Saint Thomas d’Aquin, fils de saint Dominique
Sur une miniature du XVIe siècle faite par Holbein le vieux, on découvre une image riche par son symbolisme. De saint Dominique assis sur un trône, part une branche d’arbre qui se déploie et se divise pour porter comme en fruits plusieurs bustes de frères prêcheurs. Entre Pierre le martyr et Vincent Ferrier l’apôtre, se trouve Frère Thomas d’Aquin. Quoi de plus juste, car ni dans sa théologie, ni dans sa personne Saint Thomas ne peut être conçu hors de sa filiation dominicaine ? C’est pourquoi cet exposé a pour titre : saint Thomas frère prêcheur.
Notre approche[1] prend en compte la situation tant sociale (première étape de notre présentation) que culturelle (deuxième étape de notre présentation). En effet, il n’est pas indifférent que Saint Thomas ait vécu à Paris sous saint Louis roi de France, au moment où une société nouvelle, née du mouvement communal, introduisait Aristote dans le monde en effervescence des Universités. Il est aussi intéressant de constater que l’ouvrage le plus connu, parce que devenu un livre de base pour la formation en théologie, la Somme de Théologie, a été achevé en même temps que Notre-Dame de Paris et que la parution du Roman de la rose. À l’époque où Bouvines marquait la défaite du Saint-Empire et de sa hiérarchie féodale, au moment où l’islam enveloppait l’Occident de ses succès militaires et de sa philosophie, tandis que marchands et missionnaires découvraient l’immensité du monde et la diversité des civilisations, Saint Thomas suivait avec attention les cours d’Albert le Grand – qui, plus que son maître, devint son ami.
C’est dans ce cadre que se développe la vie de Thomas d’Aquin, maître et modèle pour les frères dominicains. C’était un âge d’or de la chrétienté où le maître temporel de l’Occident était un saint (Louis IX), mais aussi un âge de fer, où famines, guerres, incursions mongoles et sarrasines déchiraient ce que les historiens appellent la « chrétienté ».
Saint Thomas n’a rien d’un penseur isolé dans le monde. Il vit toute son époque avec toutes ses richesses, toutes ses luttes et toutes ses limites. C’est alors que par le renouveau monastique des mineurs et des prêcheurs que l’Église fait sentir son influence sur le monde. Chez ces ordres mendiants, on voit la sainteté en marche à la conquête du monde. La vie toute entière de saint Thomas pourrait le montrer. Pour respecter les limites de ce bref exposé, il suffira de s’attacher à deux épisodes de la vie de Frère Thomas d’Aquin : son départ pour Paris en 1245 et sa nomination à la maîtrise en théologie à Paris en 1256. C’est à ces deux événements que nous devons le « docteur angélique ».
1. La vie religieuse
1.1. Une tradition vivante
Pour situer mon exposé, je commence par une remarque sur ce que l’on appelle aujourd’hui « vie religieuse ». À chaque moment de l’évolution des civilisations, des problèmes nouveaux apparaissent ; leur solution est en grande partie assurée par la présence de personnes faisant un choix de radicalité pour leur mode de vie[2]. Ainsi, établi pour la sanctification de ses adhérents, le monachisme oriental est passé en Occident. Face à la chute de la civilisation romaine, les moines (saint Léon le grand) et les moniales (sainte Geneviève) ont su tenir tête aux chefs barbares et susciter un esprit de résistance. Saint Grégoire et saint Rémi sont à l’origine d’un monde chrétien dont nous sommes participants. Avec le régime féodal qui s’impose sous les Carolingiens, la vie chrétienne repose sur l’exemple de communautés saintes où la liturgie éduque les gens rudes et peu instruits du haut Moyen-âge. S’adaptant au cadre féodal, le monastère devient un centre d’exploitation agricole, où la vie est réglée par la prière et les vertus chrétiennes. « Opus Dei », certes, mais aussi « vere monachi sunt si labore manuarum suarum vivunt ». Dans l’abbaye, à l’école de saint Benoit, l’abbé est le père de ses moines. Il est semblable au seigneur qui, de son château, veille sur ses terres. En rattachant directement les monastères à Rome, la réforme de Cluny a rompu le danger encouru par un monastère isolé qui restait soumis au pouvoir temporel. Ensuite, Saint Bernard réforma la société chrétienne par la vertu de l’exemple et par la valeur des évêques issus de ses abbayes.
Le XIIIe siècle a apporté avec lui des problèmes nouveaux. À ces problèmes, l’Église a répondu par une solution neuve où saint François et saint Dominique occupent une place décisive[3]. Les Prêcheurs et les Mineurs donnèrent alors à l’Église le meilleur de leur sainteté ; comme la Compagnie de Jésus au XVIe siècle, ils seront l’instrument de la vraie réforme de l’Église.
Au début du XIIIe siècle, quels étaient les besoins de la chrétienté ? Qu’est-ce que saint François et saint Dominique apportaient de nouveau ? Pour le voir, il est éclairant de répondre à la question : Pourquoi Thomas, le troisième fils d’un seigneur féodal a-t-il quitté, contre la volonté des siens, l’ordre bénédictin où il était depuis sa toute petite enfance ?
1. 2. Une rupture fondatrice
Né en 1225, petit garçon de sept ans, Thomas est offert comme oblat à l’abbaye voisine par une démarche où « le caractère intéressé ne contredisait pas la ferveur[4] ». En 1239, il est envoyé à Naples faire ses études à la Faculté des arts. L’étude y était de grande qualité. En effet, en ce temps-là, Naples est un port important en Méditerranée. C’est une capitale ouverte sur tout le monde méditerranéen. Il y a non seulement la tradition latine, mais une présence grecque et encore l’écho du monde juif et l’apport des érudits musulmans. Au contact de ces mondes, on ne peut se contenter de dévotion. C’est sur cet horizon qu’en 1244, il entre chez les Dominicains. Sa famille l’enlève et le retient prisonnier jusqu’en 1245 où il part pour Paris comme étudiant. Que signifie ce choix qui est une rupture ?
Une première question qui se pose est de savoir qui est ce jeune homme qui résiste à sa famille ? Saint Thomas est d’une famille de chevaliers. Par son père, il est apparenté à Frédéric Barberousse et par sa mère Théodora de Théate aux chefs normands installés en Italie depuis Robert Guiscar. Cette famille était très attachée aux traditions féodales. Les frères aînés du saint, Landolphe et Raynald, combattent au service de Frédéric II. Hommes rudes, ils ne craindront pas d’enfermer leur frère à la demande de leur mère.
