Vivre l’espérance
Le propos sur l’espérance a été dominant dans la théologie du XXe siècle. Il prend aujourd’hui une dimension plus modeste. Il faut donc une certaine audace pour proposer de prendre ce terme pour sujet de notre méditation qui introduit à la célébration du Mystère pascal. Et pourtant… Quoi de plus nécessaire qu’une réflexion sur l’espérance quand s’effacent les utopies fondées sur la notion de Progrès ? Quoi de plus nécessaire en ce temps où la situation du monde est porteuse de craintes. Il y a la guerre. Elle est aux portes de notre vieille Europe. Mais elle est potentiellement présente dans notre territoire comme l’atteste l’implantation des armes atomiques dites « tactiques », celles dont on use dans une guerre de terrain à conquérir. Elle est partout ou presque en Afrique où les islamistes avancent au-delà du Sahel et détruisent tout ce qui n’entre pas dans leur religion fanatique. Elle est au Moyen Orient dans les pays de grande culture où sont nés les grands mythes dont nous sommes les héritiers. Elle est aussi dans la domination et les dictatures et cela souvent avec une dimension religieuse comme aux Indes et jusqu’aux Philippines. Elle est dans nos tensions sociales et sociétales avec l’immigration… Bref, notre foi se heurte au réel et nous en souffrons dans la lucidité et la conscience de notre faiblesse pour y faire face. Parler de l’espérance c’est se tenir dans la vive conscience de notre fragilité face à la puissance du mal à l’œuvre – quand ce n’est pas le mal actif, c’est l’inertie et la pesanteur face à nos forces dérisoires. C’est dans ce contraste que notre réflexion sur l’espérance doit s’inscrire.
La première étape sera un enracinement dans la source du monothéisme avec la figure fondatrice d’Abraham. La deuxième étape sera une considération de la théologie moderne (i.e. XXe siècle) dans le souci de la responsabilité sociale et collective. La troisième sera une considération de l’espérance comme la manière d’avancer sur le chemin de la nouvelle création.
Une remarque préliminaire s’impose. La Bible emploie les deux termes « foi » et « espérance » ou « croire » et « espérer ». Surprise : les mots espérer ou espérance ne soient pas présents dans les évangiles ! Par contre, ils sont présents chez saint Paul – qui a le souci d’énoncer plus largement les exigences de la vie chrétienne puisqu’il s’adresse à des Grecs – donc à des personnes qui n’ont pas. Cela signifie que le verbe « croire » exprime plus que ce l’on pense aujourd’hui. Ce vocabulaire est lié au catéchisme traditionnel qui mentionne trois « vertus » qui se rapportent à Dieu : la foi, l’espérance et la charité. Aujourd’hui le terme de « foi » renvoie à ce qui relève de la connaissance (croyance ou science) de ce qui est donné à voir et à comprendre ; le terme « espérance » renvoie à ce qui n’est pas présent ou actuel ; tandis que le terme charité renvoie à l’amour et à l’action. Cette division est le fruit d’une élaboration théologique ultérieure à la rédaction des textes qui constituent le Nouveau Testament. Une des conséquences est que le propos sur l’espérance ne s’appuie pas seulement sur les textes où figure le mot ou le verbe espérer… Il faut tenir compte de cette souplesse
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dans l’usage du terme en respectant ce qui relève de l’emploi actuel du mot « espérer » qui est un regard vers le futur. Le mot français vient du verbe latin : sperare qui signifie « considérer quelque chose comme devant se réaliser ». Le mot « spes » signifie « attente d’un événement heureux ». En français il garde ce sens : « attendre » ou « s’attendre à » ; il signifie aussi « avoir confiance en ». Comme dans l’expression méridionale où on se réjouit en disant « j’espère !» face à une attente.
Le mot « espérance » désigne le sentiment qui fait voir comme réalisable ce que l’on désire ». Le mot est entré en théologie pour désigner une des trois « vertus théologales » et l’expression « acte d’espérance » pour désigner une prière jadis apprise au catéchisme. Le mot désigne aussi ce qui est l’objet de l’espérance dans le cours de la vie« avoir des espérances » c’est attendre un enfant ou encore un versement d’argent par héritage. Le mot est entré en mathématique comme terme de statistique « espérance mathématique » ou en sociologie dans l’expression « espérance de vie ». Le mot « espoir » désigne le sentiment qui accompagne l’espérance où l’occasion qui porte à espérer.
Le langage commun trace une route qu’il faut suivre dans la perspective de la célébration du mystère pascal. Nous célébrons donc la mort et la résurrection de Jésus et donc la réalisation du salut qui est pour nous « objet d’espérance ».
La foi ne saisit pas un objet de manière totale, puisqu’il est plus grand que ce qui est pensé, désiré ou imaginé. Mais cet « objet » est un appel à vivre une relation créatrice. L’espérance est un aspect de cette démarche.
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1. L’alliance et l’élection : Abraham Le temps de la promesse
Pourquoi parler d’Abraham ? Parce qu’il nous ressemble. Il n’est ni roi, ni prophète, ni mage ; c’est un homme dont on peut dire qu’il est « comme tout le monde », en ce sens que son destin est celui d’un homme face à des problèmes universels : la résidence et la descendance. Il nous est fraternel, en ce sens qu’il est comme tous ceux qui cherchent un lieu de vivre et vivent dans la précarité. Il représente aussi ceux qui considère que leur vie est vaine, car l’absence d’un enfant ne se compense pas bien – fut-ce par le service d’une « mère- porteuse » (en l’occurrence l’esclave au service de sa femme !). Il est pour cette raison une figure universelle qui n’est pas dans les palais, mais dans la précarité, voire la misère où l’on est contraint à la survie. Prendre comme figure liminaire Abraham c’est ne pas délaisser le réel et le prendre dans tous ses aspects : la beauté, mais aussi la faute et la cruauté. Ce n’est pas sans rapport avec l’espérance, car l’espérance est vécue par une personne qui lutte contre le mal. Elle ne consent pas à la présence du mal. Elle le combat sans s’en faire complice. Elle engage le combat, même s’elle sait ne pas être sûre de l’emporter. Cette attitude est fondée sur une lecture des évangiles et des figures de la tradition catholique de son enfance. Notre réflexion doit être plus soucieuse des sources et de l’origine de cette espérance. Pour cela nous devons ouvrir les Écritures en commençant par le commencement. Nous commencerons donc en ouvrant le livre de la Genèse. Le récit inaugural rapporte la création de l’humanité et lui donne un projet : être à l’image et à la ressemblance de Dieu. On entend la phrase dans un sens dynamique : l’image est donnée et la ressemblance est à construire ; c’est une tâche qui demande du temps et de l’application. Il y a un mouvement. Tout n’est pas donné d’avance. Il faut faire le chemin par soi-même avec le désir d’accomplir le projet de vie.
1. Abraham et Sara
La figure d’Abraham telle qu’elle est exposée dans la Genèse est plus qu’exemplaire, elle est fondatrice. Dans les commentaires, on parle équivalemment de la foi ou de l’espérance. Les deux termes ne sont pas strictement distingués. Ils sont rassemblés dans un même dynamisme. Nous considèrerons ce qui est lié à l’espérance : le souci de l’avenir et pour cela,
1 nous devons considérer les personnes d’Abraham et de Sara .
1.1. Prendre la route : une rupture fondatrice
Le premier acte proposé est celui où Dieu demande à celui qui s’appelle encore Abram de prendre la route pour un pays qui n’est pas le sien. Nous lisons2 :
1 Nous reprenons les analyses de Marie BALMARY, Le Sacrifice interdit. Freud et la Bible, Paris, Grasset, 1986. 2 Le texte de la Bible est celui de la traduction de la Bible de Jérusalem.
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Cet appel fait d’Abraham un « apatride » ; il ne sera jamais possesseur d’un royaume. L’explication du fait qu’il est « semi-nomade » reste générale. Elle ne prend pas en compte ce qu’Abraham a vécu. La figure de l’errance d’Abraham est une figure de l’espérance. L’espérance est désir. Elle n’est pas possession d’un bien, mais quête de ce qui doit être donné – parce que promis par Dieu. On peut lire cette aventure comme une libération de l’idolâtrie qui est perversion. S’il s’agit d’une libération, cela n’efface pas ce qu’implique ce geste : un arrachement. Il faut en effet aller plus loin, vers quelque chose qui est toujours caché sous le voile de l’incertain. On parle alors d’espérance – ici définie comme énergie pour avancer dans l’inconnu spatial et l’incertain temporel.
Cette situation est explicitée par la manière de désigner ce que la Tradition appelle « la Terre promise ». Celle-ci n’est pas nommée par un nom géographique ; mais toujours avec la marque de l’inconnu : « Le pays que je te montrerai ». L’initiative est dans l’action de Dieu et dans sa liberté ; le pays n’a pas de nom. Aujourd’hui, pour nos atlas géographiques3 il y a un nom, mais pour Abraham, seule existe l’initiative de Dieu. C’est Dieu qui lui montrera le pays qui n’existe dans sa pensée ou vision des actes posés que comme promis.
Il y a aussi un rapport entre « je » et « tu » (« je te montrerai ») : Abraham n’est pas un explorateur ; il n’est pas un conquérant ; il ne sera pas un roi qui gèrera des provinces conquises. Il est en relation avec son Dieu.
De fait, nous savons qu’Abraham ne deviendra pas vraiment un habitant de ce que l’on appelle dans le catéchisme « la terre promise », car il a toujours été un errant dans cette région. Plus ! Il y sera humilié. La plus humiliante est d’avoir survécu en Egypte et en Canaan grâce la prostitution de sa femme qu’il présente comme sa sœur – le demi-mensonge est une condition de survie – comme on le voit avec l’immigration aujourd’hui où l’immédiat avenir des femmes qui arrivent en pays riche est souvent la prostitution. Abraham n’aura pas de propriété, sinon celle qu’il achète pour sa sépulture à Hébron. Cet « enracinement » ultime montre par contraste que l’essentiel de la vie d’Abraham transcende les considérations sociologiques sur le semi-nomadisme que développent les historiens. S’il est juste de dire avec les sociologues et les géographes que le temps des patriarches est celui d’un nomadisme devenant semi-nomadisme selon les conditions de vie du temps, cela ne suffit pas. Il y a plus profondément une quête d’identité inscrite dans un projet où Dieu est impliqué ! Ainsi, au lecteur de la Bible, est donnée en Abraham et Sara une figure qui a valeur exemplaire pour vivre le présent dans un regard tourné vers l’avenir. C’est ce que saint Paul appelle
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Chapitre 12 : « 1 Yahvé dit à Abram : Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, pour le pays que je t’indiquerai. 2 Je ferai de toi un grand peuple, je te bénirai, je magnifierai ton nom ; sois une bénédiction ! 3 Je bénirai ceux qui te béniront, je réprouverai ceux qui te maudiront. Par toi se béniront tous les clans de la terre. 4 Abram partit, comme lui avait dit Yahvé, et Lot partit avec lui. Abram avait soixante-quinze ans lorsqu’il quitta Harân. 5 Abram prit sa femme Saraï, son neveu Lot, tout l’avoir qu’ils avaient amassé et le personnel qu’ils avaient acquis à Harân ; ils se mirent en route pour le pays de Canaan et ils y arrivèrent. »
3 Et aussi pour les sionistes et fondamentalistes…
l’espérance : « Notre salut est objet d’espérance ; et voir ce qu’on espère, ce n’est plus l’espérer : ce qu’on voit comment pourrait-on l’espérer encore ? » (Rm 8,25)
Le fait de ne pas avoir de terre en possession stable est vécu comme une ouverture vers quelque chose de meilleur dont le statut est d’être « chose promise ». Ce point est essentiel pour situer l’espérance par rapport à d’autres religions : la démarche de la foi n’est pas prise dans la vision cyclique des religions (selon le retour des saisons, des années et des âges) mais dans une ligne tendue vers un avant.
S’il y a l’espace (la terre, le bétail et les conditions de vie…), il y a plus intime : la descendance. En effet, la victoire sur la mort est liée à la descendance. Mais là encore, l’immédiateté n’est pas suffisante. Le désir n’est pas rassasié. Il demande une transformation dans la relation entre l’homme et la femme non seulement au plan de la structure sociale que de l’investissement personnel.
1.2. Une descendance
Le rapport d’Abraham et Sara à leur descendance est celui de tous les vivants. Elle est vécue par Abraham et Sara sous le signe du désir, mais aussi l’attente qui se fait souffrance. Elle est vécue par le couple qui comble la frustration par la mainmise sur autrui : le statut de la servante pour Sara et les domestiques sans le statut d’épouse. Ce qui mène à la guerre. En effet, dans la suite du récit biblique une part importante des ennemis d’Israël sera constituée des peuples fruits de cette parenté de second rang – celle qui n’est pas advenue selon les exigences de la promesse.
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Chapitre 15 : 1 Après ces événements, la parole de Yahvé fut adressée à Abram, dans une vision : Ne crains pas, Abram ! Je suis ton bouclier, ta récompense sera très grande. 2 Abram répondit : Mon Seigneur Yahvé, que me donnerais-tu ? Je m’en vais sans enfant… 3 Abram dit : Voici que tu ne m’as pas donné de descendance et qu’un des gens de ma maison héritera de moi. 4 Alors cette parole de Yahvé lui fut adressée : Celui-là ne sera pas ton héritier, mais bien quelqu’un issu de ton sang. 5 Il le conduisit dehors et dit : Lève les yeux au ciel et dénombre les étoiles si tu peux les dénombrer et il lui dit : Telle sera ta postérité. 6 Abram crut en Yahvé, qui le lui compta comme justice.
L’exigence de fécondité dans le cadre de l’alliance ne relève pas seulement de la confiance en Dieu, ni de l’exercice de la toute-puissance : elle demande une transformation de la vie personnelle. Cela est signifié dans le récit de la Genèse par le changement de nom. Il ne s’agit pas des papiers pour passer à la douane quand la frontière est fermée, mais d’un renouvellement intérieur. Le changement est pluriel.
Dans le récit, ce changement a plusieurs dimensions. D’abord, la circoncision – un rite qui relève d’une symbolique fort complexe, on y voit une affirmation symbolique de la virilité. Mais cette modification n’est rien si elle n’est pas accompagnée d’un changement personnel. Il est signifié par le changement des noms ce qui touche au profond de l’identité.
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CHAPITRE 17 :1 Lorsqu’Abram eut atteint quatre-vingt-dix-neuf ans, Yahvé lui apparut et lui dit : Je suis El Shaddaï, marche en ma présence et sois parfait. 2 J’institue mon alliance entre moi et toi, et je t’accroîtrai extrêmement.3 Et Abram tomba la face contre terre. Dieu lui parla ainsi :4 Moi, voici mon alliance avec toi : tu deviendras père d’une multitude de nations. 5 Et l’on ne t’appellera plus Abram, mais ton nom sera Abraham, car je te fais père d’une multitude de nations.6 Je te rendrai extrêmement fécond, de toi je ferai des nations, et des rois sortiront de toi. 7 J’établirai mon alliance entre moi et toi, et ta race après toi, de génération en génération, une alliance perpétuelle, pour être ton Dieu et celui de ta race après toi.
Abram signifie « père élevé », Abraham signifie « père d’une multitude ». Le passage de « père élevé » à « père d’une multitude » n’est pas sans exprimer un renversement dans le désir et le projet de vie. La première nomination désigne un homme supérieur aux autres ; il est au-dessus ; il vient d’ailleurs ; il ne partage pas la condition humaine commune aux « terriens » (Adam). Il devient « père d’une multitude » c’est-à-dire qu’il est ouvert sur le passage des générations et qu’il vit dans la logique d’une descendance, et plus, car il s’agit d’un lignage. Il n’est pas un être « au-dessus » ou mis « à part » ; il est dans la paternité, ouverte sur le passage des générations. Abraham est le premier à inscrire son nom dans la généalogie qui sera celle du Messie.
Le changement de nom vaut pour Abraham. Il a aussi lieu pour Sara. Nous lisons : 15 Dieu dit à Abraham : Ta femme Saraï, tu ne l’appelleras plus Saraï, mais son nom est Sara. 16 Je la bénirai et même je te donnerai d’elle un fils ; je la bénirai, elle deviendra des nations, et des rois de peuples viendront d’elle. Quel est le changement ? Le « ï » est le signe d’une appartenance : « saraï » se traduit en français par « ma princesse ». La suppression du possessif (ï) fait que « sara » se traduit par « princesse » ou « la princesse ». Le changement de nom, signifie un changement dans la relation à la vie : Sara n’est pas possédée par un homme (fut-ce un homme éminent, « très élevé ») ; elle est une femme qui a une vie à vivre pour elle-même dans une relation de réciprocité avec un homme.
Tant pour Abraham que pour Sarah, le changement de nom est d’une certaine manière plus radical que le changement de lieu. En effet, le nom que l’on porte est le moyen par lequel un être humain entre en relation avec autrui. D’aborde le nom est reçu. Un humain reçoit un nom ; ce nom sert à être appelé. Cet appel demande à être reçu et intériorisé. Il est alors ce qui est entendu en soi, ce qui parle dans son être. Or cet appel fixe un destin. Pas seulement une détermination dans les registres de l’État-civil, mais ce qui demeure au cours d’une vie qui change et qui porte le sceau d’un destin. Le changement de nom est analogue à une guérison. C’est une libération par rapport à un destin de contrainte et d’aveuglement. Le changement de nom d’Abraham et de Sara est donc le point de départ pour une marche sur un chemin qui s’ouvre et qui conduit à la vie. C’est ce que l’on peut appeler ouverture sur une espérance.
1.3. Un don gratuit
La visite des trois hôtes d’Abraham à Mambré est bien connu grâce aux icônes – tout particulièrement l’icône de Roublev au Musée de Saint-Pétersbourg où certains voient une figure trinitaire. Cette lecture est due au fait qu’aux versets 2 et 3 où il y a un jeu mystérieux du singulier et du pluriel. Cela ne doit pas détourner du sens premier du texte qui est l’hospitalité et, par cette situation, une révélation de la manière dont Dieu agit dans l’histoire.
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CHAPITRE 18 1 Yahvé apparut à Abraham au Chêne de Mambré, tandis qu’il était assis à l’entrée de la tente, au plus chaud du jour. 2 Ayant levé les yeux, voilà qu’il vit trois hommes qui se tenaient debout près de lui ; dès qu’il les vit, il courut de l’entrée de la Tente à leur rencontre et se prosterna à terre. 3 Il dit : « Monseigneur, je t’en prie, si j’ai trouvé grâce à tes yeux, veuille ne pas passer près de ton serviteur sans t’arrêter. 4 Qu’on apporte un peu d’eau, vous vous laverez les pieds et vous vous étendrez sous l’arbre. 5 Que j’aille chercher un morceau de pain et vous vous réconforterez le cœur avant d’aller plus loin ; c’est bien pour cela que vous êtes passés près de votre serviteur ! » Ils répondirent : « Fais donc comme tu as dit ». 6 Abraham se hâta vers la tente auprès de Sara et dit : Prends vite trois boisseaux de farine, de fleur de farine, pétris et fais des galettes. 7 Puis Abraham courut au troupeau et prit un veau tendre et bon ; il le donna au serviteur qui se hâta de le préparer. 8 Il prit du caillé, du lait, le veau qu’il avait apprêté et plaça le tout devant eux ; il se tenait debout près d’eux, sous l’arbre, et ils mangèrent. 9 Ils lui demandèrent : « Où est Sara, ta femme ? » Il répondit : « Elle est dans la tente ». 10 L’hôte dit : « Je reviendrai vers toi l’an prochain ; alors, ta femme Sara aura un fils ». Sara écoutait, à l’entrée de la tente, qui se trouvait derrière lui. 11 Or Abraham et Sara étaient vieux, avancés en âge, et Sara avait cessé d’avoir ce qu’ont les femmes. 12 Donc, Sara rit en elle-même, se disant : Maintenant que je suis usée, je connaîtrais le plaisir ! Et mon mari qui est un vieillard ! 13 Mais Yahvé dit à Abraham : « Pourquoi Sara a-t-elle ri, se disant : Vraiment, vais-je encore enfanter, alors que je suis devenue vieille ? 14 Y a-t-il rien de trop merveilleux pour Yahvé ? À la même saison l’an prochain, je reviendrai chez toi et Sara aura un fils. » 15 Sara démentit : « Je n’ai pas ri, dit- elle, car elle avait peur, mais il répliqua : Si, tu as ri. »
Le rire de Sara a suscité bien des commentaires. Il y a tant de manière de rire. Rire pour se détendre ou, au contraire, pour briser le poids de la nécessité. C’est ce qui advient dans les plaisanteries que l’on appelle « humour » – par là une situation de contrariété est effacée par un trait d’humour. Le rire serait-il ici une manière de souligner l’impossibilité de ce qui est annoncé et donc un refus d’entendre une promesse ? Serait-il une manière de faire face à ce qui contrarie ? Sara considère que les visiteurs sont très gentils, mais bien naïfs ; ce sont des hommes qui ignorent ce que pensent et devinent les femmes qui écoutent derrière la tente ce que disent les hôtes au service de qui elles se trouvent. Mais aussi, ce peut être aussi une manifestation de victoire sur le destin. C’est ce que Sara a longtemps espéré et qu’elle savait devenu impossible. Si elle entend quelque chose comme une action qui ne peut relever que de l’action de Dieu, c’est alors l’expression de l’espérance : on ne s’enferme pas dans le présent. Ainsi, le rire devient une manière de sortir de la perspective qui est habituellement appelée « destin » dans les religions : quelque chose où les humains sont enfermés.
Le rire de Sara est l’attestation que le dernier mot n’est pas la mort, mais la vie. Ainsi se réalise la promesse de Dieu. Cette interprétation est confirmée par le récit de la naissance d’ Isaac.
6 Et Sara dit : Dieu m’a donné de quoi rire, tous ceux qui l’apprendront me souriront. Nous lisons d’abord ce que dit Sara : « Dieu m’a donné de quoi rire ! ». C’est le rire de la victoire. Il contresigne un point d’accomplissement. Sara espère que ce qui suivra. Le reste sera la vie des mères d’un petit garçon appelé à un bel avenir eu égard à la valeur de son père. Cela ne doit pas faire oublier de considérer ce que dit Abraham, car il y a là encore un obstacle pour la raison que l’on peut appeler un mystère.
Le texte dit « au fils qui lui naquit » ; Abraham s’approprie l’enfant comme si l’enfant n’existait que pour lui. Il y a encore un pas à franchir.
2. Le Fils de la Promesse
Le chapitre 21 rapporte la naissance du fils de la promesse. Il semble que tout devait aller pour le mieux. Mais voilà qu’un récit brise ce qui nous semblerait normal – ce texte ne cesse de susciter commentaires et controverses. Il y a en effet dans ce texte quelque chose comme une rupture de l’histoire qui a fait d’Isaac une figure de la générosité de Dieu : donner un enfant à un homme et à sa femme malgré leur grand âge. Ce récit a reçu tant et tant de commentaires…
Il demande à être bien situé dans son contexte : l’interdiction des sacrifices humains. Ils étaient pratiqués en Israël, même à Jérusalem. Ainsi la faute du roi Achaz est-elle d’avoir offert un sacrifice que le prophète Isaïe juge impie et le rédacteur du Livre des Rois abominable : il a offert son fils en sacrifice pour que la ville assiégée soit libérée. Comme si le mal s’ajoutant au mal pouvait guérir du mal ! C’est dans ce contexte que le prophète Isaïe prononce l’oracle de l’Emmanuel : l’enfant promis est donné par Dieu sans médiation royale (Isaïe 7).
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CHAPITRE 21 1. Yahvé visita Sara comme il avait dit et il fit pour elle comme il avait promis. 2 Sara conçut et enfanta un fils à Abraham déjà vieux, au temps que Dieu avait marqué. 3 Au fils qui lui naquit, enfanté par Sara, Abraham donna le nom d’Isaac. 4 Abraham circoncit son fils Isaac, quand il eut huit jours, comme Dieu lui avait ordonné. 5 Abraham avait cent ans lorsque lui naquit son fils Isaac.
CHAPITRE 22 1 Après ces événements, il arriva que Dieu éprouva Abraham et lui dit : « Abraham ! Abraham ! » Il répondit : « Me voici ! » 2 Dieu dit : « Prends ton fils, ton unique, que tu chéris, Isaac, et va-t’en au pays de Moriyya, et là tu l’offriras en holocauste sur une montagne que je t’indiquerai ». 3 Abraham se leva tôt, sella son âne et prit avec lui deux de ses serviteurs et son fils Isaac. Il fendit le bois de l’holocauste et se mit en route pour l’endroit que Dieu lui avait dit. 4 Le troisième jour, Abraham, levant les yeux, vit l’endroit de loin. 5 Abraham dit à ses serviteurs : « Demeurez ici avec l’âne. Moi et l’enfant nous irons jusque là-bas, nous adorerons et nous reviendrons vers vous ». 6 Abraham prit le bois de l’holocauste et le chargea sur son fils Isaac, lui-même prit en mains le feu et le couteau et ils
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s’en allèrent tous deux ensemble. 7 Isaac s’adressa à son père Abraham et dit : « Mon père ! » Il répondit : « Oui, mon fils ! – Eh bien, reprit-il, voilà le feu et le bois, mais où est l’agneau pour l’holocauste ? » 8 Abraham répondit : « C’est Dieu qui pourvoira à l’agneau pour l’holocauste, mon fils », et ils s’en allèrent tous deux ensemble. 9 Quand ils furent arrivés à l’endroit que Dieu lui avait indiqué, Abraham y éleva l’autel et disposa le bois, puis il lia son fils Isaac et le mit sur l’autel, par-dessus le bois. 10 Abraham étendit la main et saisit le couteau pour immoler son fils. 11 Mais l’Ange de Yahvé l’appela du ciel et dit : « Abraham ! Abraham ! » Il répondit : « Me voici ! » 12 L’Ange dit : « N’étends pas la main contre l’enfant ! Ne lui fais aucun mal ! Je sais maintenant que tu crains Dieu : tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique ». 13 Abraham leva les yeux et vit un bélier, qui s’était pris par les cornes dans un buisson, et Abraham alla prendre le bélier et l’offrit en holocauste à la place de son fils. 14 À ce lieu, Abraham donna le nom de Yahvé pourvoit, en sorte qu’on dit aujourd’hui : Sur la montagne, Yahvé pourvoit.15 L’Ange de Yahvé appela une seconde fois Abraham du ciel 16 et dit : « Je jure par moi-même, parole de Yahvé : parce que tu as fait cela, que tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique, 17 je te comblerai de bénédictions, je rendrai ta postérité aussi nombreuse que les étoiles du ciel et que le sable qui est sur le bord de la mer, et ta postérité conquerra la porte de ses ennemis. 18 Par ta postérité se béniront toutes les nations de la terre, parce que tu m’as obéi. »
Ce récit de la Genèse ne cesse de susciter des commentaires souvent contradictoires, tant la notion de sacrifice humain nous semble horrible. Elle l’est ici d’autant plus que l’enfant choisi pour le sacrifice est le « fils de la promesse ». Il n’est pas possible ici de rendre compte de toutes les interprétations. Ce texte abolit l’usage des sacrifices humains. Il s’accorde à l’enseignement des prophètes qui relativisent la valeur des sacrifices en mettant au premier plan l’amour. « C’est l’amour que je veux et non les sacrifices » (Osée 6,6) – cette parole est reprise par Jésus. Si la condamnation est claire, l’interprétation de cette phrase reste délicate, tant la persistance du discours sacrificiel est forte dans le monde ecclésiastique. Pourtant il est clair que le texte change la portée de tout ce qui lié au sacrifice considéré comme un échange : je donne et je reçois : je donne une part de ma vie et je reçois en réponse un plus dans ma vie. Je donne mon fils, et j’aurai la paix et la prospérité sur la Terre promise.
