Les Dominicaines des Tourelles

Homélies et conférences

Pâques 2022 – « La Voie, la Vérité et la Vie » 1-

La Voie

« La Voie, la Vérité et la Vie »

« Je suis la Voie, la Vérité, la Vie » (Jn 14,6), tel est le thème de notre série de conférences pendant la célébration du mystère du salut, les trois jours où nous faisons mémoire de la passion, de la mort et de la résurrection de Jésus. Cette parole a été prononcée lors du dernier discours de Jésus à ses disciples après le repas qui a commencé par le geste de Jésus lavant les pieds de ses disciples – résumant par ce geste sa mission et le donnant en testament pour ses disciples. Notre réflexion pendant ces jours sera donc une introduction à la fois au mystère du salut accompli par Jésus (pour mieux participer à l’action liturgique) et une réflexion sur notre existence et nos engagements pour la venue du Règne de Dieu. Le plan est très simple : les trois termes « voie, vérité et vie » seront scrutés dans leur double dimension : ce qu’a vécu Jésus et ce que nous vivons.

1. La voie : Répondre à l’appel de Dieu et marcher à la suite de Jésus

2. La vérité : Témoigner et rendre témoignage à la vérité

3. La vie : Devenir enfant de Dieu et accomplir toute justice

Les exposés et analyses qui suivent sont écrits dans une perspective de méditation. S’il y a un enracinement dans le texte des Évangiles, ce ne sera pas une étude d’exégèse. Certes, il est impossible de ne pas en faire, mais ce ne sera qu’un point d’appui pour une démarche différente qui a le souci d’aider à vivre le présent : vivre dans la foi, donc en prenant la parole de Jésus pour ce qu’il est dans l’évangile de Jean. Lors du dernier repas, Jésus prend la parole et s’adresse à ses disciples dans un long discours, au cours duquel il dit : « Je suis la voie, la vérité, la vie ». (Jn 14, 6 : egô eimi hê odos, kai hê alêtheia, kai hê zoê). Comme Jésus parle de lui-même, chaque méditation devra s’enraciner dans la vie de Jésus. Ainsi notre réflexion assumera une exigence de marcher à la suite du Christ ; ce sera une méditation sur « l’imitation de Jésus-Christ ».

I. La voie

En France, le mot « voie » n’est pas inconnu dans l’étude des religions. Il est très présent dans la culture occidentale depuis que le Bouddhisme est présent dans la culture moderne. Depuis bientôt deux siècles, la relation entre les religions des Indes et la culture européenne est un élément important de la philosophie européenne – avec en premier lieu l’œuvre de Schopenhauer. Ce philosophe a marqué la tradition romantique de sa personnalité avec son maître livre : Le Monde comme volonté et représentation. Représentation par la science moderne, mais aussi volonté comme présence fondatrice d’un vouloir être qui surmonte des abîmes. Elle croise une autre tradition philosophique : celle qui est marquée par Kierkegaard, qui réagit à la fois contre le matérialisme et contre l’idéalisme. Elle insiste sur ce qui est vécu par le sujet humain qui passe les étapes de la vie, dans la souffrance, le combat et les traversées de l’obscur, redonnant ainsi une dimension universelle aux expressions de la vie spirituelle et une exigence de « vérité vécue » – au-delà des concepts et des images. C’est dans cet héritage que la notion de voie a retrouvé ses lettres de noblesse. Elle n’est pas seulement pratique ; elle est manière d’être dans le domaine de la vie religieuse et plus précisément dans la foi.

Je commencerai donc par un propos anthropologique sur l’expérience humaine. Puis dans un deuxième temps, je considèrerai la parole de Jésus « Je suis la voie », avant d’en tirer des leçons pour notre vie chrétienne.