Ceci se passait au moment où Honorius III prolongeait dans l’Église et dans le monde le prestige d’Innocent III et où Fréderic II gouvernait, de la Germanie à la Sicile, le Saint Empire Romain Germanique un instant réconcilié avec le Sacerdoce à la paix de San Germano (1230). Louis IX encore enfant allait inaugurer son long règne, à l’heure où la dramatique croisade des Albigeois tournait au bénéfice de la royauté capétienne. Les musulmans, toujours installés à Grenade, malgré la victoire des Croisés à Las Navas (1212) poursuivaient l’état de siège du monde chrétien. Plus loin, la pression tartare révélait la puissance et la vitalité du monde asiatique. La chrétienté qui avait cru recouvrir toute la terre et réaliser la Cité de Dieu « prenait conscience de ses limites », écrit le Père Chenu[5]. C’est peut-être cette prise de conscience que vivait Thomas d’Aquin lorsqu’au château de Rocasecca pendant un an, de mai 1244 au mois de juin 1245, il résistait à la pression tour à tour affectueuse et violente des siens. Citons pour ne pas enlever à frère Thomas l’aspect folklorique de sa légende dorée, l’échec d’une séductrice qui ne dut qu’à la fuite d’échapper au tison brandi contre elle. Il avait alors 20 ans !
Ce dernier incident ne doit pas nous faire oublier que ce n’est pas contre sa vocation religieuse que ses parents s’insurgent, mais contre sa vocation dominicaine –au tout début de leur Ordre les frères prêcheurs étaient réellement pauvres et démunis, logés souvent de manière précaire dans les faubourgs des villes. La longueur de cette détention, qui ne prit fin que par une évasion, donna à Thomas le temps de réfléchir sur sa décision. Bien qu’il lui soit interdit de fréquenter d’autres dominicains, ses frères en religion lui ont passé des livres et sa décision se mûrit.
Après ce rappel des faits, il est bon de voir pourquoi sa famille s’opposait à cette vocation.
1.3. Tableau de la chrétienté à cette époque
Au XIIe siècle se dressent l’un contre l’autre deux mondes différents. Nous pouvons appeler l’un d’eux le monde communal et l’autre le monde féodal. Seigneurs dans leurs châteaux et habitants des villes (au sens premier du terme : les bourgeois) se heurtent, car leurs intérêts sont différents. Quand bien même ils ne s’opposent pas, il y a entre l’un et l’autre une incompréhension totale : celle qu’il y a entre Thomas d’Aquin et sa famille[6].
Depuis trois siècles, en effet, l’Église avait pris à son compte l’effort grandissant d’organisation qui, des ruines de l’Empire romain mort sous les barbares, avait abouti à la féodalité. « Tout était imprégné de christianisme, dans une économie où le monastère était la réplique religieuse du château seigneurial. Récemment, Cîteaux, tout en renonçant aux bénéfices féodaux, avait renoué cette alliance avec la terre. Le serment scellait les liens de cette société et exaltait avec la fidélité les vertus de la justice et de la charité. La brutalité de la chevalerie était mise au service des veuves et des orphelins », puis au service de la chrétienté en Terre Sainte.
L’Église, entrée dans le régime de la fiscalité, avait constitué grâce à la dime tout un service social de charité et de secours à la dimension de l’Europe chrétienne, « l’hospitalité organisant en régime coutumier le conseil évangélique, étendait à la vie quotidienne des échanges, des voyages, des accidents des pèlerinages les bienfaits de ce droit social. Les écoles nées à l’abri des monastères et des églises, alimentées intellectuellement et financièrement par les clercs vivait spontanément sous la juridiction ecclésiastique qui en fixait les programmes et l’économie[7] ». Tout cela se résume en un mot : la chrétienté.
Mais le début du XIIIe siècle nous place en présence d’une situation toute nouvelle. La vie économique qui avait son centre dans les grandes exploitations rurales voit son centre se déplacer vers les grandes agglomérations (les villes) qui croissent avec rapidité. La commune prend une place prépondérante dans le domaine économique et politique. « Le bourgeois revendique des droits pour sa personne et ses biens et constitue le centre nouveau et actif de la vie sociale. Pendant que le commerce dépouille de gré ou de force le seigneur féodal d’une partie de ses droits, les grandes nationalités européennes se constituent ainsi que les premières centralisations politiques. La classe remuante et laborieuse des villes rejette à l’arrière-plan la vie passive du serf et c’est dans ce monde nouveau que se font sentir les besoins religieux. […] On peut dire d’une façon générale que, en présence de l’évolution des institutions civiles, qui ouvrent une ère nouvelle, les institutions ecclésiastiques sont notablement en retard, maintenues qu’elles sont dans l’état où l’âge féodal les avait placées.[8] »
La ville principale est alors Paris où saint Thomas déploiera le meilleur de son activité. L’Italie est dans ce mouvement dont un acte emblématique est qu’en 1252 Florence émet le florin symbole du monde qui se crée.
1.4. Action de l’Église
La fondation des Frères Prêcheurs est très intimement liée aux besoins généraux du début du XIIIe siècle. L’Église romaine, faisant franchir un nouveau stade à la vie monastique, se décide à l’utiliser pour la solution des problèmes urgents qui se posent à elle. « Ni les moines voués antérieurement à leur sanctification personnelle par le travail de la terre et l’office choral dans les monastères où ils faisaient vœu de stabilité, ni les chanoines réguliers dont l’économie était si voisine du régime monastique, ne pouvaient être utilisés pour un ministère qui réclamait, avant tout, une milice ecclésiastique lettrée et mêlée à la vie sociale du temps. Les prêcheurs, avec une vocation et une organisation nouvelles, répondirent au besoin d’un âge nouveau[9] ». Il nous faut voir les incidences religieuses de la situation. L’Église n’avait que peu à craindre du pouvoir temporel, nous sommes au temps de saint Louis. Les dangers qui menacent l’Église viennent du peuple chrétien engagé dans la vie communale.
Ce peuple se presse dans les vielles villes dont l’agrandissement rapide date de cette époque où apparaissent des villes au nom significatif : « ville neuve » ou « ville franche ». Est-ce que cette nouveauté et cette liberté s’accommoderont facilement de la tutelle de l’église ? La difficulté était double, d’une part politique, d’autre part, idéologique. En effet, accoutumé à commander sur le plan spirituel un clerc était mal préparé à comprendre cette revendication de liberté rebelle et anarchique. D’autre part, l’engagement de l’Église dans la féodalité lui faisait considérer avec méfiance ces bourgeois qui visaient à la dépouiller de ses biens.