Nous avons vu l’accueil de l’enfant par Abraham : « un fils lui naquit ». L’expression est centrée sur Abraham : l’enfant est « pour Abraham » – cette affirmation enlève la portée d’un don et d’une vie qui a un autre horizon que d’assurer à Abraham une descendance légitime selon la bénédiction qui est la possession d’une terre. Si Isaac est donné par Dieu ce n’est pas seulement pour cela. Il doit être lui-même, il faut une rupture avec cet enfermement dans le lignage paternel. Le récit du chapitre 22 répond à cette question : Abraham doit renoncer à être le « père tout-puissant ». De fait, dans la mise en perspective, Abraham est seul dans sa paternité. La mère de l’enfant n’est pas là. Elle n’existe plus : le garçon n’est plus un enfant ; il est déjà adolescent et il est entré dans le monde masculin, celui de la guerre, comme celui de toute compétition sociale ou économique et de la bataille dans le cœur où sont les désirs.
Un élément donne le mouvement : l’emploi du verbe « élever » ou « monter » ou « faire monter ». Dans la parole dite à Abraham, il n’y a pas le mot « sacrifier ». La traduction habituelle est trop lourde : elle cache la réalité. L’élévation dite en termes de mort est en réalité en termes de vie dans un mouvement d’accomplissement. C’est le mouvement vers l’avenir qui est l’essentiel : une vie qui est réponse à un appel de Dieu. Abraham le vit lui aussi en devenant père d’un enfant qui n’est pas sa propriété, sur qui il a droit de vie et de mort, mais en terme d’accomplissement d’une promesse.
2.1. Espérer : voir
Au plan de l’exégèse critique, on peut penser que le récit échappe à ce qui sera fait dans le livre des Chroniques (donc après la reconstruction du Temple après l’Exil). Il fallait justifier le choix de Jérusalem comme sanctuaire unique pour le peuple élu, dispersé. En effet, du point de vue géographique le nom de la montagne Moriyya n’est pas compatible avec Jérusalem. Le lieu reste inconnu – sans doute effacé par la réforme de Josias instaurant un sanctuaire unique. Mais en centrant le judaïsme sur Jérusalem, la réforme de Josias et la reconstruction de Jérusalem avaient besoin d’être justifiées. L’identification avec Jérusalem était un biais pour le réaliser. La reconnaissance du sanctuaire est justifiée par la présence d’ Abraham.
Le mouvement d’identification conduit cependant à des débats qui portent sur le sens de l’épisode. On le voit à partir d’un point présent à la fin du récit. La traduction du verset 14 est problématique. On peut traduire : « À ce lieu, Abraham donna le nom de Yahvé voit, en sorte qu’on dit aujourd’hui : Sur la montagne, Yahvé voit. » (v. 14). D’autres préfèrent traduire : « À ce lieu, Abraham donna le nom de Yahvé pourvoit, en sorte qu’on dit aujourd’hui : Sur la montagne, Yahvé pourvoit. » Cette traduction porte l’attention sur le fait qu’à l’initiative de Dieu, Isaac a été remplacé par un animal. Cela justifie les rituels et les sacrifices du temple de Jérusalem. Je préfère la traduction plus proche du sens premier du verbe « voir » et de lire « Yahvé voit » ou « Yahvé verra ». C’est l’origine du mot « providence » hélas galvaudé par un usage fataliste.
L’affirmation que Dieu voit est une banalité… Sauf si l’on considère que la notion de vision n’est pas une passivité du côté du croyant. Considérer que « il est vu » s’entend dans un sens purement passif réduit l’existence humaine à une existence banale. Par contre, la notion de vision peut s’entendre dans un sens majeur : être vu, ce n’est pas seulement être un objet dans un champ de vision, mais exister selon un projet de vie. « Être vu » est la source d’une bénédiction.
Le regard porté est un regard qui est source de vie. On le voit sur un lieu où jouent les enfants ; il y a des balançoires, des échelles, des toboggans, des balançoires… L’enfant joue ; il tente de faire ce qu’il voit faire par un plus grand. Il ose prendre le risque quand il sait qu’il est vu par ses parents. De même, le sportif par le supporter, ou l’artiste par qui l’écoute. Expérience aussi du prédicateur qui prêche bien quand il sent qu’il est écouté. Ainsi la notion de vision est une notion essentielle pour la vie chrétienne.
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Cela se retrouve dans la notion de providence (construite sur le fait que Dieu voit – en latin videre). Dieu voit et cela donne l’énergie pour avancer. Ce n’est pas un ajout à ce que l’on est, mais l’ouverture d’un espace où ce qui est latent, déjà-là mais en réserve, peut s’exprimer ; l’action fait grandir celui qui pose l’acte où se réalise son désir. L’expérience humaine du regard d’autrui dans la confiance permet de donner sens à l’expression « Dieu voit ».
Au plan de l’exégèse historico-critique, on peut penser que ce verset est un ajout qui a eu lieu lorsqu’il fallait justifier le choix de Jérusalem comme sanctuaire unique pour le peuple élu. En effet, le nom de la montagne Moriyya n’est pas compatible avec Jérusalem. Le lieu reste inconnu – sans doute effacé par la réforme de Josias voulant un sanctuaire unique. Mais en centrant le judaïsme sur Jérusalem, la réforme de Josias et la reconstruction de Jérusalem avait besoin de se justifier. L’identification avec Jérusalem était un biais pour le réaliser. La reconnaissance du sanctuaire est corrélative du choix opéré par les prêtres au retour de l’exil.
2.2. Une visée mondiale
Le récit est repris dans la version ultérieure qui identifié le mont Moriyya à Jérusalem : « Salomon commença alors la construction de la maison de Yahvé. C’était à Jérusalem, sur le mont Moriyya, là où son père David avait eu une vision » (2 Chr 3, 1). Cette promesse est un dépassement de tout intérêt tribal, national… car ce sont toutes les nations qui seront bénéficiaires de l’Alliance accomplie : « Par ta postérité seront bénies toutes les Nations sur la terre ». Nous lisons cette parole mise sur les lèvres de Dieu : « Je te comblerai de bénédictions, je rendrai ta postérité aussi nombreuse que les étoiles du ciel et que le sable qui est au bord de la mer, et ta postérité conquerra la porte de ses ennemis » (v. 15).
Le geste d’Abraham est une ouverture de l’avenir non seulement pour lui et son peuple, mais pour tous ses ennemis.
2. La volonté de Dieu
Le récit de la Genèse n’a pas seulement une portée religieuse (sur le statut des sacrifices), il a une portée théologique au sens strict : il apporte un élément nouveau pour la connaissance de Dieu lui-même.
3.1. Le nom de Dieu
On note dans le texte une différence concernant la désignation de Dieu. Dans les premiers versets, il s’agit de « Elohim ». Ce terme est le nom commun du terme qui désigne les divinités ou les êtres célestes. Mais à la fin du texte, celui qui parle c’est « Yahvé ». Le nom propre qui sera donné à Moïse plus tard. C’est là une contradiction pour le lecteur du texte biblique, car il semblerait logique que le nom étant donné à Moïse – comme une nouveauté irréductible de la singularité du peuple élu – Abraham ne pouvait le connaître. Quoi qu’il en soit de cette question, il importe de noter que le changement de nom désigne un changement dans le rapport avec Dieu : d’un nom commun (Elohim) on passe à un nom propre (Yahvé).
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Si on lit le récit dans son dynamisme, on constate que c’est le propre de la foi que d’être un chemin qui fait passer d’une nomination de Dieu à une autre nomination. Le nom « Elohim » paraît dans le rappel du choix du lieu « au lieu que lui a dit Elohim ». Mais quand Abraham a pris le couteau, c’est quelqu’un d’autre qui parle : le messager de Yahvé. Que signifie ce changement de nom dans l’invocation de Dieu, sinon une manière de reconnaître que Dieu est une personne et pas seulement celui qui remplit une fonction : celle de créateur ou de juge ? Créateur, il a donné un enfant à une femme stérile, juge, il donne une récompense à celui qui lui obéit malgré tout ce que la demande a d’odieux et de douloureux. Si Dieu a un nom personnel, c’est parce qu’il tisse une relation personnelle avec une personne humaine. Abraham qui offre le sacrifice (selon les rituels cananéens des sacrifices de fécondité) rencontre du Dieu qui lui est favorable. L’ordre religieux du monde, fondé sur le sacrifice, s’efface pour laisser place à une autre perspective.
Il y a donc révélation. Le sacrifice des premiers-nés est la manifestation de l’être de Dieu qui dévoile autre chose qu’une fonction de créateur ; il entend être reconnu comme source de la vie. Le sacrifice du fils aîné est en effet un acte par lequel Dieu affirme sa propriété sur l’enfant qui nait en premier. Il lui appartient comme « prémices ». Il doit lui être offert en sacrifice… par la suite, ce sera une « consécration ». En quoi consiste-t-elle ? La réponse est donnée dans la suite du récit : construire un lignage par lequel sera transmise l’identité du groupe dont il est l’aîné. Cette affirmation ouvre sur une dimension de l’espérance : la continuité assurée dans la fidélité par la fructification d’une promesse. Ce sera l’obsession des auteurs bibliques : la continuité entre le patriarche et ses descendants. La nature de cette continuité étant en débat : est-ce seulement la chair (la génération charnelle) ou bien l’esprit ou l’âme – c’est l’enjeu de la théologie de saint Paul.
L’espérance repose sur le nom de Dieu. Le nom de Dieu Yahvé, présenté comme le nom propre dans la suite du récit, atteste que le rédacteur est déjà soucieux d’inscrire la démarche du patriarche dans une continuité qui passera les temps.
Le changement de nom est le fait du rédacteur qui rapporte l’événement au moment de la rédaction de la Torah sous la forme que nous connaissons. L’écriture n’est pas attestée comme dans nos éditions où le livre porte la date de l’impression… C’est le fruit d’une rédaction complexe qui suppose des reprises – ce que l’exégèse du XXe siècle a articulé à la reconnaissance de documents divers tant par la date de la mise par écrit que par la perspective : autre la rédaction dans une perspective identitaire ou nationaliste, autre celle qui a le souci du culte, autre celle de la prise en compte de l’avenir… Dans notre lecture soucieuse de la vie chrétienne, ce qui prime c’est le fait que le texte rapporte l’action de Dieu. Celle-ci est « au-delà de la morale ».
3.2. La réception du texte
Le récit du « sacrifice d’Isaac » a marqué les lecteurs de ce récit. Tout le monde s’accorde à reconnaître que le récit fonde le refus des sacrifices du premier-né qui avait lieu à Jérusalem à l’époque royale. On en voit l’attestation quand on veut comprendre un des textes les plus importants du livre d’Isaïe : l’annonce de la naissance de l’Emmanuel. Le récit
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rapporte la prophétie d’Isaïe reprochant au roi Achaz d’avoir commis une faute gravissime dans la panique, au moment où l’ennemi mettait le siège autour de Jérusalem. Isaïe annonce la conception et la naissance d’un enfant par une « jeune femme » ou « jeune fille » (en hébreu Alma). Si le terme hébreu reste général, le texte grec précise qu’il s’agit d’une « vierge » – ce qui est reçu au sens strict par la tradition chrétienne pour dire la conception virginale de Jésus. Cette considération ne doit pas oblitérer le sens premier du texte d’Isaïe. La malédiction portée contre le roi Achaz vient du fait qu’il a commis une très grave faute – rapportée dans le Deuxième Livre des Rois. Dans sa panique, le roi a participé à un culte « païen » et il y a sacrifié son fils aîné. Nous lisons : « Achaz ne fit pas ce qui est agréable à Yahvé, son Dieu […]. Il imita la conduite des rois d’Israël, et même il fit passer son fils par le feu, selon les coutumes abominables des nations que Yahvé avait chassées devant les Israélites » (2 R 16, 3).
Le sens de la parole d’Isaïe est explicité dans la suite du texte. Le roi qui a accompli cette abomination a perdu sa dignité de père. Ayant perdu sa dignité et son autorité, l’enfant qui naîtra de cette femme dont ne connait que le statut dit par le mot hébreu « Almah » sera nommé par sa mère. « Voici que l’Almah est enceinte ; elle va enfanter un fils et elle lui donnera le nom d’Emmanuel ». C’est elle qui nomme l’enfant ! Cela va à l’encontre de la pratique universelle car, dans la physiologie du temps, le père donne tout à l’enfant, la mère n’étant que réceptrice passive – comme la terre qui reçoit la graine. Cette nomination de l’enfant par sa mère, ouvre sur une autre manière de comprendre l’histoire du salut. Elle laisse place à une modification de la manière de comprendre l’action de Dieu.
Ainsi le texte du « sacrifice d’Isaac » où Dieu intervient pour que l’enfant ne soit pas immolé par son père est-il un appel à une religion qui abolit le sacrifice. Le texte est donc ouvert sur une lecture spirituelle qui fait barrage à la violence des religions. C’est là un horizon d’espérance. En restant dans le livre d’Isaïe, on voit poindre cette espérance, dès le début du livre d’Isaïe, chapitre 2 :
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« 2 Il arrivera dans la suite des temps que la montagne de la maison de Yahvé sera établie en tête des montagnes et s’élèvera au-dessus des collines. Alors toutes les nations afflueront vers elle, 3 alors viendront des peuples nombreux qui diront : « Venez, montons à la montagne de Yahvé, à la maison du Dieu de Jacob, qu’il nous enseigne ses voies et que nous suivions ses sentiers. » Car de Sion vient la Loi et de Jérusalem la parole de Yahvé. 4 Il jugera entre les nations, il sera l’arbitre de peuples nombreux. Ils briseront leurs épées pour en faire des socs et leurs lances pour en faire des serpes. On ne lèvera plus l’épée nation contre nation, on n’apprendra plus à faire la guerre. 5 Maison de Jacob, allons, marchons à la lumière de Yahvé. L’éclat de la majesté de Yahvé. »
Ainsi, l’attitude d’Abraham ouvre sur un avenir. C’est ce regard sur le futur qui est appelé « espérance ». Ce regard n’est pas vain ; il est empli d’une espérance.
Conclusion
Au terme de la lecture de ces textes bibliques, la notion d’espérance prend forme. Le regard du disciple (dont Abraham est la figure fondatrice) est un regard porté sur l’avenir. Ce regard suppose que les liens avec le présent ne soient pas considérés comme un point final, comme un tout qui se suffit à soi-même. Ce constat s’impose. Dans ce chemin, en effet, on voit comment le désir humain (en l’occurrence celui d’Abraham qui est une figure universelle) est confronté à la réalité. Ce qu’il a désiré advient – fondamentalement dans les textes relevés la naissance d’un fils légitime puisque sanctifié par le mariage. Mais cette réalisation ne peut être considérée comme un acquis définitif. Le cours du temps se poursuit et ce qui est donné enchaîne sur une autre situation imprévisible. De cette situation un nouveau regard s’élève. Il ouvre sur une autre voie dont le terme n’est pas encore advenu.
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Lettre aux Romains, chapitre 8 : « 19 Car la création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu : 20 si elle fut assujettie à la vanité – non qu’elle l’eût voulu, mais à cause de celui qui l’y a soumise – c’est avec l’espérance 21 d’être elle aussi libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu. 22 Nous le savons en effet, toute la création jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement. 23 Et non pas elle seule : nous-mêmes qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons nous aussi intérieurement dans l’attente de la rédemption de notre corps. 24 Car notre salut est objet d’espérance ; et voir ce qu’on espère, ce n’est plus l’espérer : ce qu’on voit, comment pourrait- on l’espérer encore ? 25 Mais espérer ce que nous ne voyons pas, c’est l’attendre avec constance. 26 Pareillement l’Esprit vient au secours de notre faiblesse ; car nous ne savons que demander pour prier comme il faut ; mais l’Esprit lui-même intercède pour nous en des gémissements ineffables, 27 et Celui qui sonde les cœurs sait quel est le désir de l’Esprit et que son intercession pour les saints correspond aux vues de Dieu. »
L’image qui décrit la situation dont Abraham est la figure fondatrice est celle de la marche : ce qui se donne à voir n’est pas un point final. Le désir se porte sur ce qui transcende ce qui est donné. L’enfant de la Promesse doit devenir autre que ce que son père désirait. Tel est la première marque de ce que l’on appelle espérance. Saint Paul le dit : « Voir ce que l’on espère, ce n’est plus espérer » (Rm 8,24). N’est-ce pas ce qui caractérise la notion biblique de Dieu : celui dont le nom ouvre sur un infini. Le nom même de Dieu l’exprime : c’est une promesse dont on attend la manifestation.
Vivre l’espérance Deuxième étape
L’espérance d’un peuple
La théologie de l’espérance a été présentée à partir de la figure d’Abraham, de Sara et d’Isaac. L’espérance porte sur une descendance et la possession d’une terre qui sera un lieu où la vie sera assurée. L’attitude personnelle d’Abraham a été privilégiée. Elle serait mal comprise si on ne percevait pas la dimension collective. Elle est patente dans l’Apocalypse de Jean qui tourne ses regards vers une nouvelle création. Dire « nouvelle création », c’est présenter une transformation du monde présent dans sa totalité. Il ne s’agit pas seulement de la vie spirituelle, mais d’une transformation de toute la création. L’action de Dieu porte sur un monde nouveau. Cette perspective s’enracine dans une vision de l’histoire de l’humanité telle qu’elle est présentée dans le Nouveau Testament. Le lien entre le présent et le futur est intime à ce qui relève de la vie chrétienne où se croisent deux termes : foi et espérance. Nous lisons dans la Lettre aux Hébreux :
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Lettre aux Hébreux, 10 19 Ayant donc, frères, l’assurance voulue pour l’accès au sanctuaire par le sang de Jésus, 20 par cette voie qu’il a inaugurée pour nous, récente et vivante, à travers le voile – c’est-à-dire sa chair -, 21 et un prêtre souverain à la tête de la maison de Dieu, 22 approchons-nous avec un cœur sincère, dans la plénitude de la foi, les cœurs nettoyés de toutes les souillures d’une conscience mauvaise et le corps lavé d’une eau pure. 23 Gardons indéfectible la confession de l’espérance, car celui qui a promis est fidèle, 24 et faisons attention les uns aux autres pour nous stimuler dans la charité et les œuvres bonnes.
1. Une histoire du salut
Ce que nous appelons aujourd’hui « histoire du salut » est le fruit d’une relecture des événements rapportés par la Bible. Cette relecture place les épisodes en continuité dans la perspective d’une croissance vers un accomplissement.
Le chapitre commence par donner une définition simple de l’acte humain fondateur qui fait un lien entre foi (pistis) et choses espérées (elpis) la foi porte sur un bien à venir et donc elle a un versant qui est celui de l’espérance. « Or la foi est la garantie des biens que l’on espère, la preuve des réalités qu’on ne voit pas ». La foi porte sur ce qui n’est pas évident, d’abord parce que absent au sens où rien n’est encore totalement donné –pour deux raisons : la première est la différence avec la réalité mondaine, la seconde l’espacement dans le cours du temps. Il faut tenir à distance la séparation stricte entre les vertus théologales présentées
par le catéchisme ; cela permet de respecter le mouvement du texte qui présente ce que l’on appelle « histoire du salut ».
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CHAPITRE 11 1 Or la foi est la garantie des biens que l’on espère, la preuve des réalités qu’on ne voit pas. 2 C’est elle qui a valu aux anciens un bon témoignage.3 Par la foi, nous comprenons que les mondes ont été formés par une parole de Dieu, de sorte que ce que l’on voit provient de ce qui n’est pas apparent. 4 Par la foi, Abel offrit à Dieu un sacrifice de plus grande valeur que celui de Caïn ; aussi fut-il proclamé juste, Dieu ayant rendu témoignage à ses dons, et par elle aussi, bien que mort, il parle encore. 5 Par la foi, Hénoch fut enlevé, en sorte qu’il ne vit pas la mort, et on ne le trouva plus, parce que Dieu l’avait enlevé. Avant son enlèvement, en effet, il lui est rendu témoignage qu’il avait plu à Dieu. 6 Or sans la foi il est impossible de lui plaire. Car celui qui s’approche de Dieu doit croire qu’il existe et qu’il se fait le rémunérateur de ceux qui le cherchent. 7 Par la foi, Noé, divinement averti de ce qui n’était pas encore visible, saisi d’une crainte religieuse, construisit une arche pour sauver sa famille. Par la foi, il condamna le monde et il devint héritier de la justice qui s’obtient par la foi.8 Par la foi, Abraham obéit à l’appel de partir vers un pays qu’il devait recevoir en héritage, et il partit ne sachant où il allait. 9 Par la foi, il vint séjourner dans la Terre promise comme en un pays étranger, y vivant sous des tentes, ainsi qu’Isaac et Jacob, héritiers avec lui de la même promesse. 10 C’est qu’il attendait la ville pourvue de fondations dont Dieu est l’architecte et le constructeur. 11 Par la foi, Sara, elle aussi, reçut la vertu de concevoir, et cela en dépit de son âge avancé, parce qu’elle estima fidèle celui qui avait promis. 12 C’est bien pour cela que d’un seul homme, et déjà marqué par la mort, naquirent des descendants comparables par leur nombre aux étoiles du ciel et aux grains de sable sur le rivage de la mer, innombrables… 13 C’est dans la foi qu’ils moururent tous sans avoir reçu l’objet des promesses, mais ils l’ont vu et salué de loin, et ils ont confessé qu’ils étaient étrangers et voyageurs sur la terre. 14 Ceux qui parlent ainsi font voir clairement qu’ils sont à la recherche d’une patrie. 15 Et s’ils avaient pensé à celle d’où ils étaient sortis, ils auraient eu le temps d’y retourner. 16 Or, en fait, ils aspirent à une patrie meilleure, c’est-à-dire céleste. C’est pourquoi, Dieu n’a pas honte de s’appeler leur Dieu ; il leur a préparé, en effet, une ville… 17 Par la foi, Abraham, mis à l’épreuve, a offert Isaac, et c’est son fils unique qu’il offrait en sacrifice, lui qui était le dépositaire des promesses, 18 lui à qui il avait été dit : C’est par Isaac que tu auras une postérité. 19 Dieu, pensait-il, est capable même de ressusciter les morts ; c’est pour cela qu’il recouvra son fils, et ce fut un symbole. 20 Par la foi encore, Isaac donna à Jacob et à Ésaü des bénédictions assurant l’avenir. 21 Par la foi, Jacob mourant bénit chacun des fils de Joseph et il se prosterna appuyé sur l’extrémité de son bâton. 22 Par la foi, Joseph, proche de sa fin, évoqua l’exode des fils d’Israël et donna des ordres au sujet de ses restes. 23 Par la foi, Moïse, à sa naissance fut caché par ses parents pendant trois mois, parce qu’ils virent que le petit enfant était joli, et ils ne craignirent pas l’édit du roi. 24 Par la foi, Moïse, devenu grand, refusa d’être appelé fils d’une fille d’un Pharaon, 25 aimant mieux être maltraité avec le peuple de Dieu que de connaître la jouissance éphémère du péché, 26 estimant comme une richesse supérieure aux trésors de l’Égypte l’opprobre du Christ. Il avait, en effet, les yeux fixés sur la récompense. 27 Par la foi, il quitta l’Égypte sans craindre la fureur du
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roi : comme s’il voyait l’Invisible, il tint ferme.28 Par la foi, il célébra la Pâque et fit l’aspersion du sang, afin que l’Exterminateur ne touchât point les premiers-nés d’Israël. 29 Par la foi, ils traversèrent la mer Rouge comme une terre sèche, tandis que les Égyptiens, ayant essayé le passage, furent engloutis. 30 Par la foi, les murs de Jéricho tombèrent, quand on en eut fait le tour pendant sept jours. 31 Par la foi, Rahab la prostituée ne périt pas avec les incrédules, parce qu’elle avait accueilli pacifiquement les éclaireurs. 32 Et que dirai-je encore ? Car le temps me manquerait si je racontais ce qui concerne Gédéon, Baraq, Samson, Jephté, David, ainsi que Samuel et les Prophètes, 33 eux qui, grâce à la foi, soumirent des royaumes, exercèrent la justice, obtinrent l’accomplissement des promesses, fermèrent la gueule des lions, 34 éteignirent la violence du feu, échappèrent au tranchant du glaive, furent rendus vigoureux, de malades qu’ils étaient, montrèrent de la vaillance à la guerre, refoulèrent les invasions étrangères. 35 Des femmes ont recouvré leurs morts par la résurrection. Les uns se sont laissé torturer, refusant leur délivrance afin d’obtenir une meilleure résurrection. 36 D’autres subirent l’épreuve des dérisions et des fouets, et même celle des chaînes et de la prison.37 Ils ont été lapidés, sciés, ils ont péri par le glaive, ils sont allés çà et là, sous des peaux de moutons et des toisons de chèvres, dénués, opprimés, maltraités, 38 eux dont le monde était indigne, errant dans les déserts, les montagnes, les cavernes, les antres de la terre. 39 Et tous ceux-là, bien qu’ils aient reçu un bon témoignage à cause de leur foi, ne bénéficièrent pas de la promesse : 40 c’est que Dieu prévoyait pour nous un sort meilleur, et ils ne devaient pas parvenir sans nous à la perfection.
