Baptiste témoigne de lui (« peri autou ») (Jn 1, 15) et cela évoque la question de Jean en prison à Jésus. Celui-ci lui répond par la réalité des faits qu’il a accomplis publiquement et notoirement.

Ces œuvres ne sont pas des « bonnes œuvres » ; elles ont du sens, parce qu’elles sont promises par les Écritures. Ces œuvres qui attestent que Jésus est le Messie, l’élu de Dieu (Jn 1, 32.34). Les œuvres témoignent en ce sens qu’elles permettent de dire qui est Jésus : sa nature intime dévoilée par les signes qu’il opère.

8 5,31 Si je me rends témoignage à moi-même, mon témoignage n’est pas valable.32 Un autre témoigne de moi, et je sais qu’il est valable le témoignage qu’il me rend. 33 Vous avez envoyé trouver Jean et il a rendu témoignage à la vérité. 34 Non que je relève du témoignage d’un homme ; si j’en parle, c’est pour votre salut. 35 Celui-là était la lampe qui brûle et qui luit, et vous avez voulu vous réjouir une heure à sa lumière. 36 Mais j’ai plus grand que le témoignage de Jean : les œuvres que le Père m’a donné à mener à bonne fin, ces œuvres mêmes que je fais me rendent témoignage que le Père m’envoie. 37 Et le Père qui m’a envoyé, lui, me rend témoignage. Vous n’avez jamais entendu sa voix, vous n’avez jamais vu sa face, 38 et sa parole, vous ne l’avez pas à demeure en vous, puisque vous ne croyez pas celui qu’il a envoyé. 39 Vous scrutez les Écritures, parce que vous pensez avoir en elles la vie éternelle, et ce sont elles qui me rendent témoignage, 40 et vous ne voulez pas venir à moi pour avoir la vie ! »

Plus encore, les œuvres ne sont œuvres que parce que Jésus ne se réfère pas à lui-même de manière auto-affirmative. Il renvoie à un autre : le Père (Jn 5, 31-39 ; 8, 14-18) et en discutant avec les Juifs, il leur rappelle que son œuvre réalise ce que les Écritures annonçaient.

De cette situation nous pouvons conclure que le témoignage donné par Jésus n’est pas une auto-affirmation, mais une lumière qui vient de la rencontre entre les annonces, les faits et les interprétations données par les «hommes de Dieu». Dans le mouvement de cette reconnaissance, Jésus renvoie à celui qui est à l’origine de tout ce qui advient : le Père.

2.3. Témoignage de l’Esprit

La référence au Père renvoie à l’œuvre accomplie. C’est ce que fait l’épître de Jean qui mentionne : l’eau, l’Esprit et le sang. Dans la vie de Jésus : le baptême et la mort en croix où Jésus est percé par la lance et « remet son esprit » sur la croix. Ce témoignage est lié à l’Esprit. Nous lisons en Jn 15 : « 24 Si je n’avais pas fait parmi eux les œuvres que nul autre n’a faites, ils n’auraient pas de péché ; mais maintenant ils ont vu et ils nous haïssent, et moi et mon Père. 25 Mais c’est pour que s’accomplisse la parole écrite dans leur Loi : Ils m’ont haï sans raison. 26 Lorsque viendra le Paraclet, que je vous enverrai d’auprès du Père, l’Esprit de vérité, qui vient du Père, il me rendra témoignage. 27 Mais vous aussi, vous témoignerez, parce que vous êtes avec moi depuis le commencement. » Tout cela se réalisera dans le cours du temps9.

L’ampleur du champ présenté atteste que, dans l’évangile de Jean, le thème du témoignage est divers. Mais, il est centré sur la personne de Jésus reconnu comme Messie et Fils de Dieu. Il résulte de cette ampleur d’usage que le sens de l’expression « être dans la vérité » : ce n’est pas seulement un savoir, mais une présence.

3. Identité de Jésus : Parole et vérité

Dans l’évangile de Jean il y a un lien entre parole et vérité. Les mots rêma et logos sont mis en lien avec alethéia. Il y a aussi un lien entre le mot vérité et le verbe « dire ». Ce verbe traduit deux mots grecs lalein ou legein. Cette dualité permet de voir le rapport entre parole et vérité. Toutes les paroles de Jésus n’ont pas le même statut. La manière de Jean n’est pas originale. En effet, dans la Bible grecque le verbe lalein est utilisé pour dire une révélation fondatrice. Ainsi il est employé dans le texte de la vocation d’Isaïe cité par Jésus :

«Isaïe dit cela quand il eut la vision de sa gloire et c’est de lui (le Christ) qu’il parla (elalêsen)» (12,41).