S’il y a quelques évêques favorables à la valorisation des communes, l’antagonisme entre les villes et l’Église ne cessera pas de se manifester, tout au long du XIIIe siècle. Le haut clergé reprochait aux communes leurs usurpations en matière d’impôts, leurs empiètements sur les biens ecclésiastiques, leur prétention à commander les clercs. De l’autre côté, les bourgeois conscients de leur force, supportaient de plus en plus mal ce qui restait de tutelle épiscopale ou abbatiale. Ils se sentaient de plus soutenus par les rois capétiens qui, à partir de Philippe Auguste mettent les bourgeois à la tête de la commune de Paris. Dans les incidents sanglants qui se déroulent alors se dessine un vaste mouvement anticlérical. Mais il serait faux de conclure que ce mouvement ait été antichrétien. Les bourgeois de Cologne qui en 1263 attaquent les biens épiscopaux et la personne même de l’évêque, mettent sur le sceau de la ville « Sancta Colonia Dei Gratia Romanae Ecclesiae fidelis filia ». Il ne faut pas oublier que c’est de ce peuple que sont sorties les cathédrales. Mais dans ces villes se développe un autre danger : le matérialisme naissant.
C’est à ces villes que les ordres mendiants apporteront le message du Christ. Le défi est là : qui portera le message évangélique à ces villes nouvelles, à ces rassemblements d’hommes et de femmes étrangers à l’Église le message évangélique ? Quels hommes sauront rendre présent Dieu dans cette vie nouvelle où se développent des thèses nouvelles et dangereuses pour la foi chrétienne ?
Comme c’est à l’Université que saint Thomas a déployé le meilleur de son activité, il est nécessaire de voir dans le monde scolaire l’écho des tendances qui divisent la chrétienté. L’université du XIIIe siècle, née dans les écoles urbaines, laisse à leur routine intellectuelle les écoles monastiques, demeurées solidaires du conservatisme féodal. Dans le passage du fief à la commune, les esprits avaient conquis l’autonomie de leur démarche, le sens des responsabilités personnelles, le goût de l’initiative et cette agilité de l’esprit face aux problèmes d’un monde neuf. « Les écoles urbaines remplies de ces générations montantes portent dans la vie et dans l’organisation de l’enseignement les mêmes aspirations qu’incarnaient dans la vie sociale et dans les organisations de la cité les corporations et les magistratures municipales. A eux seuls, et de dehors, la libre association et le régime sélectif suffisent à révéler combien, dans ces collèges universitaires, nous sommes loin des antiques écoles monastiques, encloses dans leur domaine, liées à un peuple immobile, gouvernées par le paternalisme abbatial, en un mot, solidaires de la féodalité ou le monachisme avait trouvé sa base terrestre. Or, Thomas d’Aquin, placé par sa naissance dans une famille féodale part en 1245 sur les routes de Paris.[10]»
Dans cette Université la foule des étudiants a vite débordé le cloitre et se constitue un quartier où elle possède ses « jura et libertas ». Il ne faut pas oublier qu’alors l’Université est une institution de chrétienté, où l’Église fixe les programmes et condamne Aristote. Les ordres religieux, par leur centralisation et leur mobilité, répondent aux besoins de cette corporation où l’église prend les initiatives. L’Anglais Alexandre de Halès, l’Allemand Albert le grand, les Italiens Thomas d’Aquin et Bonaventure feront de Paris la capitale de la chrétienté pensante. Dans ce renouveau où le péril le plus grave est l’entrée d’Aristote, l’œuvre de saint Thomas prend toute son universalité. En effet, rejeter un apport aussi précieux que la sagesse antique retrouvée, avoir ou paraître avoir la raison humaine contre soi, c’est grave. Mais aussi céder aux forces arrivées du paganisme et ouvrir la voie aux erreurs les plus pernicieuses, n’était-ce pas mortel ?
1.5. État du clergé
Avant de voir comment les Frères Prêcheurs ont répondu aux besoins de cette époque, il faut voir les forces dont dispose l’Église pour la mission qui s’impose. De manière résolue, la papauté ne cessera pas de demander au clergé et aux moines d’aller à ce peuple – saint Bernard donne l’exemple. Il y a du nouveau lorsque Innocent III, bien que d’origine féodale, a très bien compris que cela ne portait pas de fruit et il se demandait avec anxiété comment répondre aux besoins de la chrétienté de son temps.
Les synodes tenus un peu partout en Europe manifestent un triple souci de réforme du clergé : les ressources, les mœurs et la compétence pastorale. Citons un texte de l’Assemblée d’Oxford en 1222 : « À l’avenir les clercs ne devront plus prendre sur les revenus ecclésiastiques afin d’acheter ou de bâtir des maisons pour leurs enfants ou concubines ». Un canon du synode de Rouen de 1239 stipule : « Les moines, sans excepter les abbés, ne porteront pas d’habit de luxe, et les religieuses n’auront pas de propriété privée. Les évêques veilleront à ce que ces points soient observés ». Le troisième souci est le ministère pastoral. Le synode de Reims rappelle : « Nul ne doit être placé à la tête d’une Église, s’il ne comprend ou ne parler la langue du peuple de cette Église ». Un tel tableau ne doit pas nous faire oublier qu’au même moment s’élevaient les plus belles cathédrales. Au XIIIe siècle, de tels prêtres étaient peut-être nombreux, mais il ne faut pas oublier le grand nombre de prêtres qui étaient sinon des saints du moins des gens honnêtes (dans un statut social et familial qui n’est pas le nôtre aujourd’hui). Face à ces abus, naissent les Vaudois et les Albigeois. Grâce à leur vie d’une extrême rigueur, leur clergé (les « parfaits ») séduit le peuple avide de perfection. L’hérésie vaudoise, née d’une poussée du piétisme laïque, se sépare du clergé catholique et fonde une Église schismatique. Vaudois et Albigeois sont d’accord pour critiquer impitoyablement le clergé, ses mœurs, ses richesses et son ignorance. La papauté a pleine conscience de sa mission et de ses devoirs. Elle s’efforce dans la mesure de ses moyens d’action d’améliorer l’état de la société.
Elle comprend qu’il est nécessaire de « donner au monde le spectacle d’un clergé vertueux, zélé, détaché des biens de la terre et conforme à l’idéal évangélique. Il faut instruire par la parole le peuple illettré et spécialement les populations urbaines. Il faut enfin donner aux clercs des écoles des sciences sacrées ; et nulle part ailleurs qu’à Paris et à Bologne on ne trouve cela ». Même à Paris, il est nécessaire d’assainir les mœurs des étudiants et de prendre en main la théologie menacée par l’introduction d’Aristote. Il ne suffit pas d’interdire ce dernier, il faut s’en servir. Les Frères prêcheurs avec Albert le Grand et Thomas d’Aquin rendront ce service à l’Église.