1. Les théologies modernes de l’espérance
Les travaux théologiques les plus importants du XXe siècle reposent sur les travaux universitaires. Pour des raisons sociales, politiques, économiques, ce sont les États européens qui ont joué un rôle moteur. Tout à la fois par la force de leurs structures universitaires et par les moyens utilisés pour financer les études. Cette théologie est très marquée par cet enracinement : ce sont des pays qui ont vécu les deux grandes guerres, dites « mondiales ». Mais cela n’était possible que sur la base d’une réflexion sur la culture et d’une clarification de l’anthropologie.
1.1. Prendre au sérieux l’espérance
La théologie de l’espérance s’est dégagée d’une vision spiritualiste de l’enseignement des évangiles. On la trouve dans sa radicalité dans la théologie de la figure la plus éminente de la théologie de la première moitié du XXe siècle, Karl Barth, qui entend affirmer la transcendance de Dieu et de la manifestation de Jésus. Pour comprendre cette radicalité, il faut voir le contexte social, intellectuel et politique.
La théologie du XXe siècle s’est construite en opposition au mouvement général de la pensée européenne. Celle-ci peut être caractérisée par un mouvement de « sécularisation ». Ce terme sociologique désigne ce qui est advenu au XIXe siècle. Dans la société et les moyens de vivre, mais d’abord en philosophie. Les philosophes ont pris en compte une « philosophie de l’histoire ».
La philosophie de l’histoire est d’inspiration chrétienne (Hegel, Schelling…) – en effet c’est la lecture chrétienne de la Bible qui la fonde. La Bible se distingue des autres textes religieux parce qu’elle inscrit les faits, les paroles et les intentions humaines dans le cadre d’une progression de la première alliance (la création) à une nouvelle alliance (le don de l’Esprit saint) dans une tension vers un achèvement. Mais la philosophie de l’histoire ne se contente pas de présenter cette démarche. Elle entend expliquer ce qui advient en ne considérant que la responsabilité des humains. D’abord, les acteurs directs et immédiats (les rois et les reines, les financiers, les propriétaires des ressources agricoles ou industrielles, les armées…) sont considérés de manière précise et cela conduit à tenir à distance les motivations spirituelles. Ensuite, l’anthropologie considère que l’être humain est un être de désir, ayant une vie intellectuelle, affective, artistique, relationnelle qui fait un tout qui n’a pas besoin d’être complété ou corrigé par un « don d’en haut ». L’être humain est ainsi possesseur des moyens de réaliser lui-même son bonheur. La perspective d’un don de Dieu n’est pas prise en compte. Le discours philosophique prend la place du discours théologique ; la mystique naturelle (dont témoignent les religions du monde) existe en tout être humain ; cela relativise les affirmations de la transcendance de Dieu. C’est là ce que l’on appelle un processus de « sécularisation ». C’est contre cette réduction anthropologique que s’est dressée Karl Barth. Elle n’est pas une affaire culturelle comme le dit la notion de chrétienté telle qu’elle a été présentée par les auteurs « humanistes » qui voit dans le christianisme une synthèse entre le « monde de Dieu » et le « monde des hommes » – avec une théologie de l’histoire. Barth insiste sur la transcendance. Cette conception protestante a son équivalent dans le monde catholique par la valorisation des vocations contemplatives (dont les carmélites sont encore la figure exemplaire et romantique). L’absolu de Dieu efface les considérations philosophiques, psychologiques ou culturelles. L’espérance est considérée comme ce qui va au-delà du présent et sa force est de rompre avec les raisons et les calculs qui s’enferment dans l’immédiateté des faits actuels. Cette radicalité a marqué la théologie du XXe siècle. Elle a été une des sources de la théologie qui a présidé à la promotion de la notion d’espérance – encore aujourd’hui.
1.2. Reconstruire
L’essor de la théologie de l’espérance est corrélative de la situation de la chrétienté en en Europe d’abord et dans le monde ensuite. Il y a d’une part l’ampleur du désastre de ce que l’on appelle « guerre mondiale » et qui sonne le déclin de l’Europe dans le monde. Mais aussi la manière de répondre au défi de la reconstruction. Cette reconstruction n’est possible que parce qu’il y a une espérance. Ce fait a deux aspects. Il y a d’abord l’ampleur du désastre humain, social et économique. Il y a ensuite, une reconstruction sur des ruines. L’Europe a été exemplaire sur ce point – la France en premier lieu par la bonne démographie de l’après- guerre.
La reconstruction a été fondée sur le souci de faire mieux. Comme le dit la chanson sur le vieux chalet emporté par la tempête, il est rebâti « mieux qu’avant ». Cet effort de reconstruction s’est développé en lien avec une « philosophie de l’histoire ». Deux grands théologiens allemands ont marqué cette théologie : Pannenberg et Moltmann.
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Moltmann a été le plus original et le plus audacieux. Dans le contexte des années de reconstruction, il est entré en dialogue (ou plus exactement assumé les thématiques) avec le marxisme qui s’est diffusé dans le monde comme vision d’une transformation des conditions de vie pour réaliser un monde plus juste. La philosophie de Marx – et pas le système stalinien qui le trahit. C’est une philosophie qui entend être la libération des servitudes et la reconnaissance des droits de manière universelle. Le marxisme dont il s’agit est la philosophie du « jeune Marx » qui est développée contre l’enseignement donné dans le Parti. Un effort
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pour repenser une philosophie dont les racines bibliques sont patentes . Le point de départ a
été l’étude du philosophe d’origine russe, devenu parisien, Nicolas Berdiaeff, Christianisme et marxisme,5 qui montre que la pensée de Marx est, à l’origine, une sécularisation de l’espérance messianique juive.
Ces propos théologiques s’enracinent dans l’action. Celle-ci est fondée sur une théologie de l’eschatologique qui assume des exigences qui sont explicitées dans la théologie qui emploie le terme « eschatologie »
1.3. Une eschatologie
La théologie de l’eschatologie repose sur quelques principes simples qui ont le mérite d’être source de l’action. 1°- L’eschatologie concerne la personne humaine comme individu et comme membre de l’humanité. On parle donc de la vie personnelle : l’immortalité de l’âme après la mort et la résurrection et le bonheur éternel « dans son âme et dans son corps ». Mais aussi de l’humanité puisque tous les humains sont solidaires et qu’il y aura « un nouveau ciel et une nouvelle terre», dont la construction est à faire. C’est une voie pour un accomplissement. 2°- L’accomplissement n’est pas un développement harmonieux et une progression pacifiée, c’est un antagonisme qui vient de la présence du mal qui est mêlé inextricablement comme le bon grain et l’ivraie de la parabole. C’est pourquoi il y a un jugement ! 3°- L’accomplissement est l’œuvre de Dieu. Cela implique que l’on ne doit pas mettre au même plan les deux issues du jugement. Dieu veut le salut de tous. L’enfer n’est pas la décision de Dieu, mais la conséquence immanente à laquelle s’expose la liberté de qui refuse radicalement Dieu. Le ciel et l’enfer ne sont pas deux possibilités équivalentes pour un choix. C’est une possibilité indépassable de la liberté humaine. L’espérance du ciel prévaut sur la crainte de l’enfer. 4°- La considération sur l’avenir ultime ne doit pas faire oublier que Dieu se donne au cours du temps. Il ne cesse de se donner dans les actes fondateurs du salut (de l’appel d’Abraham à la résurrection de Jésus). L’espérance ne porte pas seulement sur l’avenir ; elle est une manière d’habiter le présent et donc concerne les actes posés par les humains. Ce qui est fait pour que la justice et la paix adviennent maintenant est œuvre de l’espérance. 5°- La réalisation plénière du désir humain de bonheur, de paix, de justice, de vérité et de beauté ne peut être que future. Elle ne peut se réaliser qu’à l’initiative de Dieu pour se réaliser auprès de Dieu.
4 Ce paradoxe est manifeste : La première présentation globale de la philosophie de Marx devenue le classique de l’enseignement universitaire a été écrite par un jésuite, Jean-Yves CALVEZ, La Pensée de Marx, Paris, Seuil, 1956. La raison est simple : le marxisme voulant être la seule interprétation valide de la pensée du maître ne retenait que ce qui entrait dans la « ligne du parti ».
5 Nicolas BERDIAEFF, Christianisme et marxisme, Paris, Centurion, 1975 et Pour un christianisme de création et de liberté, Paris, Cerf, 2009.
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2. Un être nouveau
L’expérience douloureuse de la croissance est la base d’une prise de conscience que les enthousiasmes mobilisateurs des collectivités n’ont pas donné le paradis promis. Il y a une
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L’effondrement du rêve socialiste dans les dictatures qui se défont pour se refaire (de Staline à Poutine, de Mao à Ji Ping…) atteste que l’impur a recouvert et recouvre encore le désir pur des origines. Le désir pur est celui qui est volonté d’écraser les autres. Les mots de justice, solidarité, coopération…
sont apparus comme des slogans, i.e. des mots usés et vidés de leur sens. Il faut les revisiter.
Dans la théologie catholique, le souci de transcendance de la vertu d’espérance est lié à une réflexion qui distingue entre deux ordres de présence et de l’action de Dieu, la nature et la grâce. Une distinction qui mérite attention – malgré sa subtilité ou plutôt à cause des complications qui ont été développées à ce sujet.
3.1. Le don de Dieu
L’espérance ne peut venir que d’ailleurs… pas de soi.. ; pas de son semblable… La notion de grâce apparaît dans la Bible pour préciser et caractériser la manière dont Dieu agit dans l’histoire du salut. Le terme dit la gratuité. C’est-à-dire un engagement de la personne dans une relation avec autrui qui transcende l’ordre de la justice et des obligations qui s’en suivent. Selon toute justice, tout travail mérite salaire ; aussi l’argent versé par le « patron » à son « employé » lui est dû. Le « patron » doit verser un salaire. Cette exigence économique est un exemple majeur qui indique une exigence de justice fondamentale ; elle concerne d’autres situations. C’est de l’ordre du « devoir » dans le cadre d’une exigence : la justice.
La relation entre Dieu et le peuple relève de la justice. Pour cette raison, elle est explicitée dans les textes (et les interprétations traditionnelles) qui forment un ensemble que l’on appelle: la Loi. Le fidèle a des devoirs envers Dieu – ou, comme on dit, des « obligations ». Or la notion de « loi » n’est pas absolutisée. Elle est située dans une perspective différente où paraît un autre mode d’action. La relation n’est enfermée dans la grille du devoir. Plusieurs termes le disent.
Le mot ḥanan dit la bienveillance dans la relation d’un « supérieur » à un « subordonné ». Cette bienveillance qui témoigne d’un amour réel qui entend pratiquer la justice avec indulgence. Le mot ḥésed dit la fidélité qui se concrétise par des faveurs et des largesses. La fidélité surmonte l’usure du temps et la ferveur des premiers amours. Le mot raḥam dit la tendresse du père pour le petit enfant. La générosité inconditionnelle de l’accueil de la vie. Le mot çedeq dit l’action dictée par la fidélité à la communauté. La stabilité d’une relation qui surmonte le passage du temps. Ainsi le mot grâce qui venant du latin insiste sur la gratuité et donc sur la générosité de Dieu prend les harmoniques d’un Dieu qui n’est pas dans la seule
6 Cf. Corine PELLUCHON, L’Espérance ou la traversée de l’impossible, Paris, Bibliothèque Rivages, Payot, 2023,p. 68s
déception devant les promesses de ce qui se révèle comme de faux biens.
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relation autoritaire de la Loi. Ce que la théologie chrétienne exprime avec la notion de « paternité ».
C’est dans le cadre de la pensée de Paul que le terme devient central dans la théologie du Nouveau Testament. Le terme permet à Paul de tenir à distance les impératifs de la Loi et d’insister sur l’universalité du salut. Celui-ci est pour les Juifs qui ont la Loi, mais aussi pour les païens qui n’ont pas sur cette voie. Ainsi la gratuité est soulignée : c’est « sans raison » que Dieu donne le salut. Ce « sans raison » a donné naissance à des débats qui sont importants pour notre compréhension de l’espérance.
3.2. La nature et la grâce
Dans la théologie latine (en Occident) les théologiens et les moralistes se sont heurtés à propos de la grâce. C’est en grande raison parce que les débats se sont enracinés dans les perspectives de saint Augustin. Cette figure fondatrice de la théologie latine a vécu une conversion dont la radicalité a été exprimée par une mise en opposition entre l’avant et l’après sa conversion. Cette mise en opposition s’est étendue à la vision d’ensemble de la vie chrétienne marquée par le traumatisme de la prise et du pillage de Rome par les barbares et par la destruction de la chrétienté d’Afrique par les Vandales. La fin d’un monde… Pour Augustin l’humanité est en perdition irrémédiable – c’est une « massa damnata » : tout le monde ira dans les peines de l’enfer. Tous, sauf quelques élus qui ne le pourrons que par un don de Dieu. C’est un vrai don, car rien ne saurait le mériter ! Il y a une impuissance invincible à faire le bien. Il faut un don de Dieu : une grâce au sens strict : un don qui n’est pas du tout mérité. La liberté de l’homme est vaine. La grâce est donc première. Sans elle, rien n’est bon dans l’humanité.
Pour ce qui relève de notre démarche, il fait noter que cette vision fait que l’espérance est un don surnaturel. Ce don de Dieu ne doit rien à la nature. Le vocabulaire de l’élection est repris dans sa rigueur. Le choix de Dieu n’est pas une reconnaissance du bien qui a été fait, ni une validation de ce qui a été accompli. Le choix est un choix au-delà de toute raison. Toute démarche est une reconnaissance qu’un don a précédé toute demande ou initiative. En d’autres termes, ce n’est pas la nature qui désire la grâce. Le don de la grâce est au-delà de toute raison : l’initiative de Dieu est radicale. Ce n’est qu’une fois que la grâce est donnée qu’il y a une reconnaissance.
C’est par la grâce que la nature est reconnue comme capacité de faire le bien. Sans elles l’humanité est dans l’aveuglement. Cette tradition insiste sur l’initiative de Dieu qui est un amour inconditionnel. Dans cette perspective l’espérance est un don de Dieu qui est une nouvelle initiative de Dieu pour lui donner confiance en la miséricorde de Dieu. C’est dans l’intime de la relation à Dieu que tout se joue. C’est incommensurable.
3.3. La liberté
Face à ce pessimisme ontologique, la modernité se situe dans une exigence humaniste qui contrecarre ce pessimisme. Elle promeut la liberté. Cela donne à l’être humain la responsabilité de sa vie : ses options fondamentales et le style de vie qui est pratiqué.
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Les questions qui se posent alors peuvent être saisies sur un point particulier : le désir. Parler de désir permet de reconnaître la faiblesse de l’être humain – étant donné que cette faiblesse peut être diversement comprise. Mais cette faiblesse est ouverte sur un plus : le désir d’une vie plus riche, plus belle, plus heureuse. Le désir a plusieurs champs : le bonheur, mais aussi les exigences de vérité, de justice ou encore de relation juste avec la nature, les autres êtres humains et plus radicalement la relation entre un désir et sa fin.
Cette perspective écarte les théologies qui se contentent de juxtaposer l’ordre de la nature et l’ordre de la grâce. La nature est, en effet, désirante d’une pleine réalisation des capacités ontologiques de l’humanité. Elle accueille donc ce qui comblera le désir au-delà de ses limites propres.
La perspective de l’histoire du salut s’inscrit dans cette dynamique. L’alliance entre Dieu et l’humanité est fondée sur une participation. Cette participation est réaliste et donc l’histoire qui en découle est une « histoire du salut ». Le texte biblique est reçu dans sa littéralité singulière (le destin du peuple élu) et compris comme paradigmatique pour toute l’humanité. C’est un point qui est apparue dans la théologie de Paul.
Conclusion
Au terme de ces analyses, une distinction est éclairante, voire nécessaire. Il convient de ne pas confondre « espoir » et « espérance ». Certes, il y a dans les deux termes le rapport à l’avenir et le constat d’une incertitude. L’avenir est sous le sceau de l’imprévisible – mais cette situation n’est pas vécue de la même manière. L’espoir se situe dans le cadre des possibilités humaines : la raison, les ressources nécessaires à la vie et à la construction du cadre de vie, la culture… Ces possibilités ne cessent de se renouveler et de se diversifier… et donc de surmonter les échecs. Pourtant, on constate que cela ne suffit pas. La course en avant sous la bannière du « progrès » qui a dominé la culture européenne depuis le XVIIIe siècle a montré ses limites : elle laisse dans l’ombre des éléments fondamentaux de la vie humaine. La notion d’espérance vient en contrepoint sur deux aspects. D’abord l’enracinement. Au sens où la théologie de l’espérance prend en compte toute l’existence humaine. Elle ne fait pas comme le spécialiste qui traite une maladie et parle à son patient de son évolution (avec compétence et humanité), mais reste au seuil de questions ou d’incertitudes concernant ce qui est plus radical : la vie elle-même et même encore plus : la raison d’être et de vivre.
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Troisième étape
Une nouvelle création
Nous avons parcouru les pages de la Bible (Ancien et Nouveau Testament) et nous avons vu comment, au cours du temps, les relations entre l’humanité et Dieu se sont forgées. L’alliance a été un chemin de transformation : la transformation d’Abraham et de Sara au principe du peuple élu a été la première étape. Ce chemin a été un mouvement vers une tension vers un avenir sous la perspective d’une promesse. Ce chemin était un changement dans la manière de concevoir Dieu et une maturation de la relation avec Dieu. Pour dire le point ultime de cette transformation, saint Paul utilise une expression qui lui est propre : kainos anthropos : l’homme nouveau pour dire la condition nouvelle du chrétien, disciple de Jésus et baptisé dans l’Esprit Saint. Le terme « kainos » (nouveau) doit être entendu au sens strict : c’est vraiment une création.
« Si quelqu’un est dans le Christ, c’est une création nouvelle ; l’être ancien a disparu, un être nouveau et là » (2 Co 5,17) et « La circoncision n’est rien, ni l’incirconcision ; il s’agit d’être une créature nouvelle » (Gal 6, 15).
1. Une nouvelle création
Le terme «nouveau» s’inscrit dans un mouvement de la prophétie qui devient apocalyptique, c’est-à-dire tout à la fois une radicalisation et une universalisation. Une universalisation, car la transformation n’est pas limitée à la subjectivité humaine, mais concerne toute la création. C’est une sorte de globalisation.
1.1. Vision de la fin
Cette modification apparaît dans la deuxième partie du livre d’Isaïe à propos d’une intervention divine en faveur du peuple. Dieu déclare: «Les premiers éléments ou événements sont arrivés. J’en proclame (ou annonce) de nouveaux » (42,9) c’est dans un des « chants du Serviteur ». Ce texte est du temps où la captivité à Babylone prend fin avec l’arrivée au pouvoir de Cyrus et introduit à l’appel à reconstruire Jérusalem.
Cette reconstruction n’est pas chose facile comme en témoigne la troisième partie du livre d’Isaïe.
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Isaïe 65,16 : « Ceux qui se béniront sur terre se béniront par le Dieu de vérité, et ceux qui jureront sur terre jureront par le Dieu de vérité ; on oubliera les angoisses anciennes ; elles auront disparu de mes yeux. Car voici que je vais créer des cieux nouveaux et une terre nouvelle. On ne se souviendra plus du passé ; il ne reviendra plus à l’esprit. Mais soyez pleins d’allégresse et exultez éternellement de ce que moi, je vais créer ; car voici que je vais faire de Jérusalem une exultation et de mon peuple une allégresse. J’exulterai en Jérusalem.
L’expression « cieux nouveaux et terre nouvelle » (Is 66,22) montre que l’action de Dieu concerne tout ce qui est ; c’est « une nouvelle création » ; c’est plus que le salut du seul « peuple élu ». Cette annonce étend à l’univers ce qui avait été dit pas le prophète Jérémie de l’Alliance nouvelle.
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« Voici venir des jours, oracles de Yahvé, où je conclurai avec la maison d’Israël et la maison de Juda une alliance nouvelle. Non pas comme l’alliance que j’ai conclue avec leurs pères, le jour où je les pris par la main pour les faire sortir du pays d’Égypte – mon alliance qu’eux-mêmes ont rompue bien que je fusse leur maître – oracle de Yahvé. Voici l’alliance que je conclurai avec la maison d’Israël après ces jours-là – orale de Yahvé. Je mettrai ma loi au fond de leur être et je l’écrirai sur leur cœur. Alors je serai leur Dieu et eux seront mon peuple. »
1.2. Une eschatologie
La théologie de l’eschatologie repose sur quelques principes simples qui ont le mérite d’être source de l’action.
1°- L’eschatologie concerne la personne humaine comme individu et comme membre de l’humanité. On parle donc de la vie personnelle : l’immortalité de l’âme après la mort et la résurrection et le bonheur éternel « dans son âme et dans son corps ». Mais aussi de l’humanité puisque tous les humains sont solidaires et qu’il y aura « un nouveau ciel et une nouvelle terre », dont la construction est à faire. C’est une voie pour un accomplissement ;
2°- L’accomplissement n’est pas un développement harmonieux et une progression pacifiée, c’est un antagonisme qui vient de la présence du mal qui est mêlé inextricablement comme le bon grain et l’ivraie de la parabole. C’est pourquoi il y a un jugement !
3°- L’accomplissement est l’œuvre de Dieu. Cela implique que l’on ne doit pas mettre au même plan les deux issues du jugement. Dieu veut le salut de tous. L’enfer n’est pas la décision de Dieu, mais la conséquence immanente à laquelle s’expose la liberté de qui refuse radicalement Dieu. Le ciel et l’enfer ne sont pas deux possibilités équivalentes pour un choix. C’est une possibilité indépassable de la liberté humaine. L’espérance du ciel prévaut sur la crainte de l’enfer.
4°- La considération sur l’avenir ultime ne doit pas faire oublier que Dieu se donne au cours du temps. Il ne cesse de se donner dans les actes fondateurs du salut (de l’appel d’Abraham à la résurrection de Jésus). L’espérance ne porte pas seulement sur l’avenir ; elle est une manière d’habiter le présent et donc concerne les actes posés par les humains. Ce qui est fait pour que la justice et la paix adviennent maintenant est œuvre de l’espérance.
5°- La réalisation plénière du désir humain de bonheur, de paix, de justice, de vérité et de beauté ne peut être que future. Elle ne peut se réaliser qu’à l’initiative de Dieu pour se réaliser auprès de Dieu.
1.3. Un être nouveau
L’expérience douloureuse la modernité habite la prise de conscience que les
enthousiasmes mobilisateurs des collectivités n’ont pas donné le paradis promis. Il y a une
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déception devant les promesses de ce qui se révèle comme de faux biens . L’effondrement du
rêve socialiste dans les dictatures qui se défont pour se refaire (de Staline à Poutine, de Mao à Ji Ping…) atteste que l’impur a recouvert et recouvre encore le désir pur des origines. Le désir pur est celui qui est volonté d’écraser les autres. Les mots de justice, solidarité, coopération… sont apparus comme des slogans, i.e. des mots usés et vidés de leur sens.
C’est par rapport à cette déception que se comprend la théologie de l’espérance. Elle est une radicalité qui ne peut advenir qu’à l’initiative de Dieu. Le langage de l’apocalypse le présente comme un don gratuit et non mérité. Ce n’est pas de l’ordre de la justice, mais un acte de générosité de la part de Dieu.
2. Un don de Dieu
L’espérance ne peut venir que d’ailleurs… pas de soi.. ; pas de son semblable… Ce ne peut être qu’un don. La notion de grâce apparaît dans la Bible pour préciser et caractériser la manière dont Dieu agit dans l’histoire du salut.
2.1. Un don gratuit
Le terme dit la gratuité. C’est-à-dire un engagement de la personne dans une relation avec autrui qui transcende l’ordre de la justice et des obligations qui s’en suivent. Selon toute justice, tout travail mérite salaire ; aussi l’argent versé par le « patron » à son « employé » lui est dû. Le « patron » doit verser un salaire. Cette exigence économique est un exemple majeur qui indique une exigence de justice fondamentale ; elle concerne d’autres situations. C’est de l’ordre du « devoir » dans le cadre d’une exigence : la justice.
La relation entre Dieu et le peuple relève de la justice. Pour cette raison, elle est explicitée dans les textes (et les interprétations traditionnelles) qui forment un ensemble que l’on appelle: la Loi. Le fidèle a des devoirs envers Dieu – ou, comme on dit, des « obligations ».
Or la notion de « loi » n’est pas absolutisée. Elle est située dans une perspective différente où paraît un autre mode d’action. La relation n’est enfermée dans la grille du devoir. Plusieurs termes le disent.
Le mot ḥanan dit la bienveillance dans la relation d’un « supérieur » à un « subordonné ». Cette bienveillance qui témoigne d’un amour réel qui entend pratiquer la justice avec indulgence. Le mot ḥésed dit la fidélité qui se concrétise par des faveurs et des largesses. La fidélité surmonte l’usure du temps et la ferveur des premiers amours. Le mot raḥam dit la tendresse du père pour le petit enfant. La générosité inconditionnelle de l’accueil de la vie. Le mot çedeq dit l’action dictée par la fidélité à la communauté. La stabilité d’une relation qui surmonte le passage du temps. Ainsi le mot grâce qui venant du latin insiste sur la gratuité et
7 Cf. Corine PELLUCHON, L’Espérance ou la traversée de l’impossible, Paris, Bibliothèque Rivages, Payot, 2023,p. 68s
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donc sur la générosité de Dieu prend les harmoniques d’un Dieu qui n’est pas dans la seule relation autoritaire de la Loi. Ce que la théologie chrétienne exprime avec la notion de « paternité ».
C’est dans le cadre de la pensée de Paul que le terme devient central dans la théologie du Nouveau Testament. Le terme permet à Paul de tenir à distance les impératifs de la Loi et d’insister sur l’universalité du salut. Celui-ci est pour les Juifs qui ont la Loi, mais aussi pour les païens qui n’ont pas connu cette voie. Ainsi la gratuité est soulignée : c’est « sans raison » que Dieu donne le salut. Ce « sans raison » a donné naissance à des débats infinis qui sont importants pour notre compréhension de l’espérance.