1. L’expérience humaine

1.1. Une image

Je prendrai comme point de départ un usage du mot « voie » qui exprime la noblesse du terme : le chemin du montagnard. Avant de prendre la route pour ce que l’on appelle une « course » – car le temps presse et, même par beau temps, l’orage menace, il faut faire vite – il faut aussi étudier l’itinéraire. L’alpiniste regarde le sommet, les parois, les combes et les falaises ; il discerne les possibilités ; il mesure les difficultés ; il évalue les passages et leurs enchaînements. Ce faisant, il choisit ce que l’on appelle une voie. Cette voie est à vivre dans l’invention constante, car la vision de loin ne suffit pas ; il y a toujours place pour l’imprévu. C’est universel !

Tel est le sens premier du terme dans l’expérience humaine : aller de l’avant, aller au but (un sommet) et pour cela emprunter une voie : trouver le chemin le meilleur compte tenu de ses possibilités et de ses forces. Le mot « voie » dit alors ce qui est ouvert. La voie est donc première : elle est donnée. Elle est une disposition de l’espace qu’il faut suivre. C’est un donné préalable. Attention ! Ce donné est reçu. Il est déjà là, mais pour arriver au sommet, il importe de le prendre, car hors de ce chemin, le sommet à atteindre n’est pas accessible. La voie est donc aussi le parcours qui est vécu. Cet exemple a valeur universelle. Il s’inscrit dans ce qui est spécifique en humanité.

1.2. Le propre de l’humain

L’emploi du mot « voie » ouvre sur une dimension universelle. L’anthropologie nous l’enseigne. L’expression est liée à la vie dont le premier acte est la naissance, la venue au monde. Or nous savons que dans le monde des vivants, les humains sont les êtres les plus fragiles. En effet, les animaux qui viennent au monde sont plus aptes à ce que les scientifiques appellent la « survie ». Ils ont en eux-mêmes, inscrits dans le système nerveux central, les éléments qui leur permettent très rapidement de surmonter les défis de la vie. Très vite, un petit animal peut répondre aux défis de la survie. Il n’est pas de même pour « l’animal humain ». Les êtres humains doivent faire leur chemin par eux-mêmes par un long temps d’apprentissage. Mais en ce chemin, ils se construisent eux-mêmes et ils ont la responsabilité de la réalisation de potentialités latentes mais qui seront renouvelées, car elles sont le possible d’autre possibles – c’est cela qui fait l’humanité, son ouverture sur la « culture ».

Pour un être humain, une voie est ouverte : un chemin à faire qu’il est le seul à pouvoir faire et où on avance seul. La racine est dans le fait que la pensée n’est pensée humaine que s’il y a liberté de penser. Telle est la voie en humanité : un chemin que l’on fait.

Le terme de « voie » dit donc la condition humaine, d’un vivant qui a la responsabilité de soi. Le terme mérite attention, car il se présente comme ce qui est à la racine et que l’on ne peut enfermer dans une case toute faite : une compétence, une qualification, une réalisation…

Le mot « voie » dit non seulement le chemin tracé, mais le mouvement de celui qui avance, qui habite le chemin et qui, d’une certaine matière, le transcende en disant le mouvement. C’est pourquoi, dans la trilogie de notre méditation, Jésus met la voie (le chemin) en série avec la vérité et la vie et à la première place.

La notion de « voie » dit que tout être humain qui vient au monde se trouve devant un chemin qui n’est pas tracé d’avance. Certes, tel père tel fils ! Mais l’éducation n’est pas du dressage, c’est une formation qui permet une affirmation de soi dans des événements imprévisibles. Elle signe qu’en humanité personne ne peut se substituer à un autre. La voie est le chemin de la naissance.

1.3. La personne

Si le terme de « voie » dit ce qui relève du « propre de l’homme » et le distingue du monde animal réglé par des instincts où il est à la fois en sécurité et en position de force, il doit assumer cette ouverture. Il se distingue donc d’un terme qui joue un rôle majeur – tant dans la société que dans la religion – le terme de loi. Parler de voie, c’est employer un terme qui prend ses distances vis-à-vis de la Loi. Attention cependant à ne pas jouer sur les mots.