1.6. Conception de la vie religieuse
Le pape Innocent III fait appel aux forces saines de l’Église : les moines. Le 29 janvier il écrit à l’Abbé général des cisterciens Arnaud Amaury pour lui demande de trouver dans son ordre des religieux pour les prédications. Le 31 mai, un autre lettre, après avoir présenté un tableau désolé des ravages de l’hérésie et de l’inertie des prélats, dit : « Nous nous réjouissons […] après avoir constaté que dans votre ordre on rencontre un grand nombre de gens remplis par Dieu d’un zèle éclairé, puissants en œuvre et en paroles, prêts à rendre raison à quiconque le demande de la foi et de l’espérance que nous portons en nous, dotés d’une charité qui leur permettrait d’exposer leur vie pour leurs frères si les besoins de l’Église l’exigeaient, d’autant plus aptes à confondre les fabricants de dogmes pervers qu’un adversaire serait moins susceptible de découvrir en eux quoi que ce fut qui put prêter à la critique […] parce que, en eux une vie sainte rejoint une sainte pensée et vivifie la doctrine à tel point que leur parole, vive et efficace, est plus pénétrante qu’un glaive à deux tranchants et que l’on peut lire dans leurs mœurs ce qu’un discours explique.[11] »
Cette bulle annonce une nouvelle orientation possible de l’activité monastique. Pour Innocent III, le moine ne doit pas fatalement garder pour lui et ses frères en religion les dons qu’il a pu acquérir par la prière et la méditation. Il doit les répandre au dehors lorsque les circonstances l’exigent par une prédication qui sera d’autant plus efficace qu’elle sera faite par un saint. Le pape, disciple de saint Bernard à bien des égards, s’est sou venu de son maître prédicateur infatigable. L’Ordre cistercien en entier jusque-là confiné dans la prière, la méditation et le travail des champs, est invité à se transformer en un Ordre prédicant.
En 1213, le chapitre général de l’Ordre cistercien essaie une fois de plus de concilier les ordres du pape et les traditions. Mais le monde a changé et Cîteaux n’a pas été capable de se mettre au travail. Le synode réformateur de Paris en 1212 nous donne une réforme complète et efficace de la région parisienne. Animé par Robert de Courson, qui sera un membre très influent au IVe concile de Latran, envisage tour à tour les prêtres, les moines, les religieuses et les évêques. Citons le canon 24 qui, à propos des moines voyageurs, déclare : « Ces personnes devront être obligées à rester dans leur couvent et seront plus limités qu’auparavant ». Pour Robert de Courson, les moines ont pour fonction de pratiquer les vertus chrétiennes en restant fixés dans leur couvent et leurs institutions ; cela leur permet d’exercer la charité dans les hôpitaux et auprès des pauvres. Ce n’est pas la pensée de Rome qui, au même moment, demandait à Cîteaux de sortir de son isolement. Il faut donc créer quelque chose ! Les frères prêcheurs et les frères mineurs vont répondre aux besoins de la chrétienté.
« La situation ne peut être sauvée que par la constitution d’un clergé apostolique zélé, vertueux et pauvre. La prédication qui n’existe pas encore doit être fortement organisée pour instruire le peuple chrétien, le ramener à la foi ou l’y maintenir, pour entreprendre enfin, la lutte contre l’hérésie. Des écoles de théologie, que l’on ne rencontre nulle part ou presque, doivent être créés et multipliées pour l’instruction des clercs. Un clergé savant doit être institué pour faire face à l’invasion de la philosophie rationaliste d’Aristote, d’Avicenne et d’Averroès qui menace la pensée chrétienne et aussi pour promouvoir le progrès des sciences sacrées, spécialement la théologie. Enfin, l’échec des armées chrétiennes en Orient demande le recours à des croisades moins matérielles dans lesquelles le glaive de la parole évangélique sera substitué à celui des croisés et des Ordres militaires[12] ».
1.7. La démarche de Thomas d’Aquin
Placé par sa naissance dans un milieu féodal, le jeune Thomas d’Aquin refuse ce monde pour se lancer sur les routes d’Europe : il part à Paris. Contre la volonté des siens, il choisit la vie neuve des frères prêcheurs. Certes, il abandonne des valeurs incontestables, mais il sait que le monde nouveau a besoin d’autre chose et qu’il est important de vivre la « vie religieuse » autrement que dans cadre monastique. Quand Thomas d’Aquin prend la route de Paris en 1245, il a déjà prononcé ses trois vœux d’obéissance, de chasteté et de pauvreté. Quel est le sens du vœu de pauvreté ?
Le refus du Mont Cassin est-il chez Thomas d’Aquin l’exacte réplique du geste de François d’Assise ? Oui, en ce sens que « moine mendiant », frère Thomas, non seulement abandonne la propriété de ses biens personnels et familiaux comme le faisaient les moines, mais encore entre dans un ordre pauvre. Les canons conciliaires cités plus haut rappelaient la nécessité pour un moine d’abandonner toute propriété personnelle. Ici c’est l’Ordre lui-même qui est pauvre. Le monastère bénédictin était l’exacte réplique du château féodal. Les terres suffisaient à faire vivre les moines. Par contre, la communauté des prêcheurs est pauvrement installée dans un faubourg de la ville. Le couvent saint Jacques côtoie un peuple de marchands et d’étudiants. À la différence de saint François, saint Dominique n’a pas fixé ses moines dans la pauvreté à cause d’un amour quelque peu fou de « Dame pauvreté », mais, en évangélisant les Albigeois, il avait compris que le message évangélique ne peut être porté que par une communauté pauvre[13].
Les ordres mendiants, par leur organisation même, ne sont plus liés à une terre ; ils sont citoyens de chrétienté. Serviteur du Saint Siège, Thomas d’Aquin partira quand ce sera nécessaire pour Cologne, puis de nouveau il reviendra en Italie au service du pape.
Dans le refus du monde familial, il ne faudrait pas faire de saint Thomas un homme plein de mépris pour tout ce qui est ancien. Sa vie est encadrée par le monastère bénédictin. En 1274, appelé par Grégoire X au Concile œcuménique de Lyon, Thomas d’Aquin part, mais se trouvant mal, il veut aller à la rencontre de la mort dans un lieu convenable à sa vocation ; il se fait porter chez les cisterciens à l’abbaye de Fuossa Nova. En arrivant au monastère, il cite le psaume <131 « C’est ici le lieu de mon repos pour toujours ». Sertillanges écrit à ce propos : « Il revenait, à son berceau ; sa vie serait encadrée dans la paix bénédictine, et deux grandes familles religieuses en seraient à jamais unies[14] » Au moine qui l’assiste, il commente le Cantique des Cantiques et, en recevant le viatique, Thomas prononce ces paroles : « Je te reçois, prix de la rédemption de mon âme, viatique de mon pèlerinage, pour l’amour de qui j’ai étudié, j’ai veillé, je me suis épuisé ». Cette dernière phrase résume toute l’activité de saint Thomas, honoré comme docteur de l’Église[15].