2.2. Un don réellement donné
Toute la difficulté théologique repose sur la notion de don. Il faut dire deux choses : le don est donné – il est donc à l’initiative du donateur. Mais si le don est donné, il appartient à celui qui a reçu le don. On peut donc considérer le don dans ses deux partenaires : le donateur et le bénéficiaire. Le bénéficiaire qui a reçu un don n’est plus ce qu’il était avant de recevoir le don.
Il faut donc dire deux choses le don est un vrai don. Il n’est pas un salaire, une reconnaissance ou une rétribution. Il est gratuit. Mais cette gratuité n’est pas la source d’une humiliation : celui qui reçoit le don devant se sentir humilié par la grandeur de celui qui lui fait don.
Le don est au-delà de la réciprocité d’une reconnaissance mutuelle. Si l’initiative vient
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du donateur, elle n’est pas humiliante . Paradoxalement, c’est l’affirmation de la grandeur de
Dieu qui permet de fonder la liberté. En soulignant la transcendance de Dieu, on affirme sa capacité de donner sans que ce don soit fait dans le souci de grandir dans son être. Il faut insister sur le sens premier du terme « don ». C’est ce qui constitue celui qui reçoit le don comme source de son être : mieux devenir soi.
Ce point fait la difficulté à la racine de la condition du refus de l’humanisme moderne. La liberté donnée est comme une humiliation. Telle est la source du conflit avec l’humanisme moderne. qui est à la racine de la condition de l’d’accorder l’action de Dieu et la liberté humaine. Dieu et l’homme sont mis en position de confrontation.
8 Dans la théologie latine (en Occident) les théologiens et les moralistes se sont heurtés à propos de la grâce. C’est en grande raison parce que les débats se sont enracinés dans les perspectives de saint Augustin. Cette figure fondatrice de la théologie latine a vécu une conversion dont la radicalité a été exprimée par une mise en opposition entre l’avant et l’après sa conversion. Cette mise en opposition s’est étendue à la vision d’ensemble de la vie chrétienne marquée par le traumatisme de la prise et du pillage de Rome par les barbares et par la destruction de la chrétienté d’Afrique par les Vandales. La fin d’un monde… Pour Augustin l’humanité est en perdition irrémédiable – c’est une « massa damnata » : tout le monde ira en enfer. Tous, sauf quelques élus qui ne le pourrons que par un don de Dieu. C’est un vrai don, car rien ne saurait le mériter ! Il y a une impuissance invincible à faire le bien. Il faut un don de Dieu : une grâce au sens strict : un don qui n’est pas du tout mérité. La liberté de l’homme est vaine. La grâce est donc première. Sans elle, rien n’est bon dans l’humanité.
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Il faut sortir du piège de la notion de « destin ». La conception de Dieu est celle d’une liberté face à une autre liberté.
2.3. La liberté
Face à ce pessimisme ontologique, la modernité se situe dans une exigence humaniste qui contrecarre ce pessimisme. Elle promeut la liberté. Cela donne à l’être humain la responsabilité de sa vie : ses options fondamentales et le style de vie qui est pratiqué.
Les questions qui se posent alors peuvent être saisies sur un point particulier : le désir. Parler de désir permet de reconnaître la faiblesse de l’être humain – étant donné que cette faiblesse peut être diversement comprise. Mais cette faiblesse est ouverte sur un plus : le désir d’une vie plus riche, plus belle, plus heureuse. Le désir a plusieurs champs : le bonheur, mais aussi les exigences de vérité, de justice ou encore de relation juste avec la nature, les autres êtres humains et plus radicalement la relation entre un désir et sa fin.
Cette perspective écarte les théologies qui se contentent de juxtaposer l’ordre de la nature et l’ordre de la grâce. La nature est, en effet, désirante d’une pleine réalisation des capacités ontologiques de l’humanité. Elle accueille donc ce qui comblera le désir au-delà de ses limites actuelles en accomplissant le désir d’être de tout être : devenir soi. La perspective de l’histoire du salut s’inscrit dans cette dynamique. L’alliance entre Dieu et l’humanité est fondée sur une participation. Cette participation est réaliste et donc l’histoire qui en découle est une « histoire du salut ». Le texte biblique est reçu dans sa littéralité singulière (le destin du peuple élu) et compris comme paradigmatique pour toute l’humanité. C’est un point qui est apparu dans la théologie de Paul.
3. Le vocabulaire de l’amour
La notion traditionnelle de « vertu » est traditionnelle. Le terme vient du grec. Il a ses lettres de noblesse. Malheureusement, il a été falsifié dans une vision moralisante.
3.1. Par amour
Le terme prend des sens différents selon les auteurs. Pour les Philosophes grecs, la vertu est dans la connaissance : chez Platon emblématiquement – comme pour la philosophie de l’éducation nationale selon la parole de Victor Hugo : « Ouvrir une école, c’est fermer une prison ». C’est oublier l’importance de la volonté et de l’engagement par des décisions. Le bien se fait par désir du bien comme tel. Or dans une décision, un élément important relève de
9 l’amour. Or l’amour implique une relation à ce qui est aimé .
9 « Pour comprendre ce qu’est l’espérance et rencontrer cette petite fille qui arrive dans le brouillard, comme l’aube après une nuit qui semblait ne plus avoir de fin, il faut avoir été déçu par des faux biens. Un peuple ne reconnaît son identité, qui est narrative et ouverte aux différences, que s’il a digéré sa perte de prestige et renoncé aux grandeurs provenant de l’imaginaire de la domination. Se percevant comme une puissance moyenne qui doit compter avec les autres et mesurant le péril associé aux nations mesurant le péril associé aux nations menant des politiques de puissance, il saisit ce que la nostalgie de la grandeur passée et l’appel au Grand Soir ont de vain. Il peut alors identifier ce qui, dans le réel, annonce un possible plein de promesses. » (p. 68) « Un désir profond et pur, qui donne la joie et la certitude d’être à sa place, émerge parce que les désirs impurs, la toute- puissance et la volonté d’écraser les autres se sont évanouis. La justice, la solidarité, le désir de coopérer, le souci
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C’est dans cette perspective que se situe la notion de grâce : un don qui appelle la reconnaissance et motive l’action qui est vécue par amour. Pour ce qui relève de notre démarche, il fait noter que cette vision fait que l’espérance est un don surnaturel. Ce don de Dieu ne doit rien à la nature. Le vocabulaire de l’élection est repris dans sa rigueur. Le choix de Dieu n’est pas une reconnaissance du bien qui a été fait, ni une validation de ce qui a été accompli. Le choix est un choix au-delà de toute raison. Toute démarche est une reconnaissance qu’un don a précédé toute demande ou initiative. En d’autres termes, ce n’est pas la nature qui désire la grâce. Le don de la grâce est au-delà de toute raison : l’initiative de Dieu est radicale. Ce n’est qu’une fois que la grâce est donnée qu’il y a une reconnaissance. C’est par la grâce que la nature est reconnue comme capacité de faire le bien. Sans elles l’humanité est dans l’aveuglement. Cette tradition insiste sur l’initiative de Dieu qui est un amour inconditionnel. Dans cette perspective l’espérance est un don de Dieu qui est une nouvelle initiative de Dieu pour lui donner confiance en la miséricorde de Dieu. C’est dans l’intime de la relation à Dieu que tout se joue. C’est incommensurable.
3.2. Amour de soi ou amour d’un autre
Un grand renversement dans le chemin de l’amour. L’amour de soi n’est pas le dernier
mot.
Témoin la réflexion actuelle de la philosophie centrée sur l’anthropologie. L’espérance est la force de la vie qui est bousculée par ce qui relève de la « dépression nerveuse ». Le désespoir chez Corinne Pelluchon est dans cette perspective. Une référence à Kierkegaard… qui, hélas,n’est pas juste. Car le désespoir chez ce philosophe relève de la relation à Dieu. Le désespéré est celui qui est dans l’absence de Dieu.
Les questions qui se posent alors peuvent être saisies sur un point particulier : le désir. Parler de désir permet de reconnaître la faiblesse de l’être humain – étant donné que cette faiblesse peut être diversement comprise. Mais cette faiblesse est ouverte sur un plus : le désir d’une vie plus riche, plus belle, plus heureuse. Le désir a plusieurs champs : le bonheur, mais aussi les exigences de vérité, de justice ou encore de relation juste avec la nature, les autres êtres humains et plus radicalement la relation entre un désir et sa fin. Cette perspective écarte les théologies qui se contentent de juxtaposer l’ordre de la nature et l’ordre de la grâce. La nature est, en effet, désirante d’une pleine réalisation des capacités ontologiques de l’humanité. Elle accueille donc ce qui comblera le désir au-delà de ses limites propres. La perspective de l’histoire du salut s’inscrit dans cette dynamique. L’alliance entre Dieu et l’humanité est fondée sur une participation. Cette participation est réaliste et donc l’histoire
de prendre en compte le bien-être des autres, humains et autres qu’humains, ne sont plus des slogans, des mots usés ou vidés de leur sens. Ils ont une épaisseur et une plénitude. Quand on les prononce, ces mots sont comme des nourritures qui apaisent et fortifient le corps. Ce dernier ressemblait à un cadavre, et voici qu’il trésaille, plein de vie, animé par un désir à la fois puisant et doux. « L’espérance collective revient comme quelque chose qui a manqué et qui est nécessaire à la vie d’un peuple. Mais en réalité, il s’agit moins d’un retour que d’une seconde naissance. En effet, l’espérance permet d’habiter le présent en étant attentif à ce qu’il peut offrir, mais elle est surtout capable de voir ce qui travaille en profondeur et constitue un horizon d’attente allant au-delà des réalisations actuelles et même des retournements de situation. Elle apparaît quand on peut lire, dans certains phénomènes, les traces d’un mouvement de fond qui oriente l’avenir et autorise même à parle de progrès. » (p. 68-69)
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qui en découle est une « histoire du salut ». Le texte biblique est reçu dans sa littéralité singulière (le destin du peuple élu) et compris comme paradigmatique pour toute l’humanité. C’est un point qui est apparue dans la théologie de Paul.
Conclusion
Au terme de ces analyses, une distinction est éclairante, voire nécessaire. Il convient de ne pas confondre « espoir » et « espérance ». Certes, il y a dans les deux termes le rapport à l’avenir et le constat d’une incertitude. L’avenir est sous le sceau de l’imprévisible – mais cette situation n’est pas vécue de la même manière. L’espoir se situe dans le cadre des possibilités humaines : la raison, les ressources nécessaires à la vie et à la construction du cadre de vie, la culture… Ces possibilités ne cessent de se renouveler et de se diversifier… et donc de surmonter les échecs. Pourtant, on constate que cela ne suffit pas. La course en avant sous la bannière du « progrès » qui a dominé la culture européenne depuis le XVIIIe siècle a montré ses limites : elle laisse dans l’ombre des éléments fondamentaux de la vie humaine. La notion d’espérance vient en contrepoint sur deux aspects. D’abord l’enracinement. Au sens où la théologie de l’espérance prend en compte toute l’existence humaine. Elle ne fait pas comme le spécialiste qui traite une maladie et parle à son patient de son évolution (avec compétence et humanité), mais reste au seuil de questions ou d’incertitudes concernant ce qui est plus radical : la vie elle-même et même encore plus : la raison d’être et de vivre.
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Quatrième étape
Teilhard de Chardin Théologien de l’espérance
Pourquoi parler de Teilhard de Chardin ? Pour la raison bien simple qu’il est apparu au
cours du XXe siècle comme une figure éminente de la pensée chrétienne. Il a été contesté par
les théologiens conservateurs qui ne pouvaient entrer dans la démarche de ce jésuite novateur.
Exemplaire par sa vie religieuse nourrie de la prière, il le fut par la voie choisie : allier la vie
de prêtre à un engagement dans ce que son temps portait de plus important, les sciences de la
nature – en l’occurrence la géologie et la paléontologie, cette dernière discipline assumant non
seulement l’étude des transformations de la nature mais demandant à ce que l’on reconsidère
les origines de l’humanité. Le génie de Teilhard de Chardin est d’avoir vu et explicité ce que
cela implique – dans ses publications de 1930 à 1955. Le livre dans lequel il a exprimé sa
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vision de l’immense aventure de la vie sur la planète Terre est le Phénomène humain livre n’est pas facile à lire…
. Ce
Quel lien entre Teilhard et l’espérance ? Il apparaît clairement quand on lit les auteurs de référence de l’époque et qui ont occupé le devant de la scène dans les sciences et l’anthropologie. Le biologiste Jean Rostand a écrit au terme de son maître livre : « Il est à peu près certain que la terre, un jour, se refroidira, jusqu’à ne plus admettre la continuation de la vie humaine. Jusqu’à l’extrême limite du possible, l’Homme se maintiendra, s’incrustera sur la terre hostile. Mais un jour, inévitablement – à moins qu’il ne trouve moyen d’émigrer sur quelque planète plus clémente – il lui faudra bien succomber dans ce combat inégal. Où en sera-t-il parvenu de sa courbe spirituelle, quand il se laissera ensevelir pour jamais dans le linceul de la glace ? … Sa fiévreuse activité n’est qu’un tout petit phénomène local, éphémère,
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sans significative et sans but.
«Le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui. Les institutions, les coutumes, que j’aurai passé ma vie à inventorier et à comprendre, sont une efflorescence passagère d’une création par rapport à laquelle elles ne possèdent aucun sens, sinon peut-être de permettre à l’humanité de jouer son rôle. Loin que ce rôle lui marque une place indépendante et que l’effort de l’homme – même condamné – soit de s’opposer vraiment à une déchéance universelle, il apparaît lui-même comme une machine, peut-être plus perfectionnée que les autres, travaillant à la désagrégation d’un ordre originel et précipitant une matière puissamment organisée vers une inertie toujours plus grande et qui sera un jour définitive […] Plutôt qu’anthropologie, il faudrait écrire entropologie, le nom d’une discipline vouée
10 Une étude parue aujourd’hui donne des éléments pour mieux comprendre le livre de Teilhard : Dominique LAMBERT, Marie BAYON DE LA TOUR, Paul MALPHETTES, Le Phénomène humain de Pierre Teilhard de Chardin. Genèse d’une publication hors normes, Bruxelles, Éditions jésuites, 2022. Il apporte des éléments importants, en particulier grâce à l’ouverture des archives de la Compagnie de Jésus. Cet ouvrage donne les éléments qui permettent de mieux comprendre le livre et sa place dans la culture (le rapport entre science, philosophie et théologie). Cela donne à voir le génie de Teilhard et l’actualité de son livre pour toute réflexion sur l’espérance. 11 Jean ROSTAND, L’Homme. Introduction à l’étude de la biologie humaine, Paris, 1926, p. 166.
»’ L’anthropologue et sociologue Claude Lévi-Strauss a écrit :
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à étudier dans ses manifestations les plus hautes ce processus de désintégration. » Ces textes
montrent quel est l’enjeu de l’argumentation de Teilhard.
1. Genèse d’une œuvre
Après le baccalauréat qui était alors un examen qui faisait du lauréat un privilégié dans
la société, car attestant la maîtrise de l’expression et la connaissance des fondements de la
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culture classique, Pierre Teilhard de Chardin est entré dans la compagnie de Jésus . Ce jeune
âge était alors dans l’ordre des choses.
1.1. Repères dans la vie
Comme tout jeune jésuite, après le noviciat, Teilhard a enseigné dans un collège ; il a enseigné la Physique en Égypte ! Face aux paysages de cet autre monde, il a été fasciné et, voulant bien comprendre ce qui se donnait à voir, il s’est passionné pour la géologie. Ensuite, Teilhard a fait sa formation théologique en Angleterre14 (1908-1911). Ce n’est pas sans influence sur la suite de sa recherche, car la pensée anglaise était alors marquée par la pensée de Darwin et les débats sur l’évolution. Mais aussi, les études en lien avec le Museum d’Histoire naturelle (1912-1914). La notion d’évolution est pour lui centrale dans les sciences. Vint la guerre 14-18. La République a mobilisé les clercs exilés, les faisant revenir en France pour participer à la guerre. Teilhard refusa un poste dans des services loin du front ; il fut toute la guerre au premier rang dans les tranchées. Il y fut héroïque (croix de guerre, médaille militaire, légion d’honneur…). Pendant la guerre, confrontée à l’absurdité du conflit et au scandale de la mort injustifiée de tant d’hommes, Teilhard écrivait ses méditations dont l’essentiel a été conservé. Ensuite, Teilhard s’est inscrit à Paris pour des études couronnées par un doctorat dont la qualité lui ouvrait les portes du Museum d’Histoire Naturelle. Au plan scientifique, il fut géologue-paléontologue – ses travaux portent effectivement sur ces domaines – cela fait un œuvre scientifique de premier plan : onze volumes publiés.
Teilhard ne s’est pas enfermé dans une carrière scientifique ; il a vu que la vision du monde liée aux sciences de la nature était la base la culture dite « moderne » et que toute évangélisation devait en prendre acte. Il ne l’a pas vu de l’extérieur, mais de l’intime de sa vie : sa recherche scientifique et la vision du monde qu’elle porte, mais aussi ses relations avec des collègues qui respectaient ses qualités scientifiques et tout cela vécu avec une vie de prière et de réflexion théologique. Cette vision pluridimensionnelle était marquée par
12 Claude LÉVI-STRAUSS, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 374.
13 Teilhard exprime dans un texte que son intuition fondatrice remonte à l’enfance où il a eu un désir de communion avec la nature et d’avoir sublimé ce désir. Il écrit à ce propos : « Pour être tout, me fondre avec tout. Voilà le geste mystique où m’eut logiquement entraîné, à la suite de tant de poètes et de mystique hindous, un besoin natif, incoercible, de me plénifier par accession, je ne dis pas aux autres, mais à l’Autre, – si, par chance n’avait pas éclos en moi, juste à temps, comme un germe sorti de je ne sais d’où, l’Idée d’évolution. C’est au cours de mes années de théologie, à Hastings, (c’est-à-dire juste après les émerveillements d’Égypte), que petit à petit, – beaucoup moins comme une notion abstraite que comme une présence -, a grandi en moi, jusqu’à envahir mon ciel intérieur tout entier, la conscience d’une Dérive profonde, ontologique, totale, de l’Univers autour de moi ».
14 Au début du XXe siècle, nous sommes au temps du conflit entre la République et l’Église catholique. Les couvents sont fermés et, pour les religieux, les études théologiques se font à l’étranger – pour Teilhard Jersey puis Hastings.
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l’expérience de la guerre qui est folie humaine et pose la question du mal. La démarche de Teilhard fut un effort constant pour surmonter le scandale du mal – dont les humains ont la responsabilité. Il a cherché la réponse dans la figure du Christ. Selon la tradition jésuite, le Sacré Cœur y occupe une place importante. Il ne s’agit pas de l’amour divin, mais de l’amour humain de Jésus, un amour vécu dans la sensibilité humaine. La méditation de Teilhard le conduit à élargir cet amour non seulement aux fidèles, mais à l’humanité et à toute la création – trois domaines qui sont mieux compris dans le cadre de la théorie de l’évolution. De fait, la pensée de Teilhard est centrée sur deux grands pôles : le Christ et le monde en évolution. La grande question est : comment les articuler ? Teilhard a consacré sa vie à donner une réponse à cette question. D’abord, repenser l’évolution. En effet, le milieu scientifique est marqué par une philosophie rationaliste, agnostique – voire athée ; il faut montrer que l’évolution n’est en rien contraire à la foi chrétienne. Ensuite, il faut aussi approfondir l’intelligence de l’action du Christ ! Ce projet est ardu tant la notion d’évolution s’écarte de la vision traditionnelle de la théologie. Ce projet est risqué, car il demande une remise en cause des concepts médiévaux qui structurent la théologie catholique.
1.2. Le passage par le feu
Pour Teilhard, les années de guerre vécues aux premières lignes des combats sont un temps de fondation. En 1914, Teilhard a une expérience humaine et spirituelle riche, puisque vécue au noviciat jésuite, en enseignant, aux études de théologie et dans le début d’un travail de recherche…
Teilhard a une vie de prière exigeante ! Ainsi, en bon jésuite, pendant les temps de repos loin des lignes du front, il prie et médite. Il a besoin d’écrire – ce qui est habituel dans la tradition de vie spirituelle jésuite qui demande réflexion et lucidité critique sur ce qui est vécu. Teilhard met à l’abri ses écrits en les confiant à ses proches, dans sa famille (une cousine) et ses compagnons. Ils ont été conservés et publiés – sous le titre « Ecrits du temps de guerre ». L’ouvrage contient des textes qui participent de différents registres : la prière, l’expérience mystique, la vision du monde, etc. Il y a des textes très émouvants, comme un texte bref, dit « prière » qui s’achève par les mots : « Ceci est mon testament d’intellectuel (24 avril 1916 – jeudi de Pâques au Fort-Mardik – Dunkerque) ». Les textes rassemblés dans le volume sont écrits à l’ombre de la mort !
Parmi eux, il y a une méditation, reprise ensuite et publiée avec pour titre « Messe sur le monde ». Ne pouvant dire la messe dans les tranchées, Teilhard priait à partir du texte de la célébration eucharistique. Ce n’est pas original, car cette pratique de dévotion était pratiquée par les prêtres. Ne pouvant célébrer (en déplacement ou en maladie…), ils prenaient le temps de lire ou de réciter de mémoire le texte de la messe (dévotion dite « messe blanche »). Ainsi
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Teilhard a repris le texte de la messe, faute de pouvoir la célébrer . Il le fit amplement, dans
un texte de méditation, sous le titre « le Prêtre ». Ce développement n’est pas une prière de demande, c’est une ressaisie de sa vocation par la contemplation de l’œuvre accomplie par le
15 Œuvres, t. 12, p 313s. Il le refera pendant la croisière jaune qui pour la première traversée en voiture automobile de l’Asie de la Méditerranée à Chine – ce qui donnera la version définitive de La Messe sur le monde.
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Christ. C’est une longue méditation dont le déroulement suit le déroulement de la prière eucharistique.
Le premier moment de cette méditation est l’offrande. Teilhard écrit : « Puisque je n’ai aujourd’hui, Seigneur, moi votre Prêtre, ni pain, ni vin, ni autel, je vais étendre mes mains sur la totalité de l’Univers, et prendre son immensité comme matière de mon sacrifice. » (p. 313) Puis Teilhard enchaîne sur la consécration.
« Le pain sacramentel est fait de grains pressés et broyés. Sa pâte a été longuement pétrie. Vos mains, Jésus, l’ont rompu avant de le sanctifier…
Qui exprimera, Seigneur, la violence que subit l’Univers, dès lors qu’il est tombé sous votre domination. Le Christ est l’aiguillon qui harcelle la créature sur la voie de l’effort, de l’exhaussement, du développement. Il est le glaive qui sépare, sans merci, les membres indignes ou gâtés.
Il est la Vie plus forte, qui tue inexorablement les égoïsmes inférieurs»
Pour que Jésus pénètre en nous, il faut alternativement le travail qui dilate et la douleur qui tue, la vie qui fait croître l’homme pour qu’il soit sanctifiable, et la mort qui le diminue pour qu’il soit sanctifié.
L’Univers craque ; il se scinde douloureusement au cœur de chaque monade, à mesure que naît et croît la Chair du Christ. Comme la création qu’elle rachète et quelle dépasse, l’Incarnation, si désirée, est une opération redoutable ; elle se fait par le Sang.
Que le sang de Jésus (le sang qui s’infuse et le sang qui se répand, le sang de l’effort et le sang du renoncement…) Hic est calix sanguinis mei. » (p. 317-318)
Le deuxième moment est l’adoration qui suit la consécration – Cette prière accompagne le geste de l’élévation qui reçoit alors une dimension cosmique.
« Comme une flamme intérieure – ici libre, vive et lumineuse, là obscurcie, mais ardente encore sous la cendre qu’elle rejette – le Divin illumine, maintenant, toutes choses par le dedans.
Mêlé à l’atmosphère créée tout entière, Dieu m’environne et il m’assiège. Je m’agenouille, Seigneur, devant l’Univers devenu secrètement, sous l’influence de l’Hostie, vote Corps adorable et votre Sang divin. Je me prosterne en sa présence, ou plutôt, bien mieux, je me recueille en lui.
Le Monde est plein de vous !
O Christ-Universel, véritable fondement du monde, qui trouvez votre consommation dans la répétition de tout ce que votre puissance a fait surgir du Néant, je vous adore, et je m’absorbe dans la conscience de votre plénitude universellement répandue. (p. 318-319)
Cette méditation s’achève par l’envoi (ite missa est) qui est développé par la méditation sur sa vocation de prêtre – un texte clef pour comprendre l’œuvre de Teilhard.
1.3. L’universel
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La Messe sur le monde s’inscrit dans une vision du monde et pour cette raison, elle est un propos qui englobe toute la pensée de Teilhard.
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Tout prêtre, parce qu’il est prêtre, a voué sa vie à une œuvre de salut universel. S’il est conscient de sa dignité, il ne doit plus vivre pour lui, mais pour le Monde, à l’exemple de celui qui est oint pour le représenter.
Pour moi, Jésus, il me semble que ce devoir prend une urgence plus immédiate, et une signification plus précise, que pour beaucoup d’autres, bien meilleurs que moi. Innombrables sont les nuances de votre appel ! Essentiellement diverses les vocations !… Les contrées, les nations, les catégories sociales, ont eu chacune leurs Apôtres. Je voudrais être, Seigneur, moi, pour ma très humble part, l’apôtre, et (si j’ose dire) l’évangéliste de votre Christ dans l’Univers. – je voudrais, par mes méditations, par ma parole, par la pratique de toute ma vie, découvrir et prêcher les relations de continuité qui font, du Cosmos où nous nous agitons, un milieu divinisé par l’Incarnation, divinisant par la Communion, divinisable par notre coopération. (p. 328-329)
Teilhard lance alors un appel à ses compagnons engagés dans la guerre auprès des soldats. Ce propos qui atteste une vision particulière du sacerdoce éclaire notre réflexion sur l’espérance, car il ouvre sur une vision du monde et corrélativement du salut par le Christ. Il est clair que l’attention ne se porte pas sur le point que relève le catéchisme : l’hostie présentée ensuite à l’adoration. Il y a une dynamique universelle. Certes, Teilhard développe la symbolique du pain et du vin devenus le corps et le sang du Christ ; mais il lui donne une dimension universelle – une universalité qu’il faut repenser à la lumière des sciences.