La voie n’est pas la ligne droite qui va d’un point à un autre en toute sécurité géométriquement définie. Elle est ce qui se confronte à l’obstacle et surtout à l’imprévu. L’image de l’alpiniste qui rencontre ce qu’il ne pouvait pas prévoir quelle que soit la finesse de ses observations reste une bonne image.

Cette imprévisibilité est exprimée par la reconnaissance que l’être humain est une personnequi transcende sa situation biologique, familiale, sociale, professionnelle… Reconnaître cette ouverture/aventure, c’est aller au plus radical de la condition humaine, ce qui advient lorsqu’un enfant vient au monde.

1.4. L’épreuve

L’enfant qui vient au monde rencontre une situation que l’on peut appeler « détresse ». Je reprends sur ce point la démarche radicale de Maurice Bellet1. Ses besoins ne sont pas satisfaits immédiatement par une régulation inscrite dont le cordon ombilical est le symbole. Si personne ne vient à lui, il n’aura rien. De lui-même, il ne peut rien. Il a faim et cela n’attend pas. Je note que ce n’est pas d’aujourd’hui et que dans l’histoire de l’humanité la famine est le fléau le plus radical, source de mort directement mais aussi indirectement par la guerre, la migration des peuples… La faim est ici la racine. Car en humanité la réponse au nouveau-né qui appelle n’est pas que nourriture et alimentation, elle est présence humaine. Elle est présence dans la tendresse.

Ainsi, il est éclairant d’opposer tendresse et détresse. La détresse humaine n’est pas seulement le manque de nourriture contre la faim, de vêtement contre le froid, de maison contre l’intempérie… mais de présence humaine. Le petit d’homme gorgé de nourriture et de soin, s’il est privé d’amour, n’adviendra pas à sa richesse d’humanité potentielle. Il peut en mourir ou hélas vivre une vie sans humanité.

Cette richesse doit se donner généreusement et sans compter par la présence. Tout le malheur du monde est dans le manque de présence. Derrière toute l’agitation du monde, il y a la faim de la présence d’autrui. Cette faim n’a pas de fin ! On le voit dans notre monde où les adultes se comportent comme des enfants qui cherchent à satisfaire une faim qui ne se réalise pas dans l’abondance de leur consommation de rencontres, d’affaires, d’idées, d’érotisme ou de loisirs… Car il faut pour que la vie soit heureuse non seulement qu’il y ait du pain sur la table et tout ce que symbolise le pain comme moyen de vivre, mais aussi il faut une parole qui soit une présence.

C’est cette faim que symbolise la Voie. C’est pour cette raison que le terme est premier dans le monde des religions. Il n’est pas inutile d’avoir cela à l’esprit quand on lit l’évangile de Jean.

2. « Je suis la voie »

Jésus dit « Je suis la voie ». Il dit « Je suis ». Il ne dit pas : « Je vous montre la voie » ou « Je vous ouvre un passage » ; ni même, la formule minimale : « Je vous donne une Loi » (comme Moïse). L’important est de bien noter ce « Je suis ». Toute lecture de l’évangile de Jean montre l’importance de cette expression qui est un des fondements de la confession de foi en Jésus sauveur. Mais ce serait maladroit de passer directement à la formule, si exacte soit-elle, si elle ne repose pas sur ce qui est vécu et sur la présence qui advient.

1 Maurice BELLET, La Voie, Paris, Seuil, 1982. Le propos est celui d’un accompagnant de personnes en grande détresse quant au sens de leur vie, de leur désir de perfection et des souffrances liées à leur vocation religieuse – entendons le sens de l’absolu.