9 Cette thématique est reprise dans la Première Épître de Jean : chap. 5 : « 5 Quel est le vainqueur du monde, sinon celui qui croit que Jésus est le Fils de Dieu ? 6 C’est lui qui est venu par eau et par sang : Jésus Christ, non avec l’eau seulement mais avec l’eau et avec le sang. Et c’est l’Esprit qui rend témoignage, parce que l’Esprit est la Vérité. 7 Il y en a ainsi trois à témoigner : 8 l’Esprit, l’eau, le sang, et ces trois tendent au même but. 9 Si nous recevons le témoignage des hommes, le témoignage de Dieu est plus grand. Car c’est le témoignage de Dieu, le témoignage que Dieu a rendu à son Fils. 10 Celui qui croit au Fils de Dieu a ce témoignage en lui. Celui qui ne croit pas en Dieu fait de lui un menteur, puisqu’il ne croit pas au témoignage que Dieu a rendu à son Fils. 11 Et voici ce témoignage : c’est que Dieu nous a donné la vie éternelle et que cette vie est dans son Fils.12 Qui a le Fils a la vie; qui n’a pas le Fils n’a pas la vie. 13 Je vous ai écrit ces choses,à vous qui croyez au nom du Fils de Dieu, pour que vous sachiez que vous avez la vie éternelle.

3.1. « Amen, Amen »

Une formule revient souvent chez saint Jean : « amen, amen, je vous (ou te) le dis ». (25 fois !). Cette formule simple, mais solennelle, donne une grande valeur à ce qui est dit. Elle souligne l’importance du propos : mystérieux, énigmatique, intime… De fait, les paroles introduites sont significatives, mais elles ont aussi un caractère énigmatique. C’est de manière rétrospective parce que ce qui est dit sera vérifié et compris ultérieurement.

Ce processus est mis en œuvre dans le discours après la Cène. Jésus s’adresse à ses disciples : « Je vous dis la vérité (alêthéian legô), il est bon pour vous que je m’en aille… » (Jn 16,7). Le propos de Jésus est difficile à recevoir par ses disciples sur le moment : le départ de Jésus est présenté comme volontaire. Ce départ et donc la séparation et la rupture douloureuse sont un bien pour les disciples. Mais ici c’est une prédiction : elle renvoie à une révélation qui viendra. La « vérité » est ici que la révélation sera plénière avec le don de l’Esprit-Paraclet. Ainsi cette parole de Jésus n’est pas limitée à de faits immédiats : elle ouvre sur ce qui n’est pas encore donné. Si dans cette phrase ce n’est pas la révélation de la vérité comme telle, c’est une parole vraie au service de la vérité.

De ces analyses il résulte que si la valeur du témoignage est la vérité dite, il y a cependant plusieurs manières de s’exprimer. Jean utilise cette ressource pour relever ce que la parole de Jésus a de spécifique et il le fait par l’usage d’un vocabulaire précis – ce que la traduction habituelle ne permet pas de voir immédiatement et qu’il faut exposer brièvement.

3.2. Dire ou parler

Il y a dans l’évangile de Jean deux verbes pour dire ce qui advient quand Jésus s’exprime. Le verbe lalein et le verbe verbe legein . Le premier est utilisé pour une parole qui a de l’importance (jusqu’à dire une révélation) ; le second pour un fait qui participe de la relation humaine de la vie « ordinaire » (ce qui n’a rien de méprisable). La manière de dire participe du message. Un exemple le montre : le récit de la rencontre avec la Samaritaine a(u chapitre 4) : 10 Jésus lui répondit :  » Si tu savais le don de Dieu et qui est celui qui te dit : Donne-moi à boire, c’est toi qui l’aurais prié et il t’aurait donné de l’eau vive.  » […]  » 19 La femme lui dit :  » Seigneur, je vois que tu es un prophète… […] Jésus lui dit : « 23 Mais l’heure vient – et c’est maintenant – où les véritables adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité, car tels sont les adorateurs que cherche le Père. 24 Dieu est esprit, et ceux qui adorent, c’est en esprit et en vérité qu’ils doivent adorer.  » 25 La femme lui dit :  » Je sais que le Messie doit venir, celui qu’on appelle Christ. Quand il viendra, il nous expliquera tout.  » 26 Jésus lui dit :  » Je le suis, moi qui te parle.  »