2. Une vision de la nature
2.1. Un jésuite bien sage
Le point de départ de la réflexion de Teilhard est un constat : dans les sciences de la nature rien ne s’explique hors du schéma présenté par la théorie de l’évolution. Depuis la formation de la Terre, la géologie et toutes les formes de la vie depuis les champignons jusqu’aux animaux supérieurs et à l’humanité, tout s’inscrit dans une perspective de transformation et d’enchaînements. Ce constat scientifique s’impose à tout esprit cultivé. Teilhard le présente dans une note écrite pour le Dictionnaire apologétique de la foi catholique, (t. II, 1915). Dans cette note, il relève que la théorie de l’évolution ne contredit pas la foi en la création. L’article reste dans le cadre de la théologie classique qui distingue deux ordres de causalité : cause première (Dieu) et causes secondes (l’action des créatures). Teilhard distingue nettement les ordres de causalité.
Par contre, en 1921, Teilhard publie dans la revue Études une étude où il va au-delà de la reprise du langage habituel. Il voit dans (l’évolution que l’on appelle alors transformisme) un phénomène global de croissance et d’émergence de formes nouvelles. C’est universel. Il situe l’action créatrice dans ce mouvement. Il note que Dieu « fait moins les choses qu’il ne
les fait se faire ». Teilhard fait partie des « transformistes chrétiens » qui ne sont alors qu’une minorité respecté. On tolère cette minorité – à condition qu’elle reste dans son strict domaine. Or Teilhard ne le fait pas. Pour lui, le Christ n’est pas séparé de la création et la création n’est pas séparée des processus de transformation de la nature. Pour Teilhard, la notion de transformisme convient à tous les êtres qui sont disposés selon une échelle des êtres – image classique qui va de la matière à l’esprit dans la tradition philosophique et qui va de la géologie à l’anthropologie ; la modernité change la manière de construire cette « échelle » en introduisant la notion d’évolution : un passage progressif et continu.
L’idée d’évolution est une idée dont la portée est universelle. Teilhard l’expose dans un article écrit pour la Revue des Questions Scientifiques. Un événement advient : la publication de cet article, qui a eu l’aval des responsables de la Revue, n’est pas autorisée par l’évêque de Malines et ce sur un point précis. Dans l’article, l’évolution se fait selon une continuité entre les étapes qui sont franchies. Pour le censeur, Teilhard ne marque pas nettement la différence entre la matière et la vie. La motivation des censeurs est que la morale perd son fondement, faute de souligner la différence entre matière et vie. Le censeur veut qu’on affirme une différence radicale entre la vie et la matière, faute de quoi il ne peut y avoir de morale ; il veut que l’on sépare nettement les êtres vivants (qui ont une âme) de la science qui ne saisit que la matière. Au contraire, pour Teilhard l’évolution est plus que le jeu de mécanismes ; c’est une vision d’ensemble ; elle concerne tout ce qui est : depuis les atomes, jusqu’à la conscience humaine.
Dans un autre article, Teilhard précise que l’évolution rapporte une histoire de la vie et qu’elle donne cohérence à tout le monde des vivants. Il précise que si l’évolution est un concept scientifique, celui-ci ne doit pas être réduit avec ce que disent les philosophies matérialistes. Il ajoute alors que, loin de contredire la foi traditionnelle, l’évolution conduit à une vision théologique meilleure que le fixisme traditionnel (exprimé par la lecture littérale de l’expression de la Genèse « chacun selon son espèce »). Pour lui, c’est une invitation à une théologie de la création renouvelée.
2. Une vision historique
Ce qui vaut des ennuis à Teilhard c’est qu’il présente la vision « transformiste » comme avérée, ne cessant d’être confirmée par les découvertes dont il est témoin et acteur. Pour lui (et pour tous ceux qui travaillent dans le domaine scientifique), cette vision s’impose – elle a une portée universelle. Cela a une conséquence sur la manière de placer l’humanité dans le monde de l’évolution. On reproche à Teilhard de ne pas marquer assez nettement la différence entre le monde humain et le monde animal. Pourtant cette vision ne cesse d’être validée par les découvertes paléontologiques. C’est incontestablement avéré.
C’est cette inscription de l’évolution à l’humanité qui rend Teilhard suspect aux théologiens conservateurs, dont Garrigou-Lagrange est la figure emblématique. C’est cette perspective historique globale qui est présente dans la pensée de Teilhard, tant au plan scientifique que théologique. La création n’est pas limitée au récit d’une «semaine inaugurale » ; elle englobe la totalité du cours de l’histoire de l’univers. L’acte créateur ne
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consiste pas à poser dans l’être des entités qui resteront dans le cadre d’une nature figée. Il y a des transformations. Désormais tout doit se comprendre selon ce devenir. Cela suppose une attention au temps et donc un regard sur ce qui vient.
2.3. Une vision élargie
Dans le cadre d’une vision où tout est mouvement – la géologie étant la formation du
socle continental – Teilhard cherche à donner une vision d’ensemble. Il y voit un grand
mouvement de transformation où, d’un état minéral, on est conduit à la présence de la pensée
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avec l’humanité . Teilhard en expose les grands thèmes dans des congrès internationaux aux
Etats Unis en 1937 – ce qui place sa vision à la Une des questions disputées. Les autorités ecclésiastiques sont alors alertées de cette vision qui non seulement considère l’évolution comme un fait incontestable pour l’humanité, mais aussi comme un phénomène universel.
Teilhard travaille à la rédaction de son propos qu’il appelle d’abord « l’homme ». Une rédaction d’ensemble est faite en 1940. Il soumet son travail à son Ordre pour recevoir la permission de l’éditer. Les critiques viennent de plusieurs fronts: les scientifiques rationalistes y voient un retour à la philosophie spiritualiste ; corrélativement les autorités religieuses y voient du matérialisme – faute de marquer une différence radicale entre l’humanité et le monde non-humain et aussi de ne pas correspondre au texte biblique. C’est face à ces critiques et aux retouches apportées que répond le nouveau titre « le phénomène humain ». Phénomène, car il s’agit d’un savoir qui n’est ni « métaphysique » ni « spiritualiste » ; c’est une étude rationnelle qui se veut objective, car attentive aux faits. Le titre « phénomène humain » dit à la fois la prise en compte de tout ce qui se donne à l’observation et à la réflexion humaine et l’exigence de rationalité qui s’enracine dans le concret. Teilhard ne parle pas de la nature humaine intemporelle, ni de l’essence éternelle, mais de ce qui se donne à voir et à penser.
3. L’espérance en œuvre
Le Phénomène humain est un livre difficile. Ce n’est pas un texte scientifique comme beaucoup qui rapportent des faits en les classant selon les âges. Ce n’est pas non plus une thèse de philosophie sur l’évolution et sur la vie. Ce n’est pas non plus un traité de théologie sur la création de l’humanité… C’est une synthèse qui entend rendre raison de la situation de notre planète… J’en fais ici une rapide présentation pour mettre en valeur la perspective de l’espérance – ce n’est pas une analyse exhaustive de ce livre à la grande richesse, mais souvent difficile car le style n’est pas celui de l’exposé « objectif » du philosophe ou du théologien critique : c’est la transmission d’un message dont le but est de donner du sens à tout ce qui advient par les voies convergentes de l’expérience humaine et de son
16 Le Phénomène humain a été écrit par Teilhard pendant son séjour en Chine. A ce moment-là, son travail scientifique est considérable. En géologue-paléontologue, Teilhard parcourt le vaste territoire chinois – son statut lui donne le soutien des autorités car il travaille dans une équipe chinoise, où, de fait, il joue un rôle majeur dans l’interprétation des observations. Son travail scientifique donne une explicitation de l’ensemble de la structure géologique du centre de l’Asie. Il est pour cela obligé d’aller en Inde et dans la péninsule indochinoise pour donner une vision de la formation du continent. L’attention portée aux découvertes liées à la paléontologie n’est qu’une partie de son travail, mais c’est le plus important pour sa réflexion théologique.
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développement dans les sciences de la nature et de la vie, la philosophie, la religion… Au- delà de l’humanisme, une mystique de la création. Je relève trois points qui structurent sa pensée de l’espérance – dans un langage plus riche que celui du catéchisme.
3.1. L’énergie
Le premier des trois éléments qui fondent une théologie de l’espérance est le terme
« énergie ». Ce terme a chez Teilhard un sens plénier. Plénier, en ce sens qu’il ne s’enferme
pas dans ce que mesurent les instruments (conceptuels ou expérimentaux) du physicien ou du
chimiste. Ce que Teilhard appelle « énergie » ne se réduit pas au sens du terme chez les
philosophes grecs, les ingénieurs, ni les économistes. La notion qui fait partie de la physique
ouvre sur une explication non matérialiste. Cette option fait que le livre suit un chemin qui
n’est pas celui des traités de mécanique, ni celui des économistes. L’énergie c’est ce qui est au
cœur des phénomènes analysés par les physiciens et pensés comme des forces dont on peut
donner une représentation mathématique. Pour Teilhard, l’énergie est une puissance de
transformation, plus exactement une capacité d’action. Cette capacité d’action est la source
17 destransformations .
Pour Teilhard, la matière est autre chose que ce que disent les manuels de physique- chimie, où des « objets matériels » agissent et interagissent selon leurs aptitudes – décrites en termes de masse et de force. Le terme « énergie » est plus riche ; il désigne une capacité d’action, car la matière n’est pas une juxtaposition d’atomes, mais un pouvoir faire. Or ce pouvoir faire n’est pas une limite infranchissable comme un enfermement ce qui advient pour les objets qui sont pris dans leur forme. Parler d’énergie, c’est reconnaître une valeur quand l’énergie se dépense pour se réinvestir dans une réalisation meilleure et plus riche.
Si, selon le bon sens, « on a rien sans rien », ce qui est engagé dans l’action n’est pas perdu quand ce qui est réalisé est meilleur que ce qui était avant. C’est ce qui se fait voir dans l’évolution des vivants : des formes de vie aux faibles capacités émergent des formes plus complexes. Cette notion d’énergie a pour conséquence que tout ce qui advient est dans un
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devenir vers une meilleure réalisation de ce qui est donné comme un possible . La notion
d’énergie permet à Teilhard de faire le lien entre tous les niveaux de l’être qui sont habituellement séparés : la physique, la chimie, la biologie, l’anthropologie, la philosophie, la théologie….
Cette présentation graduée n’est pas originale; elle est très traditionnelle dans l’histoire de la pensée depuis les Grecs. En ce sens, Teilhard renouvelle une tradition qui le précède et qui a ses lettres de noblesse en théologie. Le thème de « la grande échelle des êtres », matricielle dans le néoplatonisme qui part de la matière, accède à la vie, atteint l’esprit
17 « Sous ce mot [énergie] la Physique a introduit l’expression précise d’une capacité d’action, ou plus exactement d’inter-action. L’énergie est la mesure de ce qui passe d’un atome à l’autre au cours de leurs transformations. Pouvoir de liaison, donc ; mais aussi, parce que l’atome paraît s’enrichir ou s’épuiser au cours de l’échange, valeur de constitution » (p. 36)
18 « Retenons les constatations et les mesures indiscutables de la Physique. Mais évitons de nous attacher à la perspective d’équilibre final que celles-ci paraissent suggérer. Une observation plus complète des mouvements du Monde nous obligera peu à peu à la retourner, c’est-à-dire à découvrir que, si les choses tiennent et se tiennent, ne n’est qu’à force de complexité, par en haut » (p. 37).
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et s’accomplit dans le divin. Teilhard insiste sur la continuité entre les «niveaux ontologiques » des êtres sur l’échelle. Mais il fait davantage. Il entend répondre aux questions que se posaient les Anciens qui reconnaissaient des continuités mais ne pouvaient les expliquer. Teilhard répond à ces questions ! C’est l’originalité de sa pensée ; elle repose sur deux lois ou principes : la loi de complexité conscience d’une part, et, d’autre part, l’amour par attraction. .
3.2. La loi de complexité-conscience
Un autre élément essentiel à la pensée de Teilhard est ce qu’il appelle la « loi de complexité-conscience ». Il ne s’agit pas ici d’une loi au sens de l’expression mathématique des relations entre entités physiques ou chimiques, mais de la raison fondamentale qui permet
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de comprendre le mouvement des êtres vers une réalisation optimale . La complexité se
manifeste dans l’action faite par celui qui agit. La richesse de ce qui est fait (ou produit) est le fruit d’une capacité d’autant plus grande qu’elle repose sur une richesse intérieure. Cette richesse est dans la coexistence de plusieurs éléments qui interagissent. Plus que la quantité, l’organisation prime. Cette organisation est appelée par Teilhard « complexité ». Ainsi dans une présentation de la cosmologie, Teilhard note « Historiquement l’étoffe de l’Univers va se concentrant en formes toujours plus organisées de Matière » (p. 45).
Faire le lien entre « complexité » et « conscience » permet à Teilhard d’unifier les connaissances dans le développement du grand arbre de la nature. Le passage entre les « niveaux » sur le « grand arbre de la vie » n’est pas un saut, mais une manière d’assumer une situation, de la réorganiser et de lui faire donner le meilleur. Tous les éléments sont là, mais ils ne sont pas pris dans un acte qui leur donne de remplir leur fonction de manière à enrichir l’unité dont ils font partie. Ainsi les éléments d’une cellule pour que ce soit une unité autonome… ainsi les cellules dans un organe pour qu’il remplisse sa fonction… etc. Il faut un franchir un seuil qui assumera le potentiel présent en lui permettant de faire du neuf. La croissance de la complexité franchit un seuil et il n’est pas besoin de faire appel à des interventions extérieures. C’est de l’intime qu’un être réalise le meilleur en se « surpassant ». C’est ce dynamisme que l’on peut appeler « amour » : c’est une réponse à un appel du meilleur.
Cette analyse, qui vaut pour les formes élémentaires de la vie, s’accomplit lorsqu’il s’agit de la pensée. La pensée n’est pas une activité organique au sens biologique du terme ; mais elle est vécue par un être humain « en son corps et en son âme ». La loi de complexité- conscience permet de voir un lien. La reconnaissance de l’unité entre ce qui est matériel et spirituel est le point de clivage des débats entre philosophie et science. La pensée dominante dans le monde scientifique est la position dualiste qui place d’un côté ce qui est matière et de l’autre ce qui est esprit. Ce clivage caractérise la modernité en Europe depuis le XVIIe siècle. Le travail de Teilhard est de surmonter ce clivage. Ce qu’il appelle « loi de complexité-
19 Ainsi dans une présentation de la cosmologie, Teilhard note « Historiquement l’étoffe de l’Univers va se concentrant en formes toujours plus organisées de Matière » (p. 45). A l’heure où la cosmologie était encore indécise sur la structure de l’univers, cette phrase mérite attention, car elle a été confirmée par ce que nous avons appris depuis lors ! Pour Teilhard c’est un premier pas qui le conduit à présenter ce que l’on appelle « la loi de complexité conscience ».
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conscience » est le levier qui permet de lever les dalles qui enferment l’esprit dans des catégories où la réflexion s’est enfermée. C’est là ouvrir une voie à la reconnaissance de la dignité humaine : l’humanité n’est pas enclose dans le monde biologique ; elle est si pleinement construite qu’elle est ouverte sur ce qui ne relève plus de la biologie : la pensée. Teilhard introduit alors la notion de « personne ». Le terme, entendu au sens fort, dit la transcendance par rapport aux autres vivants, sans que rien ne soit écarté de ce qui relève de la biologie ou de la sociologie. C’est une ouverture pour un désir qui transcende les conditions de la vie. Ainsi, la notion d’espérance se trouve honorée : l’être humain regarde l’avenir et désire collaborer lucidement à son accomplissement. La pensée est elle-même prise dans un mouvement d’ensemble, que Teilhard appelle « Noosphère ». La prise en compte de la Noosphère invite à voir l’aspiration qui la fonde et l’unifie. Comment rendre raison de cette montée ?
3.3. L’amour par attraction
Teilhard note que cette montée est le fruit de ce qui est dans l’intime des êtres et qui prend forme éminente chez le vivant et parmi les vivants chez les humains. Cette « montée » vers plus de complexité et de conscience est le fruit d’un désir d’être et de grandir, d’améliorer ses aptitudes et d’aller toujours plus avant dans la réalisation de son désir. La réponse à la question est la reconnaissance que cette montée (de complexité et de conscience) est le fruit d’une attraction. La notion a un sens en physique ; elle a un sens dans le monde des vivants ; elle a un sens en humanité. Les êtres sont habités par le désir d’être vraiment ce qu’ils sont. Ce désir universel n’est pas anarchique ; il est unifié par la présence attractive ou attirante d’un acteur dont la présence permet de comprendre non seulement le fait de la croissance de la « complexité-conscience », mais son ampleur et son universalité. Ce dynamisme est l’amour. Ainsi le chemin de la compréhension des choses n’est pas de revenir à l’élémentaire ; si nécessaire que soit cette démarche (comprendre la cellule par les molécules, le social par l’individuel, les mathématiques par le calcul…) il faut considérer un principe d’unité, celui qui préside à l’émergence. Teilhard considère qu’il faut suivre cette voie, non seulement pour une situation particulière, mais pour la totalité de ce qui existe. Il faut donc nommer une source de ce mouvement d’accomplissement. Teilhard le nomme, « Oméga ». Le passage étant fait, Oméga est reconnu pour être ce qu’il est : le principe qui répond au désir d’être et assure le dépassement.
La montée selon le processus de complexité conscience répond à un désir de grandir et
de se fortifier, de réaliser pleinement ses possibilités. Ainsi l’arbre de la vie est couronné par
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l’Esprit qui s’épanouit dans la Noosphère . Cet Esprit agit par attraction ou désir. Oméga agit
par sa présence qui est source de l’amour qui fait tendre tout être à son accomplissement. Cette fonction d’attraction est corrélative de l’accomplissement des potentialités de ce qui existe. Ainsi l’amour de la musique invite l’élève à s’appliquer à ses exercices… Cette situation est universelle : tout être est appliqué à devenir le meilleur pour répondre au désir qui le fait grandir. Cela vaut pour tous les éléments du monde : ils sont attirés par le Point Oméga qui étant leur fin est leur source.
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20 Noosphère parce que les éléments sont en interaction comme les éléments contenus dans un même espace.
Chez Teilhard, la notion d’Oméga reste dans le cadre d’une vision générale du monde. La temporalité est assumée dans la réalisation du meilleur. Elle correspond à un accomplissement ; sa réalisation atteste la réalité de son principe et la nature de son principe légitime le mode de la montée par complexité-conscience.
Conclusion
Dans Le Phénomène humain, Teilhard fait œuvre de philosophie fondée sur les sciences. Il ne parle pas au nom d’une révélation ou d’une tradition théologique. Il s’exprime dans un langage qui n’emprunte pas le langage des théologiens. Il ne parle pas de création, de providence ou d’action divine. Il reste dans l’ordre d’une phénoménologie. En respectant cette réserve et en accueillant sa prise de distance par rapport au langage traditionnel des théologiens, Teilhard met en œuvre une conviction liée à sa foi. Elle repose sur un texte de l’évangile de Jean, au chapitre 12.
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Evangile selon saint Jean, chap. 12 : « 23 Jésus répond à ses disciples : « Voici venue l’heure où doit être glorifié le Fils de l’homme. 24 En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. […] 27 Maintenant mon âme est troublée. Et que dire ? Père, sauve-moi de cette heure ! Mais c’est pour cela que je suis venu à cette heure. 28 Père, glorifie ton nom ! » Du ciel vint alors une voix : « Je l’ai glorifié et de nouveau je le glorifierai. »
29 La foule qui se tenait là et qui avait entendu, disait qu’il y avait eu un coup de tonnerre ;
d’autres disaient : « Un ange lui a parlé. » 30 Jésus reprit : » Ce n’est pas pour moi qu’il y a eu
cette voix, mais pour vous. 31 C’est maintenant le jugement de ce monde ; maintenant le Prince de ce monde va être jeté dehors ; 32 et moi, une fois élevé de terre, j’attirerai tout à moi. « »
Dans sa dernière manifestation au peuple, à Jérusalem, Jésus est bouleversé. Il annonce sa mort et la présente comme un passage pour la plénitude de gloire. La traduction habituelle est trop réductrice. Au verset 32, on le lit le terme grec « pantas » qui signifie « tous ». La traduction « tous les hommes » est une interprétation fort légitime, mais elle laisse dans l’ombre la perspective d’une nouvelle création. Teilhard lisait et méditait le Nouveau Testament en latin et il lisait « omnia » qui signifie « tout » se rapportant alors à une nouvelle création (théologie développée dans l’Apocalypse). La lecture de Teilhard est la meilleure. Dans Le Phénomène humain, Teilhard ne fait ni de la catéchèse, ni de l’apologétique. Il clarifie le chemin de sa pensée avec le souci de l’universel. Ce qui ressort de cette « philosophie naturelle » est l’importance du désir de réalisation optimale de l’aspiration de tout être. Il explicite dans cette voie les exigences qui donnent toute sa valeur au mot « espérance ». La démarche de Teilhard permet de voir comment l’espérance est inscrite dans l’univers où tout aspire à la réalisation optimale de ses possibilités en même temps que d’en affirmer la transcendance.
Dominicaines des Tourelles Saint Matthieu de Tréviers, 6,7 et 8 avril 2023 Jean-Michel Maldamé
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Triduum pascal 2023
Vivre l’espérance
Le propos sur l’espérance a été dominant dans la théologie du XXe siècle. Il prend aujourd’hui une dimension plus modeste. Il faut donc une certaine audace pour proposer de prendre ce terme pour sujet de notre méditation qui introduit à la célébration du Mystère pascal. Et pourtant… Quoi de plus nécessaire qu’une réflexion sur l’espérance quand s’effacent les utopies fondées sur la notion de Progrès ? Quoi de plus nécessaire en ce temps où la situation du monde est porteuse de craintes. Il y a la guerre. Elle est aux portes de notre vieille Europe. Mais elle est potentiellement présente dans notre territoire comme l’atteste l’implantation des armes atomiques dites « tactiques », celles dont on use dans une guerre de terrain à conquérir. Elle est partout ou presque en Afrique où les islamistes avancent au-delà du Sahel et détruisent tout ce qui n’entre pas dans leur religion fanatique. Elle est au Moyen Orient dans les pays de grande culture où sont nés les grands mythes dont nous sommes les héritiers. Elle est aussi dans la domination et les dictatures et cela souvent avec une dimension religieuse comme aux Indes et jusqu’aux Philippines. Elle est dans nos tensions sociales et sociétales avec l’immigration… Bref, notre foi se heurte au réel et nous en souffrons dans la lucidité et la conscience de notre faiblesse pour y faire face. Parler de l’espérance c’est se tenir dans la vive conscience de notre fragilité face à la puissance du mal à l’œuvre – quand ce n’est pas le mal actif, c’est l’inertie et la pesanteur face à nos forces dérisoires. C’est dans ce contraste que notre réflexion sur l’espérance doit s’inscrire.
La première étape sera un enracinement dans la source du monothéisme avec la figure fondatrice d’Abraham. La deuxième étape sera une considération de la théologie moderne (i.e. XXe siècle) dans le souci de la responsabilité sociale et collective. La troisième sera une considération de l’espérance comme la manière d’avancer sur le chemin de la nouvelle création.
Une remarque préliminaire s’impose. La Bible emploie les deux termes « foi » et « espérance » ou « croire » et « espérer ». Surprise : les mots espérer ou espérance ne soient pas présents dans les évangiles ! Par contre, ils sont présents chez saint Paul – qui a le souci d’énoncer plus largement les exigences de la vie chrétienne puisqu’il s’adresse à des Grecs – donc à des personnes qui n’ont pas. Cela signifie que le verbe « croire » exprime plus que ce l’on pense aujourd’hui. Ce vocabulaire est lié au catéchisme traditionnel qui mentionne trois « vertus » qui se rapportent à Dieu : la foi, l’espérance et la charité. Aujourd’hui le terme de « foi » renvoie à ce qui relève de la connaissance (croyance ou science) de ce qui est donné à voir et à comprendre ; le terme « espérance » renvoie à ce qui n’est pas présent ou actuel ; tandis que le terme charité renvoie à l’amour et à l’action. Cette division est le fruit d’une élaboration théologique ultérieure à la rédaction des textes qui constituent le Nouveau Testament. Une des conséquences est que le propos sur l’espérance ne s’appuie pas seulement sur les textes où figure le mot ou le verbe espérer… Il faut tenir compte de cette souplesse
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dans l’usage du terme en respectant ce qui relève de l’emploi actuel du mot « espérer » qui est un regard vers le futur. Le mot français vient du verbe latin : sperare qui signifie « considérer quelque chose comme devant se réaliser ». Le mot « spes » signifie « attente d’un événement heureux ». En français il garde ce sens : « attendre » ou « s’attendre à » ; il signifie aussi « avoir confiance en ». Comme dans l’expression méridionale où on se réjouit en disant « j’espère !» face à une attente.
Le mot « espérance » désigne le sentiment qui fait voir comme réalisable ce que l’on désire ». Le mot est entré en théologie pour désigner une des trois « vertus théologales » et l’expression « acte d’espérance » pour désigner une prière jadis apprise au catéchisme. Le mot désigne aussi ce qui est l’objet de l’espérance dans le cours de la vie« avoir des espérances » c’est attendre un enfant ou encore un versement d’argent par héritage. Le mot est entré en mathématique comme terme de statistique « espérance mathématique » ou en sociologie dans l’expression « espérance de vie ». Le mot « espoir » désigne le sentiment qui accompagne l’espérance où l’occasion qui porte à espérer.
Le langage commun trace une route qu’il faut suivre dans la perspective de la célébration du mystère pascal. Nous célébrons donc la mort et la résurrection de Jésus et donc la réalisation du salut qui est pour nous « objet d’espérance ».
La foi ne saisit pas un objet de manière totale, puisqu’il est plus grand que ce qui est pensé, désiré ou imaginé. Mais cet « objet » est un appel à vivre une relation créatrice. L’espérance est un aspect de cette démarche.