Ici comme en d’autres expressions analogues, typiques du style de saint Jean, il faut donner un contenu à partir de ce dont l’évangéliste a été le témoin et s’est fait le rapporteur – comme il le dit dans les derniers mots de son livre. L’image de la Voie demande à être enracinée dans ce que Jésus a fait, les actes qu’il a posés au vu et su de ses disciples et des foules, sur les routes, dans les villes et à Jérusalem dans le Temple. Pour cela ; il est éclairant de parcourir à grands pas ce que rapporte l’évangile de Jean.

2.1. Une nouvelle création

Tout le monde s’accorde à voir deux grandes parties dans l’évangile de Jean. Du chapitre 1 à 12, se déploie un récit scandé par le compte-rendu de ce que Jean appelle « signe » (que d’autres appellent miracle, prodige ou acte de puissance). Les signes sont rapportés selon une gradation. Elle est patente, puisqu’elle va du changement de l’eau en vin à la sortie de Lazare hors du tombeau. À chaque étape, on va plus profond dans ce qui fait que la vie est vie.

Cette gradation a une signification théologique : Jean construit le récit de l’activité de Jésus sur le rythme du récit de la création de la Genèse. Ce ne sont plus les actes de la création allant l’informe à l’humanité, mais des actes d’une nouvelle création par l’avènement d’une humanité nouvelle. L’échelle commence par la nourriture : l’eau et le vin à Cana, le pain dans le Désert. Il y a une gradation dans les guérisons : de la fièvre d’un enfant à la sortie du tombeau de Lazare en passant par un paralytique et un aveugle-né. Le parallèle avec la création est clair : comme dans le récit de la création, le lecteur gravit l’échelle de la complexité. Celle-ci va du seuil de la vie (le mariage) à la victoire sur la mort.

Ainsi lorsque Jésus dit qu’il est la voie, ses disciples qui ont été les témoins (et les collaborateurs) de son action donnent un sens concret à cette expression. Il ne s’agit pas ici d’un concept abstrait, mais de ce qui répond à la détresse des humains et ouvre sur la vie éternelle.

2.2. Une voie ouverte

Dans les signes que fait Jésus, il y a toujours une réponse à une attente. Jésus répond à ce que nous avons vu à propos de la détresse. Dans les guérisons de Jésus, il y a toujours un corps guéri ou pris en charge. Or ce qui apparaît, c’est que le corps est plus que le corps.

Ainsi lorsque Jésus change l’eau en vin, il le fait discrètement. Il n’en fait pas un signe pour retenir l’attention de toute la noce. En sont témoins des serviteurs qui n’ont pas la parole au cours des célébrations du mariage. Seuls les disciples savent ce quoi il s’agit. Au lecteur, instruit par les disciples, le geste parle. Jésus ne donne pas du vin pour le plaisir de boire le meilleur des vins ; il donne généreusement du vin pour que le festin des noces soit à la hauteur de ce qui est espéré par les amis de sa famille (puisque c’est Marie qui est la première invitée). Nous voyons Jésus mettre en œuvre une exigence fondamentale de l’accès de l’humanité à sa vérité. En humanité, nos demandes ne sont pas réduites à ce qui remplit l’estomac, assure le confort ou ouvre à des plaisirs. Elle est une demande de reconnaissance. C’est la faim d’une vie réalisant un projet d’humanité. Cette faim non reconnue est la source de tant de fureurs et de rages qui sont à l’origine de tant d’oppressions et d’humiliations ! La faim de reconnaissance, la faim d’amour sont les sources des violences par lesquelles, le désir de reconnaissance s’affirme sans pouvoir être satisfait, puisque la réponse n’est jamais la bonne.

Ce qui nourrit l’humanité c’est l’amour dont l’action de Jésus est le signe. Le bienfait corporel sans une parole de vie est vain. Ainsi dans le récit de la guérison du paralytique, lorsque l’homme guéri le rencontre, Jésus le met en garde contre le péché (Jn 5,14) – on ne sait lequel. Cette discrétion permet l’ouverture sur toutes les situations. On voit donc un propos universel sur la vie. Cet homme marche ; désormais la question qu’il se pose est celle de la voie : où aller ? Quelle sera la voie à prendre ? Le récit ne dit pas ce qu’a fait cet homme avant d’être malade… On sait seulement que son désir de vivre a été détruit par une faute. La parole de Jésus, liée à un acte est donc un espace ouvert pour reconnaître en cet homme le destin de beaucoup – le nôtre et celui de nos proches.