2. Saint Thomas maître en théologie
La fonction de docteur au XIIIe siècle est très liée à la prédication. Nous avons confirmation de ce fait dans bien d’autres textes de l’époque, qui identifient Ordre de prêcheurs et ordre de docteurs (ordo praedicatorum et ordo doctorum). Ainsi dans une bulle de 1255, le pape Alexandre IV dit à propos des dominicains de l’Université de Paris : « Ibi ordinatus est per providentiam conditoriss ad opus atque custodiam doctorum ordo praecipuus ». Remarquons la date de 1255 et les noms en question : nous sommes au plus fort de la querelle entre réguliers et séculiers dont il sera question plus loin. Avant de voir plus en détail cette crise, il faut voir comment au moment où les Mineurs et les Prêcheurs sont l’instrument de la réforme, les fils de saint Dominique sont présentés comme un Ordre « scolaire ».
2.1. Dominicains prêcheurs
Les constitutions primitives des Prêcheurs ont un cachet scolaire très marqué. On y trouve l’obligation d’études intensives, ce qui ne fait que reprendre la volonté du pape Honorius III. Les Constitutions font obligation d’avoir un docteur, professeur de théologie dans chaque couvent ! Le Saint-Siège favorise un tel état des choses, en 1266 le pape Clément IV rappelle au chapitre des Prêcheurs de Trèves la nécessités d’études à Paris ou à Bologne et dans les Universités.
Le quatrième concile de Latran a demandé aux évêques de s’adjoindre un maître qui aurait mission d’enseigner gratuitement les clercs de l’église dont il était chargé. Peu à peu l’Église augmente ces exigences : outre un théologien il faut un maître pour instruire en ce qui concerne le ministère pastoral. Hélas, ces décrets ne peuvent s’appliquer, la volonté de réforme se heurtant à l’inertie de la majorité des clercs. La hiérarchie s’en inquiète. Dans le Contra impugnantes Thomas d’Aquin remarque que le clergé séculier n’a pas rempli les prescriptions du concile touchant les maîtres en théologie dans les villes archiépiscopales. Les causes de cet échec ne sont pas la mauvaise volonté des évêques. Là où de telles écoles sont créées, beaucoup de clercs, à qui les études sont offertes gratuitement, allèrent aux écoles, mais aucun d’eux ou presque ne voulut enseigner[16].
La véritable solution fut apportée par les Frères Prêcheurs. Les Prêcheurs sont des lettrés. En effet, sous Jourdain de Saxe qui fut maître de l’Ordre de 1222 à 1236, près d’un millier de jeunes y entrèrent. Comme Thomas d’Aquin, ils venaient des écoles et des universités. L’épiscopat accueille avec empressement ces prêcheurs, d’autant plus que le Saint Siège permet aux collèges dominicains de jouer le rôle qu’auraient dû jouer les maîtres séculiers. C’est aux Frères Prêcheurs que s’adressent les évêques pour fournir les écoles épiscopales et même les abbayes bénédictines. Au moment où Thomas d’Aquin enseigne à Paris, les Prêcheurs comptent près de 1350 maîtres dont la moitié enseignent dans les Universités, les écoles conventuelles, épiscopales et monastiques qui ont pour charge l’enseignement public de la théologie. Cinquante ans auparavant, il eut été difficile de trouver, en dehors de Paris et de Bologne, une douzaine de professeurs de théologie.
Un tel mouvement ne s’est pas fait si simplement que cela. C’est ce que montre la crise de l’Université de Paris de 1252 à 1257.
2.2. Crise à l’Université de Paris
En 1231, l’Université de Paris avait obtenu du pape et du roi son autonomie administrative, En, le corps enseignant est inquiet de la poussée d’une nouvelle génération d’enseignants, les dominicains. En 1252, il n’autorise qu’une chaire dans les collèges religieux. Les Frères prêcheurs protestent, mais cela reste sur le plan théorique. Jusqu’en 1253, où, « à la suite d’un repas des jeunes têtes s’échauffèrent », comme le rapporte l’historien Crevier : les étudiants se querellent avec des bourgeois de Paris. La garde royale intervient ; un étudiant est tué et d’autres sérieusement mis à mal. Les maîtres prennent le parti de leurs élèves et l’Université, qui a conquis ses « jura et libertas », interrompt les cours. Les dominicains acceptent de participer à la condition que les décrets de 1952 soient abrogés. Pour permettre aux enseignants religieux des ordres mendiants de reprendre leur cours les maîtres séculiers leur demandent un serment de fidélité. Les Frères prêcheurs refusent en arguant que ce serait en contradiction avec la Constitution de leur Ordre. Ils veulent bien prêter un serment, mais en y introduisant des réserves dues à l’obéissance aux lois de leur Ordre. C’est refusé ! Une exclusion du corps enseignant est alors prononcée contre les Frères prêcheurs et les Frères mineurs qui font cause commune.
Si la première question est réglée par le bannissement de quelques bourgeois et la pendaison de quelques autres, la querelle universitaire entre les réguliers et les séculiers se complique. Une tentative de conciliation est faite par les évêques d’Evreux et de Senlis. Elle échoue. La question est portée à Rome. En 1254, le pape Innocent IV reçoit Guillaume de Saint-Amour, porte-parole des maîtres séculiers de l’Université de Paris. Celui-ci obtient non seulement la confirmation des prétentions des séculiers, mais il limite les droits des moines. Dans une lettre écrite au nom de l’Université et adressée à tous les prélats de la chrétienté, il ne se contente pas de la question juridique, il introduit des questions personnelles. Il attaque la profession de mendicité religieuse – donc le statut des Franciscains et des Dominicains qui protestent. Le pape Alexandre IV qui lui succède écrit une « bulle » où en prononçant l’éloge de l’Université, il donne gain de cause aux Mendiants. Ceux-ci sont réintroduits dans l’Université en avril 1255.
L’Université est trop engagée pour se soumettre ; comme résister au pape n’est pas possible, elle prononce sa dissolution comme corps enseignant. Les docteurs échappent ainsi à l’excommunication lancée contre eux[17] ; ils décident que les cours se terminent – puisque l’on est près des vacances. Les dominicains résistent. Ils continuent leur cours au couvent Saint-Jacques sous la protection des archers royaux. Que fait saint Thomas dans cette crise ?