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1. L’alliance et l’élection : Abraham Le temps de la promesse
Pourquoi parler d’Abraham ? Parce qu’il nous ressemble. Il n’est ni roi, ni prophète, ni mage ; c’est un homme dont on peut dire qu’il est « comme tout le monde », en ce sens que son destin est celui d’un homme face à des problèmes universels : la résidence et la descendance. Il nous est fraternel, en ce sens qu’il est comme tous ceux qui cherchent un lieu de vivre et vivent dans la précarité. Il représente aussi ceux qui considère que leur vie est vaine, car l’absence d’un enfant ne se compense pas bien – fut-ce par le service d’une « mère- porteuse » (en l’occurrence l’esclave au service de sa femme !). Il est pour cette raison une figure universelle qui n’est pas dans les palais, mais dans la précarité, voire la misère où l’on est contraint à la survie. Prendre comme figure liminaire Abraham c’est ne pas délaisser le réel et le prendre dans tous ses aspects : la beauté, mais aussi la faute et la cruauté. Ce n’est pas sans rapport avec l’espérance, car l’espérance est vécue par une personne qui lutte contre le mal. Elle ne consent pas à la présence du mal. Elle le combat sans s’en faire complice. Elle engage le combat, même s’elle sait ne pas être sûre de l’emporter. Cette attitude est fondée sur une lecture des évangiles et des figures de la tradition catholique de son enfance. Notre réflexion doit être plus soucieuse des sources et de l’origine de cette espérance. Pour cela nous devons ouvrir les Écritures en commençant par le commencement. Nous commencerons donc en ouvrant le livre de la Genèse. Le récit inaugural rapporte la création de l’humanité et lui donne un projet : être à l’image et à la ressemblance de Dieu. On entend la phrase dans un sens dynamique : l’image est donnée et la ressemblance est à construire ; c’est une tâche qui demande du temps et de l’application. Il y a un mouvement. Tout n’est pas donné d’avance. Il faut faire le chemin par soi-même avec le désir d’accomplir le projet de vie.
1. Abraham et Sara
La figure d’Abraham telle qu’elle est exposée dans la Genèse est plus qu’exemplaire, elle est fondatrice. Dans les commentaires, on parle équivalemment de la foi ou de l’espérance. Les deux termes ne sont pas strictement distingués. Ils sont rassemblés dans un même dynamisme. Nous considèrerons ce qui est lié à l’espérance : le souci de l’avenir et pour cela,
1 nous devons considérer les personnes d’Abraham et de Sara .
1.1. Prendre la route : une rupture fondatrice
Le premier acte proposé est celui où Dieu demande à celui qui s’appelle encore Abram de prendre la route pour un pays qui n’est pas le sien. Nous lisons2 :
1 Nous reprenons les analyses de Marie BALMARY, Le Sacrifice interdit. Freud et la Bible, Paris, Grasset, 1986. 2 Le texte de la Bible est celui de la traduction de la Bible de Jérusalem.
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Cet appel fait d’Abraham un « apatride » ; il ne sera jamais possesseur d’un royaume. L’explication du fait qu’il est « semi-nomade » reste générale. Elle ne prend pas en compte ce qu’Abraham a vécu. La figure de l’errance d’Abraham est une figure de l’espérance. L’espérance est désir. Elle n’est pas possession d’un bien, mais quête de ce qui doit être donné – parce que promis par Dieu. On peut lire cette aventure comme une libération de l’idolâtrie qui est perversion. S’il s’agit d’une libération, cela n’efface pas ce qu’implique ce geste : un arrachement. Il faut en effet aller plus loin, vers quelque chose qui est toujours caché sous le voile de l’incertain. On parle alors d’espérance – ici définie comme énergie pour avancer dans l’inconnu spatial et l’incertain temporel.
Cette situation est explicitée par la manière de désigner ce que la Tradition appelle « la Terre promise ». Celle-ci n’est pas nommée par un nom géographique ; mais toujours avec la marque de l’inconnu : « Le pays que je te montrerai ». L’initiative est dans l’action de Dieu et dans sa liberté ; le pays n’a pas de nom. Aujourd’hui, pour nos atlas géographiques3 il y a un nom, mais pour Abraham, seule existe l’initiative de Dieu. C’est Dieu qui lui montrera le pays qui n’existe dans sa pensée ou vision des actes posés que comme promis.
Il y a aussi un rapport entre « je » et « tu » (« je te montrerai ») : Abraham n’est pas un explorateur ; il n’est pas un conquérant ; il ne sera pas un roi qui gèrera des provinces conquises. Il est en relation avec son Dieu.
De fait, nous savons qu’Abraham ne deviendra pas vraiment un habitant de ce que l’on appelle dans le catéchisme « la terre promise », car il a toujours été un errant dans cette région. Plus ! Il y sera humilié. La plus humiliante est d’avoir survécu en Egypte et en Canaan grâce la prostitution de sa femme qu’il présente comme sa sœur – le demi-mensonge est une condition de survie – comme on le voit avec l’immigration aujourd’hui où l’immédiat avenir des femmes qui arrivent en pays riche est souvent la prostitution. Abraham n’aura pas de propriété, sinon celle qu’il achète pour sa sépulture à Hébron. Cet « enracinement » ultime montre par contraste que l’essentiel de la vie d’Abraham transcende les considérations sociologiques sur le semi-nomadisme que développent les historiens. S’il est juste de dire avec les sociologues et les géographes que le temps des patriarches est celui d’un nomadisme devenant semi-nomadisme selon les conditions de vie du temps, cela ne suffit pas. Il y a plus profondément une quête d’identité inscrite dans un projet où Dieu est impliqué ! Ainsi, au lecteur de la Bible, est donnée en Abraham et Sara une figure qui a valeur exemplaire pour vivre le présent dans un regard tourné vers l’avenir. C’est ce que saint Paul appelle
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Chapitre 12 : « 1 Yahvé dit à Abram : Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, pour le pays que je t’indiquerai. 2 Je ferai de toi un grand peuple, je te bénirai, je magnifierai ton nom ; sois une bénédiction ! 3 Je bénirai ceux qui te béniront, je réprouverai ceux qui te maudiront. Par toi se béniront tous les clans de la terre. 4 Abram partit, comme lui avait dit Yahvé, et Lot partit avec lui. Abram avait soixante-quinze ans lorsqu’il quitta Harân. 5 Abram prit sa femme Saraï, son neveu Lot, tout l’avoir qu’ils avaient amassé et le personnel qu’ils avaient acquis à Harân ; ils se mirent en route pour le pays de Canaan et ils y arrivèrent. »
3 Et aussi pour les sionistes et fondamentalistes…
l’espérance : « Notre salut est objet d’espérance ; et voir ce qu’on espère, ce n’est plus l’espérer : ce qu’on voit comment pourrait-on l’espérer encore ? » (Rm 8,25)
Le fait de ne pas avoir de terre en possession stable est vécu comme une ouverture vers quelque chose de meilleur dont le statut est d’être « chose promise ». Ce point est essentiel pour situer l’espérance par rapport à d’autres religions : la démarche de la foi n’est pas prise dans la vision cyclique des religions (selon le retour des saisons, des années et des âges) mais dans une ligne tendue vers un avant.
S’il y a l’espace (la terre, le bétail et les conditions de vie…), il y a plus intime : la descendance. En effet, la victoire sur la mort est liée à la descendance. Mais là encore, l’immédiateté n’est pas suffisante. Le désir n’est pas rassasié. Il demande une transformation dans la relation entre l’homme et la femme non seulement au plan de la structure sociale que de l’investissement personnel.
1.2. Une descendance
Le rapport d’Abraham et Sara à leur descendance est celui de tous les vivants. Elle est vécue par Abraham et Sara sous le signe du désir, mais aussi l’attente qui se fait souffrance. Elle est vécue par le couple qui comble la frustration par la mainmise sur autrui : le statut de la servante pour Sara et les domestiques sans le statut d’épouse. Ce qui mène à la guerre. En effet, dans la suite du récit biblique une part importante des ennemis d’Israël sera constituée des peuples fruits de cette parenté de second rang – celle qui n’est pas advenue selon les exigences de la promesse.
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Chapitre 15 : 1 Après ces événements, la parole de Yahvé fut adressée à Abram, dans une vision : Ne crains pas, Abram ! Je suis ton bouclier, ta récompense sera très grande. 2 Abram répondit : Mon Seigneur Yahvé, que me donnerais-tu ? Je m’en vais sans enfant… 3 Abram dit : Voici que tu ne m’as pas donné de descendance et qu’un des gens de ma maison héritera de moi. 4 Alors cette parole de Yahvé lui fut adressée : Celui-là ne sera pas ton héritier, mais bien quelqu’un issu de ton sang. 5 Il le conduisit dehors et dit : Lève les yeux au ciel et dénombre les étoiles si tu peux les dénombrer et il lui dit : Telle sera ta postérité. 6 Abram crut en Yahvé, qui le lui compta comme justice.
L’exigence de fécondité dans le cadre de l’alliance ne relève pas seulement de la confiance en Dieu, ni de l’exercice de la toute-puissance : elle demande une transformation de la vie personnelle. Cela est signifié dans le récit de la Genèse par le changement de nom. Il ne s’agit pas des papiers pour passer à la douane quand la frontière est fermée, mais d’un renouvellement intérieur. Le changement est pluriel.
Dans le récit, ce changement a plusieurs dimensions. D’abord, la circoncision – un rite qui relève d’une symbolique fort complexe, on y voit une affirmation symbolique de la virilité. Mais cette modification n’est rien si elle n’est pas accompagnée d’un changement personnel. Il est signifié par le changement des noms ce qui touche au profond de l’identité.
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CHAPITRE 17 :1 Lorsqu’Abram eut atteint quatre-vingt-dix-neuf ans, Yahvé lui apparut et lui dit : Je suis El Shaddaï, marche en ma présence et sois parfait. 2 J’institue mon alliance entre moi et toi, et je t’accroîtrai extrêmement.3 Et Abram tomba la face contre terre. Dieu lui parla ainsi :4 Moi, voici mon alliance avec toi : tu deviendras père d’une multitude de nations. 5 Et l’on ne t’appellera plus Abram, mais ton nom sera Abraham, car je te fais père d’une multitude de nations.6 Je te rendrai extrêmement fécond, de toi je ferai des nations, et des rois sortiront de toi. 7 J’établirai mon alliance entre moi et toi, et ta race après toi, de génération en génération, une alliance perpétuelle, pour être ton Dieu et celui de ta race après toi.
Abram signifie « père élevé », Abraham signifie « père d’une multitude ». Le passage de « père élevé » à « père d’une multitude » n’est pas sans exprimer un renversement dans le désir et le projet de vie. La première nomination désigne un homme supérieur aux autres ; il est au-dessus ; il vient d’ailleurs ; il ne partage pas la condition humaine commune aux « terriens » (Adam). Il devient « père d’une multitude » c’est-à-dire qu’il est ouvert sur le passage des générations et qu’il vit dans la logique d’une descendance, et plus, car il s’agit d’un lignage. Il n’est pas un être « au-dessus » ou mis « à part » ; il est dans la paternité, ouverte sur le passage des générations. Abraham est le premier à inscrire son nom dans la généalogie qui sera celle du Messie.
Le changement de nom vaut pour Abraham. Il a aussi lieu pour Sara. Nous lisons : 15 Dieu dit à Abraham : Ta femme Saraï, tu ne l’appelleras plus Saraï, mais son nom est Sara. 16 Je la bénirai et même je te donnerai d’elle un fils ; je la bénirai, elle deviendra des nations, et des rois de peuples viendront d’elle. Quel est le changement ? Le « ï » est le signe d’une appartenance : « saraï » se traduit en français par « ma princesse ». La suppression du possessif (ï) fait que « sara » se traduit par « princesse » ou « la princesse ». Le changement de nom, signifie un changement dans la relation à la vie : Sara n’est pas possédée par un homme (fut-ce un homme éminent, « très élevé ») ; elle est une femme qui a une vie à vivre pour elle-même dans une relation de réciprocité avec un homme.
Tant pour Abraham que pour Sarah, le changement de nom est d’une certaine manière plus radical que le changement de lieu. En effet, le nom que l’on porte est le moyen par lequel un être humain entre en relation avec autrui. D’aborde le nom est reçu. Un humain reçoit un nom ; ce nom sert à être appelé. Cet appel demande à être reçu et intériorisé. Il est alors ce qui est entendu en soi, ce qui parle dans son être. Or cet appel fixe un destin. Pas seulement une détermination dans les registres de l’État-civil, mais ce qui demeure au cours d’une vie qui change et qui porte le sceau d’un destin. Le changement de nom est analogue à une guérison. C’est une libération par rapport à un destin de contrainte et d’aveuglement. Le changement de nom d’Abraham et de Sara est donc le point de départ pour une marche sur un chemin qui s’ouvre et qui conduit à la vie. C’est ce que l’on peut appeler ouverture sur une espérance.
1.3. Un don gratuit
La visite des trois hôtes d’Abraham à Mambré est bien connu grâce aux icônes – tout particulièrement l’icône de Roublev au Musée de Saint-Pétersbourg où certains voient une figure trinitaire. Cette lecture est due au fait qu’aux versets 2 et 3 où il y a un jeu mystérieux du singulier et du pluriel. Cela ne doit pas détourner du sens premier du texte qui est l’hospitalité et, par cette situation, une révélation de la manière dont Dieu agit dans l’histoire.
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CHAPITRE 18 1 Yahvé apparut à Abraham au Chêne de Mambré, tandis qu’il était assis à l’entrée de la tente, au plus chaud du jour. 2 Ayant levé les yeux, voilà qu’il vit trois hommes qui se tenaient debout près de lui ; dès qu’il les vit, il courut de l’entrée de la Tente à leur rencontre et se prosterna à terre. 3 Il dit : « Monseigneur, je t’en prie, si j’ai trouvé grâce à tes yeux, veuille ne pas passer près de ton serviteur sans t’arrêter. 4 Qu’on apporte un peu d’eau, vous vous laverez les pieds et vous vous étendrez sous l’arbre. 5 Que j’aille chercher un morceau de pain et vous vous réconforterez le cœur avant d’aller plus loin ; c’est bien pour cela que vous êtes passés près de votre serviteur ! » Ils répondirent : « Fais donc comme tu as dit ». 6 Abraham se hâta vers la tente auprès de Sara et dit : Prends vite trois boisseaux de farine, de fleur de farine, pétris et fais des galettes. 7 Puis Abraham courut au troupeau et prit un veau tendre et bon ; il le donna au serviteur qui se hâta de le préparer. 8 Il prit du caillé, du lait, le veau qu’il avait apprêté et plaça le tout devant eux ; il se tenait debout près d’eux, sous l’arbre, et ils mangèrent. 9 Ils lui demandèrent : « Où est Sara, ta femme ? » Il répondit : « Elle est dans la tente ». 10 L’hôte dit : « Je reviendrai vers toi l’an prochain ; alors, ta femme Sara aura un fils ». Sara écoutait, à l’entrée de la tente, qui se trouvait derrière lui. 11 Or Abraham et Sara étaient vieux, avancés en âge, et Sara avait cessé d’avoir ce qu’ont les femmes. 12 Donc, Sara rit en elle-même, se disant : Maintenant que je suis usée, je connaîtrais le plaisir ! Et mon mari qui est un vieillard ! 13 Mais Yahvé dit à Abraham : « Pourquoi Sara a-t-elle ri, se disant : Vraiment, vais-je encore enfanter, alors que je suis devenue vieille ? 14 Y a-t-il rien de trop merveilleux pour Yahvé ? À la même saison l’an prochain, je reviendrai chez toi et Sara aura un fils. » 15 Sara démentit : « Je n’ai pas ri, dit- elle, car elle avait peur, mais il répliqua : Si, tu as ri. »
Le rire de Sara a suscité bien des commentaires. Il y a tant de manière de rire. Rire pour se détendre ou, au contraire, pour briser le poids de la nécessité. C’est ce qui advient dans les plaisanteries que l’on appelle « humour » – par là une situation de contrariété est effacée par un trait d’humour. Le rire serait-il ici une manière de souligner l’impossibilité de ce qui est annoncé et donc un refus d’entendre une promesse ? Serait-il une manière de faire face à ce qui contrarie ? Sara considère que les visiteurs sont très gentils, mais bien naïfs ; ce sont des hommes qui ignorent ce que pensent et devinent les femmes qui écoutent derrière la tente ce que disent les hôtes au service de qui elles se trouvent. Mais aussi, ce peut être aussi une manifestation de victoire sur le destin. C’est ce que Sara a longtemps espéré et qu’elle savait devenu impossible. Si elle entend quelque chose comme une action qui ne peut relever que de l’action de Dieu, c’est alors l’expression de l’espérance : on ne s’enferme pas dans le présent. Ainsi, le rire devient une manière de sortir de la perspective qui est habituellement appelée « destin » dans les religions : quelque chose où les humains sont enfermés.
Le rire de Sara est l’attestation que le dernier mot n’est pas la mort, mais la vie. Ainsi se réalise la promesse de Dieu. Cette interprétation est confirmée par le récit de la naissance d’ Isaac.
6 Et Sara dit : Dieu m’a donné de quoi rire, tous ceux qui l’apprendront me souriront. Nous lisons d’abord ce que dit Sara : « Dieu m’a donné de quoi rire ! ». C’est le rire de la victoire. Il contresigne un point d’accomplissement. Sara espère que ce qui suivra. Le reste sera la vie des mères d’un petit garçon appelé à un bel avenir eu égard à la valeur de son père. Cela ne doit pas faire oublier de considérer ce que dit Abraham, car il y a là encore un obstacle pour la raison que l’on peut appeler un mystère.
Le texte dit « au fils qui lui naquit » ; Abraham s’approprie l’enfant comme si l’enfant n’existait que pour lui. Il y a encore un pas à franchir.
2. Le Fils de la Promesse
Le chapitre 21 rapporte la naissance du fils de la promesse. Il semble que tout devait aller pour le mieux. Mais voilà qu’un récit brise ce qui nous semblerait normal – ce texte ne cesse de susciter commentaires et controverses. Il y a en effet dans ce texte quelque chose comme une rupture de l’histoire qui a fait d’Isaac une figure de la générosité de Dieu : donner un enfant à un homme et à sa femme malgré leur grand âge. Ce récit a reçu tant et tant de commentaires…
Il demande à être bien situé dans son contexte : l’interdiction des sacrifices humains. Ils étaient pratiqués en Israël, même à Jérusalem. Ainsi la faute du roi Achaz est-elle d’avoir offert un sacrifice que le prophète Isaïe juge impie et le rédacteur du Livre des Rois abominable : il a offert son fils en sacrifice pour que la ville assiégée soit libérée. Comme si le mal s’ajoutant au mal pouvait guérir du mal ! C’est dans ce contexte que le prophète Isaïe prononce l’oracle de l’Emmanuel : l’enfant promis est donné par Dieu sans médiation royale (Isaïe 7).
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CHAPITRE 21 1. Yahvé visita Sara comme il avait dit et il fit pour elle comme il avait promis. 2 Sara conçut et enfanta un fils à Abraham déjà vieux, au temps que Dieu avait marqué. 3 Au fils qui lui naquit, enfanté par Sara, Abraham donna le nom d’Isaac. 4 Abraham circoncit son fils Isaac, quand il eut huit jours, comme Dieu lui avait ordonné. 5 Abraham avait cent ans lorsque lui naquit son fils Isaac.
CHAPITRE 22 1 Après ces événements, il arriva que Dieu éprouva Abraham et lui dit : « Abraham ! Abraham ! » Il répondit : « Me voici ! » 2 Dieu dit : « Prends ton fils, ton unique, que tu chéris, Isaac, et va-t’en au pays de Moriyya, et là tu l’offriras en holocauste sur une montagne que je t’indiquerai ». 3 Abraham se leva tôt, sella son âne et prit avec lui deux de ses serviteurs et son fils Isaac. Il fendit le bois de l’holocauste et se mit en route pour l’endroit que Dieu lui avait dit. 4 Le troisième jour, Abraham, levant les yeux, vit l’endroit de loin. 5 Abraham dit à ses serviteurs : « Demeurez ici avec l’âne. Moi et l’enfant nous irons jusque là-bas, nous adorerons et nous reviendrons vers vous ». 6 Abraham prit le bois de l’holocauste et le chargea sur son fils Isaac, lui-même prit en mains le feu et le couteau et ils
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s’en allèrent tous deux ensemble. 7 Isaac s’adressa à son père Abraham et dit : « Mon père ! » Il répondit : « Oui, mon fils ! – Eh bien, reprit-il, voilà le feu et le bois, mais où est l’agneau pour l’holocauste ? » 8 Abraham répondit : « C’est Dieu qui pourvoira à l’agneau pour l’holocauste, mon fils », et ils s’en allèrent tous deux ensemble. 9 Quand ils furent arrivés à l’endroit que Dieu lui avait indiqué, Abraham y éleva l’autel et disposa le bois, puis il lia son fils Isaac et le mit sur l’autel, par-dessus le bois. 10 Abraham étendit la main et saisit le couteau pour immoler son fils. 11 Mais l’Ange de Yahvé l’appela du ciel et dit : « Abraham ! Abraham ! » Il répondit : « Me voici ! » 12 L’Ange dit : « N’étends pas la main contre l’enfant ! Ne lui fais aucun mal ! Je sais maintenant que tu crains Dieu : tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique ». 13 Abraham leva les yeux et vit un bélier, qui s’était pris par les cornes dans un buisson, et Abraham alla prendre le bélier et l’offrit en holocauste à la place de son fils. 14 À ce lieu, Abraham donna le nom de Yahvé pourvoit, en sorte qu’on dit aujourd’hui : Sur la montagne, Yahvé pourvoit.15 L’Ange de Yahvé appela une seconde fois Abraham du ciel 16 et dit : « Je jure par moi-même, parole de Yahvé : parce que tu as fait cela, que tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique, 17 je te comblerai de bénédictions, je rendrai ta postérité aussi nombreuse que les étoiles du ciel et que le sable qui est sur le bord de la mer, et ta postérité conquerra la porte de ses ennemis. 18 Par ta postérité se béniront toutes les nations de la terre, parce que tu m’as obéi. »
Ce récit de la Genèse ne cesse de susciter des commentaires souvent contradictoires, tant la notion de sacrifice humain nous semble horrible. Elle l’est ici d’autant plus que l’enfant choisi pour le sacrifice est le « fils de la promesse ». Il n’est pas possible ici de rendre compte de toutes les interprétations. Ce texte abolit l’usage des sacrifices humains. Il s’accorde à l’enseignement des prophètes qui relativisent la valeur des sacrifices en mettant au premier plan l’amour. « C’est l’amour que je veux et non les sacrifices » (Osée 6,6) – cette parole est reprise par Jésus. Si la condamnation est claire, l’interprétation de cette phrase reste délicate, tant la persistance du discours sacrificiel est forte dans le monde ecclésiastique. Pourtant il est clair que le texte change la portée de tout ce qui lié au sacrifice considéré comme un échange : je donne et je reçois : je donne une part de ma vie et je reçois en réponse un plus dans ma vie. Je donne mon fils, et j’aurai la paix et la prospérité sur la Terre promise.
Nous avons vu l’accueil de l’enfant par Abraham : « un fils lui naquit ». L’expression est centrée sur Abraham : l’enfant est « pour Abraham » – cette affirmation enlève la portée d’un don et d’une vie qui a un autre horizon que d’assurer à Abraham une descendance légitime selon la bénédiction qui est la possession d’une terre. Si Isaac est donné par Dieu ce n’est pas seulement pour cela. Il doit être lui-même, il faut une rupture avec cet enfermement dans le lignage paternel. Le récit du chapitre 22 répond à cette question : Abraham doit renoncer à être le « père tout-puissant ». De fait, dans la mise en perspective, Abraham est seul dans sa paternité. La mère de l’enfant n’est pas là. Elle n’existe plus : le garçon n’est plus un enfant ; il est déjà adolescent et il est entré dans le monde masculin, celui de la guerre, comme celui de toute compétition sociale ou économique et de la bataille dans le cœur où sont les désirs.
Un élément donne le mouvement : l’emploi du verbe « élever » ou « monter » ou « faire monter ». Dans la parole dite à Abraham, il n’y a pas le mot « sacrifier ». La traduction habituelle est trop lourde : elle cache la réalité. L’élévation dite en termes de mort est en réalité en termes de vie dans un mouvement d’accomplissement. C’est le mouvement vers l’avenir qui est l’essentiel : une vie qui est réponse à un appel de Dieu. Abraham le vit lui aussi en devenant père d’un enfant qui n’est pas sa propriété, sur qui il a droit de vie et de mort, mais en terme d’accomplissement d’une promesse.
2.1. Espérer : voir
Au plan de l’exégèse critique, on peut penser que le récit échappe à ce qui sera fait dans le livre des Chroniques (donc après la reconstruction du Temple après l’Exil). Il fallait justifier le choix de Jérusalem comme sanctuaire unique pour le peuple élu, dispersé. En effet, du point de vue géographique le nom de la montagne Moriyya n’est pas compatible avec Jérusalem. Le lieu reste inconnu – sans doute effacé par la réforme de Josias instaurant un sanctuaire unique. Mais en centrant le judaïsme sur Jérusalem, la réforme de Josias et la reconstruction de Jérusalem avaient besoin d’être justifiées. L’identification avec Jérusalem était un biais pour le réaliser. La reconnaissance du sanctuaire est justifiée par la présence d’ Abraham.
Le mouvement d’identification conduit cependant à des débats qui portent sur le sens de l’épisode. On le voit à partir d’un point présent à la fin du récit. La traduction du verset 14 est problématique. On peut traduire : « À ce lieu, Abraham donna le nom de Yahvé voit, en sorte qu’on dit aujourd’hui : Sur la montagne, Yahvé voit. » (v. 14). D’autres préfèrent traduire : « À ce lieu, Abraham donna le nom de Yahvé pourvoit, en sorte qu’on dit aujourd’hui : Sur la montagne, Yahvé pourvoit. » Cette traduction porte l’attention sur le fait qu’à l’initiative de Dieu, Isaac a été remplacé par un animal. Cela justifie les rituels et les sacrifices du temple de Jérusalem. Je préfère la traduction plus proche du sens premier du verbe « voir » et de lire « Yahvé voit » ou « Yahvé verra ». C’est l’origine du mot « providence » hélas galvaudé par un usage fataliste.
L’affirmation que Dieu voit est une banalité… Sauf si l’on considère que la notion de vision n’est pas une passivité du côté du croyant. Considérer que « il est vu » s’entend dans un sens purement passif réduit l’existence humaine à une existence banale. Par contre, la notion de vision peut s’entendre dans un sens majeur : être vu, ce n’est pas seulement être un objet dans un champ de vision, mais exister selon un projet de vie. « Être vu » est la source d’une bénédiction.