La guérison faite par Jésus n’est pas seulement une bonne action. Elle est ce qui ouvre la voie pour une vie vraiment humaine. Elle est corrélativement une manfestation de l’identité de Jésus.

2.3. Le lavement des pieds

Pour comprendre la parole du « Discours après la Cène », il faut voir la situation de Jésus au moment où il parle. Il est celui qui a fait le geste inouï du lavement des pieds. C’est à la lumière de ce geste que nous comprenons les paroles de Jésus et nous refaisons le chemin de ceux qui l’écoutent. Nous devons réaliser le geste de Jésus accompagné d’une parole d’institution. « Si donc je vous ai lavé les pieds, moi, le seigneur et maître, vous aussi vous devez les uns les autres vous laver les pieds. C’est un exemple que je vous ai donné pour que, comme je vous ai fait, vous aussi fassiez » (Jn 13, 14-15)

Le geste de Jésus est un geste d’humble service. Rien de spectaculaire comme dans les signes précédents que l’on peut qualifier de « merveille » (ou miracle). Mais quelque chose qui a cependant valeur de révélation et de fondation puisque Jésus demande à ses disciples de faire ce qu’il a fait lui au seuil du repas qui fait la fraternité. En qualifiant son geste d’exemple et de commandement, Jésus montre une voie. Plus ! par son exemple, il ouvre la voie.

La voie est soin du corps. Elle aime le corps en sa fragilité. Elle ne le méprise pas, même si la beauté du corps est malmenée, voire détruite.

Le corps est honoré dans ce qu’il est. La philosophie moderne (personnaliste ou autre) sait rendre honneur à ce qui fait le corps : présence, parole, visage, parole. Corps singulier et unique. Cette estime n’est pas abolie dans la douleur, dans la vieillesse, dans l’abjection. Donner priorité à cette exigence ce n’est en rien manifester du mépris pour la médecine et la science ; c’est un rappel qu’il faut plus que la chimie ou la mécanique pour que l’être humain accède à son humanité. Il faut la reconnaissance d’une transcendance irréductible. Pas le corps comme contenant de l’âme comme dans le dualisme, mais le corps comme lieu de la vie.

3. Imiter Jésus

La réaction de Jésus et la suite du récit montre que par le geste qu’il pose, Jésus change la manière de vivre des humains ; il bouleverse l’échelle commune des valeurs sociales et morales. En lavant les pieds de ses disciples, Jésus leur dit : « Vous m’appelez Seigneur et maître… ». Quel est le changement ? Je vois trois éléments : la présence à autrui, le service d’autrui et enfin le pardon.

3.1. Le service d’autrui

Ne pas vivre pour soi seul. « Vous devez vous laver les pieds les uns les autres ». Une exigence d’action. Cette exigence d’action n’est pas sans être une œuvre de raison. Mais le geste dit l’attitude de celui qui est au pied – signe d’humilité dit par le mot « valet de pied ».

L’image ne dit pas la destruction de soi, mais la position juste pour faire œuvre bonne. Il s’agit de faire « œuvre bonne ». Le mot œuvre est un des mots essentiels dans l’évangile de Jean. C’est le concret de la situation qui est pris en compte. C’est le primat de l’humanité dans ce qui est accompli. Cela commence par le respect.