Nous lisons verset 10 : tis estin ho legôn soi et au verset 26 : egô eimi, ho lalôn soi. Au v. 10, Jésus dit qu’il s’adresse à la Samaritaine comme on parle avec une autre personne avec simplicité et dans le respect – pour un propos limité. Mais au verset 26, Jésus dit à la femme : « si tu savais… qui est celui qui te parle ». Le legein du début est changé en lalein. Que signifie ce changement ? Le début est une parole sérieuse, dans le cours habituel des demandes, des réponses, des références personnelles et des bons usages (Jésus a soif et n’a rien pour puiser ; il demande de l’aide). Mais quand il est question de la vie dans ses grandeurs et ses misères la communication est d’un autre ordre. La Samaritaine est une femme dont il a perçu la dignité dans une vie fort contrastée qui a connu bien des épreuves…) Jésus prononce des paroles de vérité ; c’est-à-dire : le mystère de la vie humaine et de la relation à Dieu : avec l’appel à prier « en esprit et en vérité ». Le verbe qui dit le propos et plus que celui de la conversation et de la communication ès choses immédiates et tangibles.

3.3. Face aux Juifs

Le verbe lalein est souvent employé par Jésus dans les controverses avec les Juifs. Dans un contexte de procès Jésus parle clair et « ouvertement ». Jésus dit : « moi je vous ai dit (déclaré) la vérité » (ten alêtehian lelaleka) (Jn 8, 40). Plusieurs textes le montrent dans le débat avec les Juifs. Voici les principaux, en lien avec des discours importants.

Au chapitre 7, Jésus est monté à Jérusalem pour la fête des tentes. Il répond à ses adversaires : « Pour une seule œuvre que j’ai faite, vous voilà tous étonnés. 22 Moïse vous a donné la circoncision – non qu’elle vienne de Moïse mais des patriarches – et, le jour du sabbat, vous la pratiquez sur un homme. 23 Alors, un homme reçoit la circoncision, le jour du sabbat, pour que ne soit pas enfreinte la Loi de Moïse, et vous vous indignez contre moi parce que j’ai guéri un homme tout entier le jour du Sabbat ? 24 Cessez de juger sur l’apparence ; jugez selon la justice. » 25 Certains, des gens de Jérusalem, disaient : « N’est-ce pas lui qu’ils cherchent à tuer ? 26 Et le voilà qui parle ouvertement (hide parrêsia lalei) sans qu’ils lui disent rien ! Est-ce que vraiment les autorités auraient reconnu qu’il est le Christ ? »

Au chapitre 8, nous lisons : « 12 De nouveau Jésus leur adressa la parole (elalêsen ho Iesus legô) et dit :  » Je suis la lumière du monde. Qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais aura la lumière de la vie.  » […] 20 Jésus prononça ces paroles au Trésor, alors qu’il enseignait dans le Temple. Personne ne se saisit de lui, parce que son heure n’était pas encore venue. […] 40 Or maintenant vous cherchez à me tuer, moi, un homme qui vous ai dit la vérité (anthrôpon hos tên alêtheian umin lelalêka), que j’ai entendue de Dieu. Cela, Abraham ne l’a pas fait ! […] 43 Pourquoi ne reconnaissez-vous pas mon langage ? C’est que vous ne pouvez pas entendre ma parole (ton logon ton emon).»

Cet emploi a des antécédents dans la tradition prophétique. Le verbe qui dit la parole du prophète est celui que Jean emploie pour Jésus. Au chapitre 12, nous lisons : « 35 Jésus leur dit : « Pour peu de temps encore la lumière est parmi vous. Marchez tant que vous avez la lumière, de peur que les ténèbres ne vous saisissent : celui qui marche dans les ténèbres ne sait pas où il va. […] 41 Isaïe a dit cela, parce qu’il eut la vision de sa gloire et qu’il parla de lui (elalêsen peri autô). »

Il paraît donc que pour saint Jean le verbe lalein a une valeur spéciale. Il est appliqué à la communication d’une parole révélée. Ce « dire » lalein est celui de Moïse ou d’Isaïe au peuple. Jésus fait le lien explicite entre sa parole et la mission qui lui a été confiée. Il y a donc une révélation. Il faut donc aller plus avant et voir comment l’évangile de Jean conduit des paroles de Jésus à Jésus parole éternelle en employant le terme Logos.

4. Des paroles à la parole

S’il y a un dire, il y a des paroles dites. Là encore le vocabulaire de Jean n’est pas arbitraire. Il y a un lien entre les paroles et la vérité et plus encore un lien entre la personne qui parle et ce qu’elle dit.

4.1. L’unité d’une vie

. Une première remarque. Deux mots grecs sont disponibles rêma et logos. Dans l’évangile de Jean, de manière habituelle, le mot rêma est employé au pluriel : les paroles. Et le mot logos au singulier : la parole (en latin verbum). Le mot au singulier (logos) a une valeur de synthèse. Jésus prononce plusieurs paroles (rêma) qui sont présentées comme une parole (logos). Le mot logos dit l’unité du message de Jésus.