Le regard porté est un regard qui est source de vie. On le voit sur un lieu où jouent les enfants ; il y a des balançoires, des échelles, des toboggans, des balançoires… L’enfant joue ; il tente de faire ce qu’il voit faire par un plus grand. Il ose prendre le risque quand il sait qu’il est vu par ses parents. De même, le sportif par le supporter, ou l’artiste par qui l’écoute. Expérience aussi du prédicateur qui prêche bien quand il sent qu’il est écouté. Ainsi la notion de vision est une notion essentielle pour la vie chrétienne.
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Cela se retrouve dans la notion de providence (construite sur le fait que Dieu voit – en latin videre). Dieu voit et cela donne l’énergie pour avancer. Ce n’est pas un ajout à ce que l’on est, mais l’ouverture d’un espace où ce qui est latent, déjà-là mais en réserve, peut s’exprimer ; l’action fait grandir celui qui pose l’acte où se réalise son désir. L’expérience humaine du regard d’autrui dans la confiance permet de donner sens à l’expression « Dieu voit ».
Au plan de l’exégèse historico-critique, on peut penser que ce verset est un ajout qui a eu lieu lorsqu’il fallait justifier le choix de Jérusalem comme sanctuaire unique pour le peuple élu. En effet, le nom de la montagne Moriyya n’est pas compatible avec Jérusalem. Le lieu reste inconnu – sans doute effacé par la réforme de Josias voulant un sanctuaire unique. Mais en centrant le judaïsme sur Jérusalem, la réforme de Josias et la reconstruction de Jérusalem avait besoin de se justifier. L’identification avec Jérusalem était un biais pour le réaliser. La reconnaissance du sanctuaire est corrélative du choix opéré par les prêtres au retour de l’exil.
2.2. Une visée mondiale
Le récit est repris dans la version ultérieure qui identifié le mont Moriyya à Jérusalem : « Salomon commença alors la construction de la maison de Yahvé. C’était à Jérusalem, sur le mont Moriyya, là où son père David avait eu une vision » (2 Chr 3, 1). Cette promesse est un dépassement de tout intérêt tribal, national… car ce sont toutes les nations qui seront bénéficiaires de l’Alliance accomplie : « Par ta postérité seront bénies toutes les Nations sur la terre ». Nous lisons cette parole mise sur les lèvres de Dieu : « Je te comblerai de bénédictions, je rendrai ta postérité aussi nombreuse que les étoiles du ciel et que le sable qui est au bord de la mer, et ta postérité conquerra la porte de ses ennemis » (v. 15).
Le geste d’Abraham est une ouverture de l’avenir non seulement pour lui et son peuple, mais pour tous ses ennemis.
2. La volonté de Dieu
Le récit de la Genèse n’a pas seulement une portée religieuse (sur le statut des sacrifices), il a une portée théologique au sens strict : il apporte un élément nouveau pour la connaissance de Dieu lui-même.
3.1. Le nom de Dieu
On note dans le texte une différence concernant la désignation de Dieu. Dans les premiers versets, il s’agit de « Elohim ». Ce terme est le nom commun du terme qui désigne les divinités ou les êtres célestes. Mais à la fin du texte, celui qui parle c’est « Yahvé ». Le nom propre qui sera donné à Moïse plus tard. C’est là une contradiction pour le lecteur du texte biblique, car il semblerait logique que le nom étant donné à Moïse – comme une nouveauté irréductible de la singularité du peuple élu – Abraham ne pouvait le connaître. Quoi qu’il en soit de cette question, il importe de noter que le changement de nom désigne un changement dans le rapport avec Dieu : d’un nom commun (Elohim) on passe à un nom propre (Yahvé).
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Si on lit le récit dans son dynamisme, on constate que c’est le propre de la foi que d’être un chemin qui fait passer d’une nomination de Dieu à une autre nomination. Le nom « Elohim » paraît dans le rappel du choix du lieu « au lieu que lui a dit Elohim ». Mais quand Abraham a pris le couteau, c’est quelqu’un d’autre qui parle : le messager de Yahvé. Que signifie ce changement de nom dans l’invocation de Dieu, sinon une manière de reconnaître que Dieu est une personne et pas seulement celui qui remplit une fonction : celle de créateur ou de juge ? Créateur, il a donné un enfant à une femme stérile, juge, il donne une récompense à celui qui lui obéit malgré tout ce que la demande a d’odieux et de douloureux. Si Dieu a un nom personnel, c’est parce qu’il tisse une relation personnelle avec une personne humaine. Abraham qui offre le sacrifice (selon les rituels cananéens des sacrifices de fécondité) rencontre du Dieu qui lui est favorable. L’ordre religieux du monde, fondé sur le sacrifice, s’efface pour laisser place à une autre perspective.
Il y a donc révélation. Le sacrifice des premiers-nés est la manifestation de l’être de Dieu qui dévoile autre chose qu’une fonction de créateur ; il entend être reconnu comme source de la vie. Le sacrifice du fils aîné est en effet un acte par lequel Dieu affirme sa propriété sur l’enfant qui nait en premier. Il lui appartient comme « prémices ». Il doit lui être offert en sacrifice… par la suite, ce sera une « consécration ». En quoi consiste-t-elle ? La réponse est donnée dans la suite du récit : construire un lignage par lequel sera transmise l’identité du groupe dont il est l’aîné. Cette affirmation ouvre sur une dimension de l’espérance : la continuité assurée dans la fidélité par la fructification d’une promesse. Ce sera l’obsession des auteurs bibliques : la continuité entre le patriarche et ses descendants. La nature de cette continuité étant en débat : est-ce seulement la chair (la génération charnelle) ou bien l’esprit ou l’âme – c’est l’enjeu de la théologie de saint Paul.
L’espérance repose sur le nom de Dieu. Le nom de Dieu Yahvé, présenté comme le nom propre dans la suite du récit, atteste que le rédacteur est déjà soucieux d’inscrire la démarche du patriarche dans une continuité qui passera les temps.
Le changement de nom est le fait du rédacteur qui rapporte l’événement au moment de la rédaction de la Torah sous la forme que nous connaissons. L’écriture n’est pas attestée comme dans nos éditions où le livre porte la date de l’impression… C’est le fruit d’une rédaction complexe qui suppose des reprises – ce que l’exégèse du XXe siècle a articulé à la reconnaissance de documents divers tant par la date de la mise par écrit que par la perspective : autre la rédaction dans une perspective identitaire ou nationaliste, autre celle qui a le souci du culte, autre celle de la prise en compte de l’avenir… Dans notre lecture soucieuse de la vie chrétienne, ce qui prime c’est le fait que le texte rapporte l’action de Dieu. Celle-ci est « au-delà de la morale ».
3.2. La réception du texte
Le récit du « sacrifice d’Isaac » a marqué les lecteurs de ce récit. Tout le monde s’accorde à reconnaître que le récit fonde le refus des sacrifices du premier-né qui avait lieu à Jérusalem à l’époque royale. On en voit l’attestation quand on veut comprendre un des textes les plus importants du livre d’Isaïe : l’annonce de la naissance de l’Emmanuel. Le récit
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rapporte la prophétie d’Isaïe reprochant au roi Achaz d’avoir commis une faute gravissime dans la panique, au moment où l’ennemi mettait le siège autour de Jérusalem. Isaïe annonce la conception et la naissance d’un enfant par une « jeune femme » ou « jeune fille » (en hébreu Alma). Si le terme hébreu reste général, le texte grec précise qu’il s’agit d’une « vierge » – ce qui est reçu au sens strict par la tradition chrétienne pour dire la conception virginale de Jésus. Cette considération ne doit pas oblitérer le sens premier du texte d’Isaïe. La malédiction portée contre le roi Achaz vient du fait qu’il a commis une très grave faute – rapportée dans le Deuxième Livre des Rois. Dans sa panique, le roi a participé à un culte « païen » et il y a sacrifié son fils aîné. Nous lisons : « Achaz ne fit pas ce qui est agréable à Yahvé, son Dieu […]. Il imita la conduite des rois d’Israël, et même il fit passer son fils par le feu, selon les coutumes abominables des nations que Yahvé avait chassées devant les Israélites » (2 R 16, 3).
Le sens de la parole d’Isaïe est explicité dans la suite du texte. Le roi qui a accompli cette abomination a perdu sa dignité de père. Ayant perdu sa dignité et son autorité, l’enfant qui naîtra de cette femme dont ne connait que le statut dit par le mot hébreu « Almah » sera nommé par sa mère. « Voici que l’Almah est enceinte ; elle va enfanter un fils et elle lui donnera le nom d’Emmanuel ». C’est elle qui nomme l’enfant ! Cela va à l’encontre de la pratique universelle car, dans la physiologie du temps, le père donne tout à l’enfant, la mère n’étant que réceptrice passive – comme la terre qui reçoit la graine. Cette nomination de l’enfant par sa mère, ouvre sur une autre manière de comprendre l’histoire du salut. Elle laisse place à une modification de la manière de comprendre l’action de Dieu.
Ainsi le texte du « sacrifice d’Isaac » où Dieu intervient pour que l’enfant ne soit pas immolé par son père est-il un appel à une religion qui abolit le sacrifice. Le texte est donc ouvert sur une lecture spirituelle qui fait barrage à la violence des religions. C’est là un horizon d’espérance. En restant dans le livre d’Isaïe, on voit poindre cette espérance, dès le début du livre d’Isaïe, chapitre 2 :
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« 2 Il arrivera dans la suite des temps que la montagne de la maison de Yahvé sera établie en tête des montagnes et s’élèvera au-dessus des collines. Alors toutes les nations afflueront vers elle, 3 alors viendront des peuples nombreux qui diront : « Venez, montons à la montagne de Yahvé, à la maison du Dieu de Jacob, qu’il nous enseigne ses voies et que nous suivions ses sentiers. » Car de Sion vient la Loi et de Jérusalem la parole de Yahvé. 4 Il jugera entre les nations, il sera l’arbitre de peuples nombreux. Ils briseront leurs épées pour en faire des socs et leurs lances pour en faire des serpes. On ne lèvera plus l’épée nation contre nation, on n’apprendra plus à faire la guerre. 5 Maison de Jacob, allons, marchons à la lumière de Yahvé. L’éclat de la majesté de Yahvé. »
Ainsi, l’attitude d’Abraham ouvre sur un avenir. C’est ce regard sur le futur qui est appelé « espérance ». Ce regard n’est pas vain ; il est empli d’une espérance.
Conclusion
Au terme de la lecture de ces textes bibliques, la notion d’espérance prend forme. Le regard du disciple (dont Abraham est la figure fondatrice) est un regard porté sur l’avenir. Ce regard suppose que les liens avec le présent ne soient pas considérés comme un point final, comme un tout qui se suffit à soi-même. Ce constat s’impose. Dans ce chemin, en effet, on voit comment le désir humain (en l’occurrence celui d’Abraham qui est une figure universelle) est confronté à la réalité. Ce qu’il a désiré advient – fondamentalement dans les textes relevés la naissance d’un fils légitime puisque sanctifié par le mariage. Mais cette réalisation ne peut être considérée comme un acquis définitif. Le cours du temps se poursuit et ce qui est donné enchaîne sur une autre situation imprévisible. De cette situation un nouveau regard s’élève. Il ouvre sur une autre voie dont le terme n’est pas encore advenu.
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Lettre aux Romains, chapitre 8 : « 19 Car la création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu : 20 si elle fut assujettie à la vanité – non qu’elle l’eût voulu, mais à cause de celui qui l’y a soumise – c’est avec l’espérance 21 d’être elle aussi libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu. 22 Nous le savons en effet, toute la création jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement. 23 Et non pas elle seule : nous-mêmes qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons nous aussi intérieurement dans l’attente de la rédemption de notre corps. 24 Car notre salut est objet d’espérance ; et voir ce qu’on espère, ce n’est plus l’espérer : ce qu’on voit, comment pourrait- on l’espérer encore ? 25 Mais espérer ce que nous ne voyons pas, c’est l’attendre avec constance. 26 Pareillement l’Esprit vient au secours de notre faiblesse ; car nous ne savons que demander pour prier comme il faut ; mais l’Esprit lui-même intercède pour nous en des gémissements ineffables, 27 et Celui qui sonde les cœurs sait quel est le désir de l’Esprit et que son intercession pour les saints correspond aux vues de Dieu. »
L’image qui décrit la situation dont Abraham est la figure fondatrice est celle de la marche : ce qui se donne à voir n’est pas un point final. Le désir se porte sur ce qui transcende ce qui est donné. L’enfant de la Promesse doit devenir autre que ce que son père désirait. Tel est la première marque de ce que l’on appelle espérance. Saint Paul le dit : « Voir ce que l’on espère, ce n’est plus espérer » (Rm 8,24). N’est-ce pas ce qui caractérise la notion biblique de Dieu : celui dont le nom ouvre sur un infini. Le nom même de Dieu l’exprime : c’est une promesse dont on attend la manifestation.
Vivre l’espérance Deuxième étape
L’espérance d’un peuple
La théologie de l’espérance a été présentée à partir de la figure d’Abraham, de Sara et d’Isaac. L’espérance porte sur une descendance et la possession d’une terre qui sera un lieu où la vie sera assurée. L’attitude personnelle d’Abraham a été privilégiée. Elle serait mal comprise si on ne percevait pas la dimension collective. Elle est patente dans l’Apocalypse de Jean qui tourne ses regards vers une nouvelle création. Dire « nouvelle création », c’est présenter une transformation du monde présent dans sa totalité. Il ne s’agit pas seulement de la vie spirituelle, mais d’une transformation de toute la création. L’action de Dieu porte sur un monde nouveau. Cette perspective s’enracine dans une vision de l’histoire de l’humanité telle qu’elle est présentée dans le Nouveau Testament. Le lien entre le présent et le futur est intime à ce qui relève de la vie chrétienne où se croisent deux termes : foi et espérance. Nous lisons dans la Lettre aux Hébreux :
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Lettre aux Hébreux, 10 19 Ayant donc, frères, l’assurance voulue pour l’accès au sanctuaire par le sang de Jésus, 20 par cette voie qu’il a inaugurée pour nous, récente et vivante, à travers le voile – c’est-à-dire sa chair -, 21 et un prêtre souverain à la tête de la maison de Dieu, 22 approchons-nous avec un cœur sincère, dans la plénitude de la foi, les cœurs nettoyés de toutes les souillures d’une conscience mauvaise et le corps lavé d’une eau pure. 23 Gardons indéfectible la confession de l’espérance, car celui qui a promis est fidèle, 24 et faisons attention les uns aux autres pour nous stimuler dans la charité et les œuvres bonnes.
1. Une histoire du salut
Ce que nous appelons aujourd’hui « histoire du salut » est le fruit d’une relecture des événements rapportés par la Bible. Cette relecture place les épisodes en continuité dans la perspective d’une croissance vers un accomplissement.
Le chapitre commence par donner une définition simple de l’acte humain fondateur qui fait un lien entre foi (pistis) et choses espérées (elpis) la foi porte sur un bien à venir et donc elle a un versant qui est celui de l’espérance. « Or la foi est la garantie des biens que l’on espère, la preuve des réalités qu’on ne voit pas ». La foi porte sur ce qui n’est pas évident, d’abord parce que absent au sens où rien n’est encore totalement donné –pour deux raisons : la première est la différence avec la réalité mondaine, la seconde l’espacement dans le cours du temps. Il faut tenir à distance la séparation stricte entre les vertus théologales présentées
par le catéchisme ; cela permet de respecter le mouvement du texte qui présente ce que l’on appelle « histoire du salut ».
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CHAPITRE 11 1 Or la foi est la garantie des biens que l’on espère, la preuve des réalités qu’on ne voit pas. 2 C’est elle qui a valu aux anciens un bon témoignage.3 Par la foi, nous comprenons que les mondes ont été formés par une parole de Dieu, de sorte que ce que l’on voit provient de ce qui n’est pas apparent. 4 Par la foi, Abel offrit à Dieu un sacrifice de plus grande valeur que celui de Caïn ; aussi fut-il proclamé juste, Dieu ayant rendu témoignage à ses dons, et par elle aussi, bien que mort, il parle encore. 5 Par la foi, Hénoch fut enlevé, en sorte qu’il ne vit pas la mort, et on ne le trouva plus, parce que Dieu l’avait enlevé. Avant son enlèvement, en effet, il lui est rendu témoignage qu’il avait plu à Dieu. 6 Or sans la foi il est impossible de lui plaire. Car celui qui s’approche de Dieu doit croire qu’il existe et qu’il se fait le rémunérateur de ceux qui le cherchent. 7 Par la foi, Noé, divinement averti de ce qui n’était pas encore visible, saisi d’une crainte religieuse, construisit une arche pour sauver sa famille. Par la foi, il condamna le monde et il devint héritier de la justice qui s’obtient par la foi.8 Par la foi, Abraham obéit à l’appel de partir vers un pays qu’il devait recevoir en héritage, et il partit ne sachant où il allait. 9 Par la foi, il vint séjourner dans la Terre promise comme en un pays étranger, y vivant sous des tentes, ainsi qu’Isaac et Jacob, héritiers avec lui de la même promesse. 10 C’est qu’il attendait la ville pourvue de fondations dont Dieu est l’architecte et le constructeur. 11 Par la foi, Sara, elle aussi, reçut la vertu de concevoir, et cela en dépit de son âge avancé, parce qu’elle estima fidèle celui qui avait promis. 12 C’est bien pour cela que d’un seul homme, et déjà marqué par la mort, naquirent des descendants comparables par leur nombre aux étoiles du ciel et aux grains de sable sur le rivage de la mer, innombrables… 13 C’est dans la foi qu’ils moururent tous sans avoir reçu l’objet des promesses, mais ils l’ont vu et salué de loin, et ils ont confessé qu’ils étaient étrangers et voyageurs sur la terre. 14 Ceux qui parlent ainsi font voir clairement qu’ils sont à la recherche d’une patrie. 15 Et s’ils avaient pensé à celle d’où ils étaient sortis, ils auraient eu le temps d’y retourner. 16 Or, en fait, ils aspirent à une patrie meilleure, c’est-à-dire céleste. C’est pourquoi, Dieu n’a pas honte de s’appeler leur Dieu ; il leur a préparé, en effet, une ville… 17 Par la foi, Abraham, mis à l’épreuve, a offert Isaac, et c’est son fils unique qu’il offrait en sacrifice, lui qui était le dépositaire des promesses, 18 lui à qui il avait été dit : C’est par Isaac que tu auras une postérité. 19 Dieu, pensait-il, est capable même de ressusciter les morts ; c’est pour cela qu’il recouvra son fils, et ce fut un symbole. 20 Par la foi encore, Isaac donna à Jacob et à Ésaü des bénédictions assurant l’avenir. 21 Par la foi, Jacob mourant bénit chacun des fils de Joseph et il se prosterna appuyé sur l’extrémité de son bâton. 22 Par la foi, Joseph, proche de sa fin, évoqua l’exode des fils d’Israël et donna des ordres au sujet de ses restes. 23 Par la foi, Moïse, à sa naissance fut caché par ses parents pendant trois mois, parce qu’ils virent que le petit enfant était joli, et ils ne craignirent pas l’édit du roi. 24 Par la foi, Moïse, devenu grand, refusa d’être appelé fils d’une fille d’un Pharaon, 25 aimant mieux être maltraité avec le peuple de Dieu que de connaître la jouissance éphémère du péché, 26 estimant comme une richesse supérieure aux trésors de l’Égypte l’opprobre du Christ. Il avait, en effet, les yeux fixés sur la récompense. 27 Par la foi, il quitta l’Égypte sans craindre la fureur du
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roi : comme s’il voyait l’Invisible, il tint ferme.28 Par la foi, il célébra la Pâque et fit l’aspersion du sang, afin que l’Exterminateur ne touchât point les premiers-nés d’Israël. 29 Par la foi, ils traversèrent la mer Rouge comme une terre sèche, tandis que les Égyptiens, ayant essayé le passage, furent engloutis. 30 Par la foi, les murs de Jéricho tombèrent, quand on en eut fait le tour pendant sept jours. 31 Par la foi, Rahab la prostituée ne périt pas avec les incrédules, parce qu’elle avait accueilli pacifiquement les éclaireurs. 32 Et que dirai-je encore ? Car le temps me manquerait si je racontais ce qui concerne Gédéon, Baraq, Samson, Jephté, David, ainsi que Samuel et les Prophètes, 33 eux qui, grâce à la foi, soumirent des royaumes, exercèrent la justice, obtinrent l’accomplissement des promesses, fermèrent la gueule des lions, 34 éteignirent la violence du feu, échappèrent au tranchant du glaive, furent rendus vigoureux, de malades qu’ils étaient, montrèrent de la vaillance à la guerre, refoulèrent les invasions étrangères. 35 Des femmes ont recouvré leurs morts par la résurrection. Les uns se sont laissé torturer, refusant leur délivrance afin d’obtenir une meilleure résurrection. 36 D’autres subirent l’épreuve des dérisions et des fouets, et même celle des chaînes et de la prison.37 Ils ont été lapidés, sciés, ils ont péri par le glaive, ils sont allés çà et là, sous des peaux de moutons et des toisons de chèvres, dénués, opprimés, maltraités, 38 eux dont le monde était indigne, errant dans les déserts, les montagnes, les cavernes, les antres de la terre. 39 Et tous ceux-là, bien qu’ils aient reçu un bon témoignage à cause de leur foi, ne bénéficièrent pas de la promesse : 40 c’est que Dieu prévoyait pour nous un sort meilleur, et ils ne devaient pas parvenir sans nous à la perfection.
1. Les théologies modernes de l’espérance
Les travaux théologiques les plus importants du XXe siècle reposent sur les travaux universitaires. Pour des raisons sociales, politiques, économiques, ce sont les États européens qui ont joué un rôle moteur. Tout à la fois par la force de leurs structures universitaires et par les moyens utilisés pour financer les études. Cette théologie est très marquée par cet enracinement : ce sont des pays qui ont vécu les deux grandes guerres, dites « mondiales ». Mais cela n’était possible que sur la base d’une réflexion sur la culture et d’une clarification de l’anthropologie.
1.1. Prendre au sérieux l’espérance
La théologie de l’espérance s’est dégagée d’une vision spiritualiste de l’enseignement des évangiles. On la trouve dans sa radicalité dans la théologie de la figure la plus éminente de la théologie de la première moitié du XXe siècle, Karl Barth, qui entend affirmer la transcendance de Dieu et de la manifestation de Jésus. Pour comprendre cette radicalité, il faut voir le contexte social, intellectuel et politique.
La théologie du XXe siècle s’est construite en opposition au mouvement général de la pensée européenne. Celle-ci peut être caractérisée par un mouvement de « sécularisation ». Ce terme sociologique désigne ce qui est advenu au XIXe siècle. Dans la société et les moyens de vivre, mais d’abord en philosophie. Les philosophes ont pris en compte une « philosophie de l’histoire ».
La philosophie de l’histoire est d’inspiration chrétienne (Hegel, Schelling…) – en effet c’est la lecture chrétienne de la Bible qui la fonde. La Bible se distingue des autres textes religieux parce qu’elle inscrit les faits, les paroles et les intentions humaines dans le cadre d’une progression de la première alliance (la création) à une nouvelle alliance (le don de l’Esprit saint) dans une tension vers un achèvement. Mais la philosophie de l’histoire ne se contente pas de présenter cette démarche. Elle entend expliquer ce qui advient en ne considérant que la responsabilité des humains. D’abord, les acteurs directs et immédiats (les rois et les reines, les financiers, les propriétaires des ressources agricoles ou industrielles, les armées…) sont considérés de manière précise et cela conduit à tenir à distance les motivations spirituelles. Ensuite, l’anthropologie considère que l’être humain est un être de désir, ayant une vie intellectuelle, affective, artistique, relationnelle qui fait un tout qui n’a pas besoin d’être complété ou corrigé par un « don d’en haut ». L’être humain est ainsi possesseur des moyens de réaliser lui-même son bonheur. La perspective d’un don de Dieu n’est pas prise en compte. Le discours philosophique prend la place du discours théologique ; la mystique naturelle (dont témoignent les religions du monde) existe en tout être humain ; cela relativise les affirmations de la transcendance de Dieu. C’est là ce que l’on appelle un processus de « sécularisation ». C’est contre cette réduction anthropologique que s’est dressée Karl Barth. Elle n’est pas une affaire culturelle comme le dit la notion de chrétienté telle qu’elle a été présentée par les auteurs « humanistes » qui voit dans le christianisme une synthèse entre le « monde de Dieu » et le « monde des hommes » – avec une théologie de l’histoire. Barth insiste sur la transcendance. Cette conception protestante a son équivalent dans le monde catholique par la valorisation des vocations contemplatives (dont les carmélites sont encore la figure exemplaire et romantique). L’absolu de Dieu efface les considérations philosophiques, psychologiques ou culturelles. L’espérance est considérée comme ce qui va au-delà du présent et sa force est de rompre avec les raisons et les calculs qui s’enferment dans l’immédiateté des faits actuels. Cette radicalité a marqué la théologie du XXe siècle. Elle a été une des sources de la théologie qui a présidé à la promotion de la notion d’espérance – encore aujourd’hui.
1.2. Reconstruire
L’essor de la théologie de l’espérance est corrélative de la situation de la chrétienté en en Europe d’abord et dans le monde ensuite. Il y a d’une part l’ampleur du désastre de ce que l’on appelle « guerre mondiale » et qui sonne le déclin de l’Europe dans le monde. Mais aussi la manière de répondre au défi de la reconstruction. Cette reconstruction n’est possible que parce qu’il y a une espérance. Ce fait a deux aspects. Il y a d’abord l’ampleur du désastre humain, social et économique. Il y a ensuite, une reconstruction sur des ruines. L’Europe a été exemplaire sur ce point – la France en premier lieu par la bonne démographie de l’après- guerre.
La reconstruction a été fondée sur le souci de faire mieux. Comme le dit la chanson sur le vieux chalet emporté par la tempête, il est rebâti « mieux qu’avant ». Cet effort de reconstruction s’est développé en lien avec une « philosophie de l’histoire ». Deux grands théologiens allemands ont marqué cette théologie : Pannenberg et Moltmann.