3.2. La présence à autrui

Une première explicitation advient dans le dialogue avec Pierre. « Si je ne te lave pas, tu n’auras pas part avec moi. » L’expression « avoir part » me semble devoir être entendue non comme une récompense – partager le gain, le profit, le butin… mais la présence mutuelle. Ce qui est le plus important dans la demande que l’on adresse à l’autre. Les manifestations, les soirées, les académies, les clubs sportifs… Le plus important est la présence mutuelle dans une action commune. La voie est ce qui rompt avec la terrible solitude qui enferme dans le désespoir.

Cette présence n’est pas pouvoir sur autrui – comme dans toute organisation humaine, fut-elle parfaitement agencée. C’est une présence qui tient à distance et avec réserve. Elle laisse vivre ; elle laisse être, sans réserve et sans mesure.

Ce n’est pas une pensée qui calcule, prévoit, définit des rôles et des fonctions comme font les hommes d’affaires, les politiques et les administrateurs. Ce n’est pas non plus chantage affectif : c’est laisser un espace pour qu’un autre soit ce qu’il est appelé à être. Cette est-elle donnée à tous pour cette avancée en humanité.

3.3. Le don et le pardon

Et Judas ? Question : Pourquoi Jésus laisse aller Judas ? Difficulté : Jésus aurait laissé faire ? Pour quelle raison ? Faiblesse en ce sens que Jésus abandonne toute lutte contre la pesanteur des choses et des situations ? Ou bien, par forme de désespoir : laisser faire pour que l’on en finisse vite ? Ou bien, par renoncement à intervenir dans la vie des autres et pour les abandonner à leur pesanteur – fut-ce si elle les entraîne au pire ?

Peut-être le signe infini du respect d’autrui quel qu’il soit devenu sur son chemin. Ce serait une facilité d’agir par force ou par ruse.

Mais peut-être quelque chose d’autre, de plus triste encore. Le bien n’est pas contagieux. Le bien ne convainc pas. Il est pris par l’adversaire comme une faiblesse dont il faut profiter. Le bien est au contraire comme ce qui ouvre les vannes où déferlent les forces du mal.

La voie est un combat contre les forces d’inhumanité. C’est la nuit ! Judas s’en va parce qu’il est dans une conception du messianisme qui reste dans le cadre de la puissance des institutions et des armes et qu’il ne voit dans ce que fait Jésus que motif à nourrir sa colère. Cette colère est la fin de la possibilité d’une communication : on ne peut négocier ! La voie est perdue. Il est impossible de faire quoi que ce soit en humanité.

Cette situation a un écho dans une autre parole de Jésus : « Ne pas juger » ! Cette exigence n’est pas un appel à vivre dans la confusion ni dans le déni de la réalité. Ce n’est pas l’indulgence qui dit « ce n’est rien » de ce qui est grave. Ce n’est pas la fuite égoïste du conflit. C’est savoir qu’à travers toute détresse demeure une personne.

***

Le petit livre « imitation de Jésus-Christ » a joué un rôle important dans le mouvement de conversion des intellectuels catholiques du XXe siècle. Je l’ai relu ces temps derniers. J’ai vu que ce livre s’inscrit dans une vision tragique de l’existence comme soumise à la force du péché et la religion promue est rongée de l’intérieur par la conscience du péché. Corrélativement c’est un appel à la pénitence. Ce n’est là qu’un aspect du message chrétien car il reste dans la logique de la Loi. Parler de la voie écarte du cercle vicieux de la culpabilité. La voie n’est pas une loi. Plus encore, si Jésus est la voie, alors la marche du chrétien est une participation à son itinéraire. La parole de Jésus transmise par l’évangile de Jean recoupe les expressions de Paul qui ne cesse de dire que la vie nouvelle est « dans le Christ ». Le Christ n’est pas seulement un maître ; il est celui en qui le chrétien peut vivre d’une vie d’enfant de Dieu. Le chrétien peut donc invoquer Dieu en ayant l’audace de l’appeler « Père ». L’horizon de la vie est de devenir enfant de Dieu. La voie est donnée à tous pour cette avancée en humanité, cet achèvement de la création.