L’examen du dossier montre que, outre la question de la maîtrise à l’Université, il y avait aussi une question de « privilège ». Les mendiants se prétendaient indépendants des curés en ce qui concerne la prédication et l’administration du sacrement de pénitence. L’Université (qui prend le parti des curés) et Guillaume de Saint-Amour reprochent aux prêcheurs l’engagement des religieux dans le monde, dont ils devraient être séparés par état, la pauvreté contraire au bon ordre de la société et de la propriété, les fonctions apostoliques pour lesquelles ils ne peuvent avoir mandat, les prétentions à enseigner alors qu’ils devraient se tenir dans une silencieuse humilité. Par-delà les animosités personnelles, note le Père Chenu, se développe un conflit de doctrine. L’historien Guillaume de Naugis rapporte qu’en 1252 : « advint une grande turbation entre l’Université des clercs escoliers de Paris et les religieux, pour l’occasion qu’un livre que Guillaume de Saint-Amour avait fait et ordonné ». Ce livre s’intitule : Tractatus brevis de periculis novissimorum temporum. Les périls sont les prétentions des Frères Prêcheurs et Mineurs qui, « sous des dehors de sainteté, amènent avec eux la ruine de l’Église ».
La question est portée à Rome devant le pape Alexandre IV auquel est déféré le « de periculis ». Les Mendiants envoient leur députation : pour les Prêcheurs Humbert de saint-Romans, maître de l’Ordre, Albert le Grand et Thomas d’Aquin. Pour les Mineurs, saint Bonaventure[18].
Du côté des séculiers, Guillaume de Saint-Amour est à la tête d’une délégation d’universitaires parmi lesquels Eudes de Douay et Chrétien de Beauvais. Le De Periculis est examiné par une commission de cardinaux, composée de Jean Franciogia, Jean des Ursin, Eudes de Chateautroux et Hugues de Saint-Cher. Sur leur rapport, le livre est condamné comme « inique, criminel et exécrable » puis brulé dans l’église d’Anagni où était la cour pontificale. La Bulle du pape du 5 octobre 1256 anathématise l’œuvre. Le pape décide en outre de nommer Bonaventure et Thomas d’Aquin maîtres à l’Université de Paris.
Tel est le deuxième événement important de la vie du Docteur angélique dont nous avons choisi de parler. La condamnation du De Periculis ayant soulevé bien des passions et remué bien des idées, les théologiens mendiants se mirent en demeure de les corriger.
Saint Bonaventure publie son remarquable ouvrage « Questiones disputate de perfectione angelica » dont on a dit : « En élevant le débat, le docteur séraphique s’attache à montrer que la perfection évangélique réside dans l’humilité, doublée de pauvreté, de chasteté et d’obéissance ; que les Franciscains poursuivent plus que personne, la réalisation d’un tel idéal est que la prédication leur convenait parfaitement[19] ». Mais l’ordre franciscain se divise alors entre partisans de la règle et partisans de la pauvreté absolue – aussi ce sont les Prêcheurs qui sont au premier plan de la lutte.
2.3. Une théologie de la vie consacrée
Thomas d’Aquin se trouve placé face à Guillaume de Saint-Amour. Au de Periculis il répond par un opuscule « Contra impugnates cultum Dei et religionem ». Dans cet ouvrage fait pour la défense d’un ordre mendiant, il défend non pas tel ou tel privilège, mais le droit à l’existence d’un ordre mendiant. En définissant la pauvreté, la chasteté, l’obéissance et le droit d’enseigner, il défend sa vocation.
Le plan de cette œuvre est simple. Dans une première partie, Thomas d’Aquin expose ce qu’est la religion et ce qu’est la vie religieuse. Avant de définir sereinement dans la Somme de théologie (IIa IIae) les différents états de vie, sur un ton polémique, Thomas expose la raison d’être de son ordre. Les reproches faits par les séculiers se trouvent résumés au début du traité. En voici les phrases essentielles : « D’abord ils font tous leurs efforts pour enlever aux prêcheurs et l’étude et la science. […] Ils font secondement tout ce qui dépend d’eux pour les exclure de la société de ceux qui étudient […]. Ils s’efforcent troisièmement de les empêcher de prêcher et d’entendre les confessions. […] Ils blâment et blasphèment leur perfection, à savoir, la pauvreté des mendiants […]. Ils leur retranchent la nourriture et les aumônes qui les faisaient vivre […]. Enfin, ils s’appliquent, de tout leur pouvoir, à ruiner la réputation des saints par des écrits qu’ils répandent dans le monde entier[20]. »
Comme on peut le voir, il ne s’agit pas uniquement de la crise à l’Université ; il s’agit de l’existence des mendiants. Guillaume de Saint-Amour avait réveillé une opposition qui se faisait déjà sentir au synode de Paris du temps de Robert de Courçon. Deux tendances se font jour à propos de la vie religieuse. L’une, celle des maitres parisiens, considère que le rôle du moine est de rester fixé dans son couvent, loin de la vie agitée des villes, consacrant tout son talent à la lectio divina et aux travaux des champs. L’autre tendance, celle des Prêcheurs est exposée par saint Thomas. En parcourant rapidement les têtes des chapitres du Contra Impugnantes, on y découvre toute la doctrine des Frères Prêcheurs. Thomas d’Aquin établit qu’il est parfait pour un religieux d’enseigner, de faire partie d’un monde où sont mêlés laïcs, clercs et réguliers. Il affirme le droit d’un religieux de prêcher et d’entendre les confessions. Ensuite, il montre que le religieux n’est en aucun cas tenu au travail des champs et qu’il est conforme à sa vocation de ne vivre que d’aumônes dans un Ordre qui ne possède ni terres, ni bénéfices.
La querelle est loin d’être terminée. Si chrétien de Beauvais devient l’ami des Dominicains, au point de vouloir que sa dépouille mortelle repose chez eux, jusqu’en 1272 Guillaume de Saint-Amour ne désarme pas. En 1265, il envoie au pape Clément IV un mémoire qui sera condamné « Liber de Antichristo et ejusdem ministris ». Saint Bonaventure répond par un texte : « Tractatus pauperis contra insipientem ».
Revenu à Paris depuis peu, Thomas d’Aquin lutte contre les maîtres séculiers. Contre Gérard d’Abbeville, il écrit un traité intitulé « De la perfection de la vie spirituelle ». Contre Nicolas de Lisieux, auteur d’un ouvrage « De la perfection de l’état clérical » qui voulait faire suite aux traités de Guillaume de Saint-Amour, Thomas d’Aquin répond par un plaidoyer « contre ceux qui détournent d’entrer en religion ».