Nous avons là une situation évoquée dans le propos de controverse entre Jésus et les Juifs. Jésus reproche à ceux qui le condamnent que ses paroles sont des œuvres de lumière pour le salut de tous. Il le rappelle au chapitre 12 : « 46 Moi, lumière, je suis venu dans le monde, pour que quiconque croit en moi ne demeure pas dans les ténèbres. 47 Si quelqu’un entend mes paroles et ne les garde pas, je le ne juge pas, car je ne suis pas venu pour juger le monde, mais pour sauver le monde. »

Pour dire cette unité, Jésus dit que ses propos sont une parole : « La parole que je vous ai dite (ho logos on elalêsa ekeinos) » (12,48). Cette phrase est au chapitre 12, lors de la dernière manifestation publique de Jésus à Jérusalem avant la Passion. C’est une sorte de résumé de toute l’action rapportée auparavant. Or Jésus la met au singulier. La parole est la force et le principe de tout ce que Jésus a déclaré dans les divers moments de sa vie. Les différences sont notables entre les temps et les situations, mais c’est l’unité d’une même action, d’un même projet dont le principe est en Dieu, celui que Jésus appelle son Père. « Jésus déclare : 48 Qui me rejette et n’accueille pas mes paroles a son juge : la parole que j’ai fait entendre, c’est elle qui le jugera au dernier jour ; 49 car ce n’est pas de moi-même que j’ai parlé, mais le Père qui m’a envoyé m’a lui-même commandé ce que j’avais à dire et à faire connaître ; 50 et je sais que mon commandement est vie éternelle. Ainsi donc ce que je dis, tel que le Père me l’a dit je le dis. »

Ainsi le principe est dans l’envoi par le Père. La conclusion de la vie publique de Jésus est liée à la parole. Il y a des paroles qui sont le message et ce message est aussi une parole dont l’unité vient de sa source : le Père.

4.2. La vérité

Ce propos n’est pas sans rapport avec le contenu de ces paroles. L’évangile de Jean met en parallèle ta rêmata « les paroles » avec hê alêtahia « la vérité ». Ainsi la vérité est ce qui est dit. La réalité est présente par le fait que Jésus le dise. Nous lisons au chapitre 8 : « 31 Jésus dit alors aux Juifs qui l’avaient cru :  » Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes disciples, 32 et vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera. »

Il y a un lien entre logos et alêthéia. Le terme logos dit l’unité des multiples paroles de Jésus. Il fait plus. Il renvoie à celui qui l’a envoyé et, pour cette raison, elle est vérité.

4.3. La source biblique

La référence au Père atteste que le lien entre parole et vérité vient de ce que les paroles de Jésus sont celles qu’il a entendu auprès du Père et qu’il proclame parmi les humains. Cet emploi du mot vérité est conforme à la tradition biblique. C’est une reprise d’expressions présentes dans les psaumes (surtout le psaume119) et dans les textes de Sagesse où l’expression « paroles de vérité » est synonyme de « propos pleins de sagesse ». Le terme logos est associé à cet emploi. Il y a une transposition de la notion de loi : « la vérité de la loi » est typiquement juive. Dans ce contexte logos et alêthéia sont synonymes. Ce fait est confirmé par des expressions analogues dans le Nouveau Testament. L’expression « logos tês alêtheias » est chez Jacques (1, 18) ; elle employée par saint Paul (2 Co 6,7 : Ep 1.13 ; Col 1,5 ; 2 Tim 2,15). De fait, dans la traduction grecque de la Bible, le verbe lalein est un terme de révélation. C’est présent dans les Actes des apôtres et de l’épître aux Hébreux.

Jean se situe dans cette tradition en accentuant la dimension de parallélisme entre logos et alêtheia. Ce faisant il fait un pont avec la philosophie hellénistique dont il est marqué, ainsi que les communautés qu’il a fondé et qu’il préside. La notion de Logos ouvre sur des perspectives nouvelles. Elles ne sont pas prégnantes pour le terme vérité, mais elles ouvrent sur le prologue qui présente Jésus comme le Logos – sagesse éternelle de Dieu.

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Jésus est la vérité : il est la parole ; le Logos. Or cette notion de logos renvoie à une autre dimension de la théologie : celle de la sagesse qui participe de l’être de Dieu.

Nous verrons comment la notion de « vie » permet le passage de la parole de Jésus à son identité de Logos, sagesse et parole créatrices. L’unité est faite par l’emploi du terme logos le terme s’enracine dans la parole prophétique mais il s’est transformé dans la réflexion des sages pour désigner la parole créatrice. Pour cette raison, le mot « vérité » ouvre sur le mot « vie ».

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