2.4. Une œuvre ouverte sur le monde
Ces luttes n’épuisent pas les forces de Thomas d’Aquin. Tout en défendant son Ordre et sa vocation, il entreprend, à la demande du pape, ses principaux travaux dont le but est de défendre la pensée chrétienne contre la philosophie dangereuse pour la foi. Si certains ont boudé Aristote, d’autres ont pris un parti adverse et utilisé ses textes pour subvertir la foi : les philosophes arabes ; non seulement ils ignorent la tradition chrétienne, mais il la récuse ou la falsifie. Il y a là un champ de travail immense.
Thomas d’Aquin entend recevoir grâce à Aristote une meilleure connaissance du monde, de l’humanité et même de l’action de Dieu. Pour cela, il entreprend une analyse systématique des œuvres alors accessibles. Le P. Chenu note que le choix d’Aristote est la source de « l’œuvre magistrale d’une théologie en pleine possession de sa foi, non le seul fait d’une option rationnelle entre des philosophies concurrentes ». Les travaux d’Albert le Grand permettent d’avancer et de ne pas tomber dans les erreurs de Siger de Brabant (le nominalisme).
Ce travail se situe dans un grand mouvement évangélique qui repose sur deux faits. Le premier est le mouvement missionnaire. En effet, Thomas d’Aquin compose le Contra Gentiles à la demande de saint Raymond de Pegnafort, dominicain, qui, avec Jean de Matha et saint Pierre Nolasque avaient remplacé les croisades (et la guerre) par des approches évangéliques sur les traces de saint François.
Dans ce dialogue avec les « Gentils » (les païens), la Chrétienté sent le besoin d’une formation doctrinale sûre ; ce sont les maîtres de l’Université qui donnent l’enseignement indispensable. Cette formation s’accompagne d’un retour aux textes ; le couvent saint Jacques de Paris peut, à juste titre, s’enorgueillir des travaux d’Écriture sainte.
Notre attention s’est portée sur Paris. Il faut préciser que l’activité de Thomas n’est pas limitée à cette Université. Thomas d’Aquin a enseigné en Italie, au service du pape. Là il a eu une activité plus diversifiée que ne le donne à penser l’attention aux débats universitaires. Thomas d’Aquin commente les Écritures et s’attache à bien maîtriser les sources patristiques de la tradition théologique. C’est là une part très importante de ses écrits – moins souvent cités dans le cadre de la formation initiale des futurs prêtres.
Dans ce monde en pleine effervescence, Thomas d’Aquin exerce sa fonction de Docteur ; il entend y rester fidèle. En effet, Thomas a des propositions de promotion sociale. Un malheur est arrivé ; son frère Raynald est tué par ordre de l’empereur au motif qu’il avait pris le parti du pape. Le château d’Aquin et ses dépendances sont mis à sac. La mort de l’empereur change la situation familiale et la maman de Thomas demande à son fils de venir relever le domaine familial. Pour le faire, on lui propose de devenir Abbé du Mont Cassin avec le droit de garder son habit. Ce qu’il refuse. Plus tard, on lui propose d’être archevêque de Naples… Il refuse.
La vocation de Thomas est celle d’un frère prêcheur qui occupe une place dans l’enseignement de la théologie.
Lorsqu’en 1256 Hugues de Saint-Cher et Albert le Grand obtiennent qu’il soit Maître à l’Université de Paris, Thomas d’Aquin expose dans la « leçon originale » le rôle de docteur. Il conclut : « Dieu communique la vérité par l’éclat de sa nature. Les docteurs ne sont que les ministres qui doivent être par conséquent purs, intelligents, fervents, dociles. D’eux-mêmes, ils n’ont aucune suffisance ; mais de Dieu ils peuvent tout. »
De cette vocation Thomas d’Aquin écrit : « L’œuvre de la vie active est double. Il y a celle qui dérive de la plénitude de la contemplation. Ceci l’emporte sur la simple contemplation. Il est plus parfait en effet d’éclairer que de voir simplement la lumière, de communiquer aux autres ce qu’on a contemplé que de contempler seulement. Il y a ensuite cette œuvre de la vie active qui consiste toute en occupations extérieures : faire l’aumône, par exemple, exercer l’hospitalité et autres œuvres pareilles. Ces œuvres-là sont inférieures aux œuvres de la contemplation, hormis les cas de nécessité. Ainsi parmi les ordres religieux, ceux-là occupent le plus haut rang qui sont ordonnés à l’enseignement et à la prédication. Ils sont, de tous, les plus proches de la perfection des évêques » (Somme de théologie, IIa IIae, q. 188, a. 6)
Conclusion
La formule clef de la vocation de saint Thomas : « contemplare et alii contemplata tradere » me semble décisive pour le comprendre. La théologie est une œuvre de raison qui assume toutes les exigences de la vie intellectuelle. Elle est une œuvre de raison. Or le travail de la raison, dans notre monde n’est pas facile. Il faut franchir bien des obstacles. Nul n’ignore que la raison doit respecter des exigences et des contraintes. D’abord, il faut voir et bien voir. Ce qui suppose de l’attention, mais aussi la mise en œuvre de l’esprit critique pour ne pas réduire les faits à l’apparence. Il faut du discernement. Celui-ci implique un échange entre ce qui est singulier et ce qui est universel – autrement dit connaître les lois et les règles qui régissent les actions. Le mot « discernement » signifie l’art de voir comment l’interaction des causes relève d’un ordre plus profond de ce qui se donne à voir et à comprendre. Cette construction méthodique qui reconnait la multiplicité des causes et l’intrication des effets reste habitée par un désir d’unité. Cette démarche ne concerne pas seulement ce qui relève des sciences de la nature (matière et énergie) et des sciences humaines (de la psychologie à l’histoire) ; elle concerne la physique, mais aussi ce qui est plus universel, la métaphysique. La foi participe à cette démarche, en donnant une lumière sur le principe de tout ce qui se donne à voir et à penser. La foi est lumière. Elle est source d’une vision de l’unité comprise non seulement à partir de la source de tout ce qui est, mais à la lumière de ce vers quoi tend la nature. La foi est davantage ; elle est connaissance de Dieu qui est principe et fin. La foi est ainsi mouvement vers l’unité. C’est ce que dit le terme contempler : voir d’un regard qui se portant sur le principe donne une meilleure connaissance des effets. Voir d’un regard le principe et la fin et ainsi donner du sens à tout ce qui advient dans le cours de la réalisation. Telle est la manière dont Thomas a vécu sa vie de frère prêcheur à la suite de saint Dominique : en lisant les Écritures, en recevant l’enseignement des Pères et en utilisant les ressources de la philosophie et de la science, découvrir le Principe et la Fin de cette immensité – en découvrir la richesse et l’unité dans la contemplation. Cet acte n’est pas gardé comme privilège, il est source d’un amour pour tous ceux qui ont besoin de partager ces lumières qui sont source de vie. En le faisant, Thomas d’Aquin a vécu pleinement sa vocation à la suite de saint Dominique.
Monastère de Prouilhe, 25 mars 2024
Jean-Michel Maldamé
- Ce texte reprend un travail d’histoire fait il y a très longtemps et qui dépend de la lecture de deux auteurs : Pierre Mandonnet, Saint Dominique, L’idée, l’homme et l’œuvre, Desclée de Brouwer, 1937 et Marie-Dominique Chenu, Saint Thomas d’Aquin et la théologie, « Maîtres spirituels », Paris, 1977. Un petit travail d’étudiant – mais l’inspiration demeure ! ↑
- Ceci est caractéristique de l’histoire de l’Église, car aucune autre religion n’a ainsi résisté à l’effondrement des civilisations comme la religion chrétienne qui, juive à ses origines, grecque dans sa première conquête du monde, n’arrive à son apogée que dans le monde latin où elle se transforme en Église barbare avant d’entrer dans le Moyen-Âge. La succession des ordres religieux nous montre comment leur apparition est liée étroitement à la finalité que leur impose l’âge qui les a vus apparaître. Nés par groupe, comme plusieurs tentatives d’ébauche, ils sont suivis par des Ordres types qui représentent plus adéquatement le moyen propre à obtenir une solution au problème envisagé. Dans cette évolution liée au progrès et aux vicissitudes de l’époque, la hiérarchie épiscopale et le monde ecclésiastique séculier, voués par leur ministère à une action locale et uniforme représentent, selon l’expression du Père Mandonnet, « la puissance statique de la vie de l’Église, à la différence des religieux, leurs institutions pouvant mieux s’adapter à des besoins spéciaux auxquels elles s’efforcent tour à tour de satisfaire ». ↑
- Cette remarque ne doit pas faire oublier la diversité des lieux et des civilisations, puisqu’au temps de Saint Thomas les cisterciens qui n’avaient pas pu réussir dans le monde communal resteront les vrais apôtres de la Prusse. ↑
- On cite souvent l’épisode où le petit garçon de 7 ans demande à un moine : « qui est Dieu ? » ↑
- Marie-Dominique Chenu, Saint Thomas d’Aquin et la théologie, « Maîtres spirituels », Paris, Seuil, 1959,p. 6 ↑
- La marche de la civilisation pose des problèmes nouveaux à la sollicitude de l’Église. Au début du XIIIe siècle, ces problèmes étaient multiples et graves. Ils naissaient en grande partie de l’accélération de l’activité économique, politique et intellectuelle en présence de la permanence de l’immobilité des institutions ecclésiastiques issues d’un milieu historique partiellement disparu et en voie de décadence. Saint Thomas se place dans ce renouveau. L’état des choses ancien ne pouvait suffire à répondre aux besoins de la chrétienté. le regard anxieux des Pontifes romains suivait avec attention et les besoins nouveaux de la chrétienté et les dangers qui naissaient de problèmes demeurés sans solution foncière. Quels problèmes ? Cette crise vient, nous l’avons dit, du passage du monde féodal au monde communal. ↑
- Marie-Dominique Chenu, Saint Thomas d’Aquin et la théologie, « Maîtres spirituels », Paris, Seuil, 1959.p. 8. ↑
- Pierre Mandonnet, Saint Dominique, t. I, Étapes, p. 28. ↑
- Pierre Mandonnet, Saint Dominique, t. II, L’Idée, l’homme et l’œuvre, p. 83. ↑
- M. D. Chenu, Saint Thomas d’Aquin et la théologie, p. 14. ↑
- Fliche, Histoire de l’Église, t. X, p. 179. ↑
- P. Mandonnet, op. cit., t. I, p. 29 ↑
- Citons un épisode de la vie de saint Dominique. En 1220, le Seigneur Galiciani veut donner aux frères quelques-unes de ses propriétés. Déjà l’acte de cession avait été signé par devant le seigneur évêque de cette ville. Dominique l’apprend ; il fait résilier le contrat qu’il déchire publiquement sur la place de la ville. Saint Vincent Ferrier dira plus tard : « Sachons que ce n’est pas d’être pauvre qui est louable, mais d’aimer la pauvreté et de supporter avec joie, avec allégresse, ses privations ». On retrouve ici la doctrine monastique classique. Au XIIe siècle, saint Bernard avait lutté contre la richesse et l’opulence de Cluny ; mais peu après sa mort, l’abbaye avait perdu une grande partie de son prestige. Les terres accumulées par la suite des dons enrichissent l’Ordre. Et quand les abbés de Cîteaux partent évangéliser le monde, ils le font en grand équipage, qui n’était autre que celui que Robert de Courçon demandait aux moines par souci de dignité. Enrichi, l’ordre de Cîteaux n’a plus la jeunesse qui lui aurait permis d’être l’instrument de la Réforme. Dans le refus de saint Dominique d’accepter quelque terre que ce soit, il faut voir le trait de génie qui donner à l’Ordre dominicain tout son rayonnement. ↑
- Sertillanges – à retrouver ! ↑
- L’oraison de la messe de ce jour dit : « Deus qui Ecclesiam suam beati Thomae confessoris tui mira eruditio clarificus » ↑
- Pourquoi l’auraient-ils fait ? Ils avaient l’instruction et vivaient sur un bénéfice ecclésiastique dont ils avaient déjà l’usage. La solution était proposée par Honorius III : créer un bénéfice. Mais tous les bénéfices étaient occupés et souvent il était difficile de trouver un bénéfice vacant pour un maître en théologie. ↑
- Le pape envoie trois nouvelles bulles, l’une au chancelier de sainte Geneviève, lui demandant de ne conférer la licence qu’à ceux qui obéissent, les autres aux évêques d’Orléans et d’Auxerre en faveur des religieux de la rue Saint-Jacques. En 1256, un synode parisien essaie un compromis que le pape refuse dans une nouvelle bulle où il qualifie les docteurs Guillaume de Saint-Amour et ses comparses de « rebelles à l’Église romaine », le roi de France doit exiler les plus coupables et comme le bras séculier est prêt à se lever, tout rentre dans l’ordre en 1257. ↑
- Si l’amitié entre saint Thomas et Albert le Grand est célèbre, il y eut aussi entre Thomas d’Aquin et saint Bonaventure une amitié très solide. La querelle entre Prêcheurs et Mineurs sur l’augustinisme ne commencera qu’après le départ de saint Bonaventure et son remplacement à Paris par Jean Peckham. ↑
- Fliche, op. cit., p. 266. ↑
- Vivès, t. XXIX p. 263. ↑