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Moltmann a été le plus original et le plus audacieux. Dans le contexte des années de reconstruction, il est entré en dialogue (ou plus exactement assumé les thématiques) avec le marxisme qui s’est diffusé dans le monde comme vision d’une transformation des conditions de vie pour réaliser un monde plus juste. La philosophie de Marx – et pas le système stalinien qui le trahit. C’est une philosophie qui entend être la libération des servitudes et la reconnaissance des droits de manière universelle. Le marxisme dont il s’agit est la philosophie du « jeune Marx » qui est développée contre l’enseignement donné dans le Parti. Un effort
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pour repenser une philosophie dont les racines bibliques sont patentes . Le point de départ a
été l’étude du philosophe d’origine russe, devenu parisien, Nicolas Berdiaeff, Christianisme et marxisme,5 qui montre que la pensée de Marx est, à l’origine, une sécularisation de l’espérance messianique juive.
Ces propos théologiques s’enracinent dans l’action. Celle-ci est fondée sur une théologie de l’eschatologique qui assume des exigences qui sont explicitées dans la théologie qui emploie le terme « eschatologie »
1.3. Une eschatologie
La théologie de l’eschatologie repose sur quelques principes simples qui ont le mérite d’être source de l’action. 1°- L’eschatologie concerne la personne humaine comme individu et comme membre de l’humanité. On parle donc de la vie personnelle : l’immortalité de l’âme après la mort et la résurrection et le bonheur éternel « dans son âme et dans son corps ». Mais aussi de l’humanité puisque tous les humains sont solidaires et qu’il y aura « un nouveau ciel et une nouvelle terre», dont la construction est à faire. C’est une voie pour un accomplissement. 2°- L’accomplissement n’est pas un développement harmonieux et une progression pacifiée, c’est un antagonisme qui vient de la présence du mal qui est mêlé inextricablement comme le bon grain et l’ivraie de la parabole. C’est pourquoi il y a un jugement ! 3°- L’accomplissement est l’œuvre de Dieu. Cela implique que l’on ne doit pas mettre au même plan les deux issues du jugement. Dieu veut le salut de tous. L’enfer n’est pas la décision de Dieu, mais la conséquence immanente à laquelle s’expose la liberté de qui refuse radicalement Dieu. Le ciel et l’enfer ne sont pas deux possibilités équivalentes pour un choix. C’est une possibilité indépassable de la liberté humaine. L’espérance du ciel prévaut sur la crainte de l’enfer. 4°- La considération sur l’avenir ultime ne doit pas faire oublier que Dieu se donne au cours du temps. Il ne cesse de se donner dans les actes fondateurs du salut (de l’appel d’Abraham à la résurrection de Jésus). L’espérance ne porte pas seulement sur l’avenir ; elle est une manière d’habiter le présent et donc concerne les actes posés par les humains. Ce qui est fait pour que la justice et la paix adviennent maintenant est œuvre de l’espérance. 5°- La réalisation plénière du désir humain de bonheur, de paix, de justice, de vérité et de beauté ne peut être que future. Elle ne peut se réaliser qu’à l’initiative de Dieu pour se réaliser auprès de Dieu.
4 Ce paradoxe est manifeste : La première présentation globale de la philosophie de Marx devenue le classique de l’enseignement universitaire a été écrite par un jésuite, Jean-Yves CALVEZ, La Pensée de Marx, Paris, Seuil, 1956. La raison est simple : le marxisme voulant être la seule interprétation valide de la pensée du maître ne retenait que ce qui entrait dans la « ligne du parti ».
5 Nicolas BERDIAEFF, Christianisme et marxisme, Paris, Centurion, 1975 et Pour un christianisme de création et de liberté, Paris, Cerf, 2009.
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2. Un être nouveau
L’expérience douloureuse de la croissance est la base d’une prise de conscience que les enthousiasmes mobilisateurs des collectivités n’ont pas donné le paradis promis. Il y a une
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L’effondrement du rêve socialiste dans les dictatures qui se défont pour se refaire (de Staline à Poutine, de Mao à Ji Ping…) atteste que l’impur a recouvert et recouvre encore le désir pur des origines. Le désir pur est celui qui est volonté d’écraser les autres. Les mots de justice, solidarité, coopération…
sont apparus comme des slogans, i.e. des mots usés et vidés de leur sens. Il faut les revisiter.
Dans la théologie catholique, le souci de transcendance de la vertu d’espérance est lié à une réflexion qui distingue entre deux ordres de présence et de l’action de Dieu, la nature et la grâce. Une distinction qui mérite attention – malgré sa subtilité ou plutôt à cause des complications qui ont été développées à ce sujet.
3.1. Le don de Dieu
L’espérance ne peut venir que d’ailleurs… pas de soi.. ; pas de son semblable… La notion de grâce apparaît dans la Bible pour préciser et caractériser la manière dont Dieu agit dans l’histoire du salut. Le terme dit la gratuité. C’est-à-dire un engagement de la personne dans une relation avec autrui qui transcende l’ordre de la justice et des obligations qui s’en suivent. Selon toute justice, tout travail mérite salaire ; aussi l’argent versé par le « patron » à son « employé » lui est dû. Le « patron » doit verser un salaire. Cette exigence économique est un exemple majeur qui indique une exigence de justice fondamentale ; elle concerne d’autres situations. C’est de l’ordre du « devoir » dans le cadre d’une exigence : la justice.
La relation entre Dieu et le peuple relève de la justice. Pour cette raison, elle est explicitée dans les textes (et les interprétations traditionnelles) qui forment un ensemble que l’on appelle: la Loi. Le fidèle a des devoirs envers Dieu – ou, comme on dit, des « obligations ». Or la notion de « loi » n’est pas absolutisée. Elle est située dans une perspective différente où paraît un autre mode d’action. La relation n’est enfermée dans la grille du devoir. Plusieurs termes le disent.
Le mot ḥanan dit la bienveillance dans la relation d’un « supérieur » à un « subordonné ». Cette bienveillance qui témoigne d’un amour réel qui entend pratiquer la justice avec indulgence. Le mot ḥésed dit la fidélité qui se concrétise par des faveurs et des largesses. La fidélité surmonte l’usure du temps et la ferveur des premiers amours. Le mot raḥam dit la tendresse du père pour le petit enfant. La générosité inconditionnelle de l’accueil de la vie. Le mot çedeq dit l’action dictée par la fidélité à la communauté. La stabilité d’une relation qui surmonte le passage du temps. Ainsi le mot grâce qui venant du latin insiste sur la gratuité et donc sur la générosité de Dieu prend les harmoniques d’un Dieu qui n’est pas dans la seule
6 Cf. Corine PELLUCHON, L’Espérance ou la traversée de l’impossible, Paris, Bibliothèque Rivages, Payot, 2023,p. 68s
déception devant les promesses de ce qui se révèle comme de faux biens.
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relation autoritaire de la Loi. Ce que la théologie chrétienne exprime avec la notion de « paternité ».
C’est dans le cadre de la pensée de Paul que le terme devient central dans la théologie du Nouveau Testament. Le terme permet à Paul de tenir à distance les impératifs de la Loi et d’insister sur l’universalité du salut. Celui-ci est pour les Juifs qui ont la Loi, mais aussi pour les païens qui n’ont pas sur cette voie. Ainsi la gratuité est soulignée : c’est « sans raison » que Dieu donne le salut. Ce « sans raison » a donné naissance à des débats qui sont importants pour notre compréhension de l’espérance.
3.2. La nature et la grâce
Dans la théologie latine (en Occident) les théologiens et les moralistes se sont heurtés à propos de la grâce. C’est en grande raison parce que les débats se sont enracinés dans les perspectives de saint Augustin. Cette figure fondatrice de la théologie latine a vécu une conversion dont la radicalité a été exprimée par une mise en opposition entre l’avant et l’après sa conversion. Cette mise en opposition s’est étendue à la vision d’ensemble de la vie chrétienne marquée par le traumatisme de la prise et du pillage de Rome par les barbares et par la destruction de la chrétienté d’Afrique par les Vandales. La fin d’un monde… Pour Augustin l’humanité est en perdition irrémédiable – c’est une « massa damnata » : tout le monde ira dans les peines de l’enfer. Tous, sauf quelques élus qui ne le pourrons que par un don de Dieu. C’est un vrai don, car rien ne saurait le mériter ! Il y a une impuissance invincible à faire le bien. Il faut un don de Dieu : une grâce au sens strict : un don qui n’est pas du tout mérité. La liberté de l’homme est vaine. La grâce est donc première. Sans elle, rien n’est bon dans l’humanité.
Pour ce qui relève de notre démarche, il fait noter que cette vision fait que l’espérance est un don surnaturel. Ce don de Dieu ne doit rien à la nature. Le vocabulaire de l’élection est repris dans sa rigueur. Le choix de Dieu n’est pas une reconnaissance du bien qui a été fait, ni une validation de ce qui a été accompli. Le choix est un choix au-delà de toute raison. Toute démarche est une reconnaissance qu’un don a précédé toute demande ou initiative. En d’autres termes, ce n’est pas la nature qui désire la grâce. Le don de la grâce est au-delà de toute raison : l’initiative de Dieu est radicale. Ce n’est qu’une fois que la grâce est donnée qu’il y a une reconnaissance.
C’est par la grâce que la nature est reconnue comme capacité de faire le bien. Sans elles l’humanité est dans l’aveuglement. Cette tradition insiste sur l’initiative de Dieu qui est un amour inconditionnel. Dans cette perspective l’espérance est un don de Dieu qui est une nouvelle initiative de Dieu pour lui donner confiance en la miséricorde de Dieu. C’est dans l’intime de la relation à Dieu que tout se joue. C’est incommensurable.
3.3. La liberté
Face à ce pessimisme ontologique, la modernité se situe dans une exigence humaniste qui contrecarre ce pessimisme. Elle promeut la liberté. Cela donne à l’être humain la responsabilité de sa vie : ses options fondamentales et le style de vie qui est pratiqué.
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Les questions qui se posent alors peuvent être saisies sur un point particulier : le désir. Parler de désir permet de reconnaître la faiblesse de l’être humain – étant donné que cette faiblesse peut être diversement comprise. Mais cette faiblesse est ouverte sur un plus : le désir d’une vie plus riche, plus belle, plus heureuse. Le désir a plusieurs champs : le bonheur, mais aussi les exigences de vérité, de justice ou encore de relation juste avec la nature, les autres êtres humains et plus radicalement la relation entre un désir et sa fin.
Cette perspective écarte les théologies qui se contentent de juxtaposer l’ordre de la nature et l’ordre de la grâce. La nature est, en effet, désirante d’une pleine réalisation des capacités ontologiques de l’humanité. Elle accueille donc ce qui comblera le désir au-delà de ses limites propres.
La perspective de l’histoire du salut s’inscrit dans cette dynamique. L’alliance entre Dieu et l’humanité est fondée sur une participation. Cette participation est réaliste et donc l’histoire qui en découle est une « histoire du salut ». Le texte biblique est reçu dans sa littéralité singulière (le destin du peuple élu) et compris comme paradigmatique pour toute l’humanité. C’est un point qui est apparue dans la théologie de Paul.
Conclusion
Au terme de ces analyses, une distinction est éclairante, voire nécessaire. Il convient de ne pas confondre « espoir » et « espérance ». Certes, il y a dans les deux termes le rapport à l’avenir et le constat d’une incertitude. L’avenir est sous le sceau de l’imprévisible – mais cette situation n’est pas vécue de la même manière. L’espoir se situe dans le cadre des possibilités humaines : la raison, les ressources nécessaires à la vie et à la construction du cadre de vie, la culture… Ces possibilités ne cessent de se renouveler et de se diversifier… et donc de surmonter les échecs. Pourtant, on constate que cela ne suffit pas. La course en avant sous la bannière du « progrès » qui a dominé la culture européenne depuis le XVIIIe siècle a montré ses limites : elle laisse dans l’ombre des éléments fondamentaux de la vie humaine. La notion d’espérance vient en contrepoint sur deux aspects. D’abord l’enracinement. Au sens où la théologie de l’espérance prend en compte toute l’existence humaine. Elle ne fait pas comme le spécialiste qui traite une maladie et parle à son patient de son évolution (avec compétence et humanité), mais reste au seuil de questions ou d’incertitudes concernant ce qui est plus radical : la vie elle-même et même encore plus : la raison d’être et de vivre.
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Troisième étape
Une nouvelle création
Nous avons parcouru les pages de la Bible (Ancien et Nouveau Testament) et nous avons vu comment, au cours du temps, les relations entre l’humanité et Dieu se sont forgées. L’alliance a été un chemin de transformation : la transformation d’Abraham et de Sara au principe du peuple élu a été la première étape. Ce chemin a été un mouvement vers une tension vers un avenir sous la perspective d’une promesse. Ce chemin était un changement dans la manière de concevoir Dieu et une maturation de la relation avec Dieu. Pour dire le point ultime de cette transformation, saint Paul utilise une expression qui lui est propre : kainos anthropos : l’homme nouveau pour dire la condition nouvelle du chrétien, disciple de Jésus et baptisé dans l’Esprit Saint. Le terme « kainos » (nouveau) doit être entendu au sens strict : c’est vraiment une création.
« Si quelqu’un est dans le Christ, c’est une création nouvelle ; l’être ancien a disparu, un être nouveau et là » (2 Co 5,17) et « La circoncision n’est rien, ni l’incirconcision ; il s’agit d’être une créature nouvelle » (Gal 6, 15).
1. Une nouvelle création
Le terme «nouveau» s’inscrit dans un mouvement de la prophétie qui devient apocalyptique, c’est-à-dire tout à la fois une radicalisation et une universalisation. Une universalisation, car la transformation n’est pas limitée à la subjectivité humaine, mais concerne toute la création. C’est une sorte de globalisation.
1.1. Vision de la fin
Cette modification apparaît dans la deuxième partie du livre d’Isaïe à propos d’une intervention divine en faveur du peuple. Dieu déclare: «Les premiers éléments ou événements sont arrivés. J’en proclame (ou annonce) de nouveaux » (42,9) c’est dans un des « chants du Serviteur ». Ce texte est du temps où la captivité à Babylone prend fin avec l’arrivée au pouvoir de Cyrus et introduit à l’appel à reconstruire Jérusalem.
Cette reconstruction n’est pas chose facile comme en témoigne la troisième partie du livre d’Isaïe.
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Isaïe 65,16 : « Ceux qui se béniront sur terre se béniront par le Dieu de vérité, et ceux qui jureront sur terre jureront par le Dieu de vérité ; on oubliera les angoisses anciennes ; elles auront disparu de mes yeux. Car voici que je vais créer des cieux nouveaux et une terre nouvelle. On ne se souviendra plus du passé ; il ne reviendra plus à l’esprit. Mais soyez pleins d’allégresse et exultez éternellement de ce que moi, je vais créer ; car voici que je vais faire de Jérusalem une exultation et de mon peuple une allégresse. J’exulterai en Jérusalem.
L’expression « cieux nouveaux et terre nouvelle » (Is 66,22) montre que l’action de Dieu concerne tout ce qui est ; c’est « une nouvelle création » ; c’est plus que le salut du seul « peuple élu ». Cette annonce étend à l’univers ce qui avait été dit pas le prophète Jérémie de l’Alliance nouvelle.
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« Voici venir des jours, oracles de Yahvé, où je conclurai avec la maison d’Israël et la maison de Juda une alliance nouvelle. Non pas comme l’alliance que j’ai conclue avec leurs pères, le jour où je les pris par la main pour les faire sortir du pays d’Égypte – mon alliance qu’eux-mêmes ont rompue bien que je fusse leur maître – oracle de Yahvé. Voici l’alliance que je conclurai avec la maison d’Israël après ces jours-là – orale de Yahvé. Je mettrai ma loi au fond de leur être et je l’écrirai sur leur cœur. Alors je serai leur Dieu et eux seront mon peuple. »
1.2. Une eschatologie
La théologie de l’eschatologie repose sur quelques principes simples qui ont le mérite d’être source de l’action.
1°- L’eschatologie concerne la personne humaine comme individu et comme membre de l’humanité. On parle donc de la vie personnelle : l’immortalité de l’âme après la mort et la résurrection et le bonheur éternel « dans son âme et dans son corps ». Mais aussi de l’humanité puisque tous les humains sont solidaires et qu’il y aura « un nouveau ciel et une nouvelle terre », dont la construction est à faire. C’est une voie pour un accomplissement ;
2°- L’accomplissement n’est pas un développement harmonieux et une progression pacifiée, c’est un antagonisme qui vient de la présence du mal qui est mêlé inextricablement comme le bon grain et l’ivraie de la parabole. C’est pourquoi il y a un jugement !
3°- L’accomplissement est l’œuvre de Dieu. Cela implique que l’on ne doit pas mettre au même plan les deux issues du jugement. Dieu veut le salut de tous. L’enfer n’est pas la décision de Dieu, mais la conséquence immanente à laquelle s’expose la liberté de qui refuse radicalement Dieu. Le ciel et l’enfer ne sont pas deux possibilités équivalentes pour un choix. C’est une possibilité indépassable de la liberté humaine. L’espérance du ciel prévaut sur la crainte de l’enfer.
4°- La considération sur l’avenir ultime ne doit pas faire oublier que Dieu se donne au cours du temps. Il ne cesse de se donner dans les actes fondateurs du salut (de l’appel d’Abraham à la résurrection de Jésus). L’espérance ne porte pas seulement sur l’avenir ; elle est une manière d’habiter le présent et donc concerne les actes posés par les humains. Ce qui est fait pour que la justice et la paix adviennent maintenant est œuvre de l’espérance.
5°- La réalisation plénière du désir humain de bonheur, de paix, de justice, de vérité et de beauté ne peut être que future. Elle ne peut se réaliser qu’à l’initiative de Dieu pour se réaliser auprès de Dieu.
1.3. Un être nouveau
L’expérience douloureuse la modernité habite la prise de conscience que les
enthousiasmes mobilisateurs des collectivités n’ont pas donné le paradis promis. Il y a une
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déception devant les promesses de ce qui se révèle comme de faux biens . L’effondrement du
rêve socialiste dans les dictatures qui se défont pour se refaire (de Staline à Poutine, de Mao à Ji Ping…) atteste que l’impur a recouvert et recouvre encore le désir pur des origines. Le désir pur est celui qui est volonté d’écraser les autres. Les mots de justice, solidarité, coopération… sont apparus comme des slogans, i.e. des mots usés et vidés de leur sens.
C’est par rapport à cette déception que se comprend la théologie de l’espérance. Elle est une radicalité qui ne peut advenir qu’à l’initiative de Dieu. Le langage de l’apocalypse le présente comme un don gratuit et non mérité. Ce n’est pas de l’ordre de la justice, mais un acte de générosité de la part de Dieu.
2. Un don de Dieu
L’espérance ne peut venir que d’ailleurs… pas de soi.. ; pas de son semblable… Ce ne peut être qu’un don. La notion de grâce apparaît dans la Bible pour préciser et caractériser la manière dont Dieu agit dans l’histoire du salut.
2.1. Un don gratuit
Le terme dit la gratuité. C’est-à-dire un engagement de la personne dans une relation avec autrui qui transcende l’ordre de la justice et des obligations qui s’en suivent. Selon toute justice, tout travail mérite salaire ; aussi l’argent versé par le « patron » à son « employé » lui est dû. Le « patron » doit verser un salaire. Cette exigence économique est un exemple majeur qui indique une exigence de justice fondamentale ; elle concerne d’autres situations. C’est de l’ordre du « devoir » dans le cadre d’une exigence : la justice.
La relation entre Dieu et le peuple relève de la justice. Pour cette raison, elle est explicitée dans les textes (et les interprétations traditionnelles) qui forment un ensemble que l’on appelle: la Loi. Le fidèle a des devoirs envers Dieu – ou, comme on dit, des « obligations ».
Or la notion de « loi » n’est pas absolutisée. Elle est située dans une perspective différente où paraît un autre mode d’action. La relation n’est enfermée dans la grille du devoir. Plusieurs termes le disent.
Le mot ḥanan dit la bienveillance dans la relation d’un « supérieur » à un « subordonné ». Cette bienveillance qui témoigne d’un amour réel qui entend pratiquer la justice avec indulgence. Le mot ḥésed dit la fidélité qui se concrétise par des faveurs et des largesses. La fidélité surmonte l’usure du temps et la ferveur des premiers amours. Le mot raḥam dit la tendresse du père pour le petit enfant. La générosité inconditionnelle de l’accueil de la vie. Le mot çedeq dit l’action dictée par la fidélité à la communauté. La stabilité d’une relation qui surmonte le passage du temps. Ainsi le mot grâce qui venant du latin insiste sur la gratuité et
7 Cf. Corine PELLUCHON, L’Espérance ou la traversée de l’impossible, Paris, Bibliothèque Rivages, Payot, 2023,p. 68s
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donc sur la générosité de Dieu prend les harmoniques d’un Dieu qui n’est pas dans la seule relation autoritaire de la Loi. Ce que la théologie chrétienne exprime avec la notion de « paternité ».
C’est dans le cadre de la pensée de Paul que le terme devient central dans la théologie du Nouveau Testament. Le terme permet à Paul de tenir à distance les impératifs de la Loi et d’insister sur l’universalité du salut. Celui-ci est pour les Juifs qui ont la Loi, mais aussi pour les païens qui n’ont pas connu cette voie. Ainsi la gratuité est soulignée : c’est « sans raison » que Dieu donne le salut. Ce « sans raison » a donné naissance à des débats infinis qui sont importants pour notre compréhension de l’espérance.
2.2. Un don réellement donné
Toute la difficulté théologique repose sur la notion de don. Il faut dire deux choses : le don est donné – il est donc à l’initiative du donateur. Mais si le don est donné, il appartient à celui qui a reçu le don. On peut donc considérer le don dans ses deux partenaires : le donateur et le bénéficiaire. Le bénéficiaire qui a reçu un don n’est plus ce qu’il était avant de recevoir le don.
Il faut donc dire deux choses le don est un vrai don. Il n’est pas un salaire, une reconnaissance ou une rétribution. Il est gratuit. Mais cette gratuité n’est pas la source d’une humiliation : celui qui reçoit le don devant se sentir humilié par la grandeur de celui qui lui fait don.
Le don est au-delà de la réciprocité d’une reconnaissance mutuelle. Si l’initiative vient
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du donateur, elle n’est pas humiliante . Paradoxalement, c’est l’affirmation de la grandeur de
Dieu qui permet de fonder la liberté. En soulignant la transcendance de Dieu, on affirme sa capacité de donner sans que ce don soit fait dans le souci de grandir dans son être. Il faut insister sur le sens premier du terme « don ». C’est ce qui constitue celui qui reçoit le don comme source de son être : mieux devenir soi.
Ce point fait la difficulté à la racine de la condition du refus de l’humanisme moderne. La liberté donnée est comme une humiliation. Telle est la source du conflit avec l’humanisme moderne. qui est à la racine de la condition de l’d’accorder l’action de Dieu et la liberté humaine. Dieu et l’homme sont mis en position de confrontation.
8 Dans la théologie latine (en Occident) les théologiens et les moralistes se sont heurtés à propos de la grâce. C’est en grande raison parce que les débats se sont enracinés dans les perspectives de saint Augustin. Cette figure fondatrice de la théologie latine a vécu une conversion dont la radicalité a été exprimée par une mise en opposition entre l’avant et l’après sa conversion. Cette mise en opposition s’est étendue à la vision d’ensemble de la vie chrétienne marquée par le traumatisme de la prise et du pillage de Rome par les barbares et par la destruction de la chrétienté d’Afrique par les Vandales. La fin d’un monde… Pour Augustin l’humanité est en perdition irrémédiable – c’est une « massa damnata » : tout le monde ira en enfer. Tous, sauf quelques élus qui ne le pourrons que par un don de Dieu. C’est un vrai don, car rien ne saurait le mériter ! Il y a une impuissance invincible à faire le bien. Il faut un don de Dieu : une grâce au sens strict : un don qui n’est pas du tout mérité. La liberté de l’homme est vaine. La grâce est donc première. Sans elle, rien n’est bon dans l’humanité.
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Il faut sortir du piège de la notion de « destin ». La conception de Dieu est celle d’une liberté face à une autre liberté.
2.3. La liberté
Face à ce pessimisme ontologique, la modernité se situe dans une exigence humaniste qui contrecarre ce pessimisme. Elle promeut la liberté. Cela donne à l’être humain la responsabilité de sa vie : ses options fondamentales et le style de vie qui est pratiqué.
Les questions qui se posent alors peuvent être saisies sur un point particulier : le désir. Parler de désir permet de reconnaître la faiblesse de l’être humain – étant donné que cette faiblesse peut être diversement comprise. Mais cette faiblesse est ouverte sur un plus : le désir d’une vie plus riche, plus belle, plus heureuse. Le désir a plusieurs champs : le bonheur, mais aussi les exigences de vérité, de justice ou encore de relation juste avec la nature, les autres êtres humains et plus radicalement la relation entre un désir et sa fin.
Cette perspective écarte les théologies qui se contentent de juxtaposer l’ordre de la nature et l’ordre de la grâce. La nature est, en effet, désirante d’une pleine réalisation des capacités ontologiques de l’humanité. Elle accueille donc ce qui comblera le désir au-delà de ses limites actuelles en accomplissant le désir d’être de tout être : devenir soi. La perspective de l’histoire du salut s’inscrit dans cette dynamique. L’alliance entre Dieu et l’humanité est fondée sur une participation. Cette participation est réaliste et donc l’histoire qui en découle est une « histoire du salut ». Le texte biblique est reçu dans sa littéralité singulière (le destin du peuple élu) et compris comme paradigmatique pour toute l’humanité. C’est un point qui est apparu dans la théologie de Paul.
3. Le vocabulaire de l’amour
La notion traditionnelle de « vertu » est traditionnelle. Le terme vient du grec. Il a ses lettres de noblesse. Malheureusement, il a été falsifié dans une vision moralisante.
3.1. Par amour
Le terme prend des sens différents selon les auteurs. Pour les Philosophes grecs, la vertu est dans la connaissance : chez Platon emblématiquement – comme pour la philosophie de l’éducation nationale selon la parole de Victor Hugo : « Ouvrir une école, c’est fermer une prison ». C’est oublier l’importance de la volonté et de l’engagement par des décisions. Le bien se fait par désir du bien comme tel. Or dans une décision, un élément important relève de
9 l’amour. Or l’amour implique une relation à ce qui est aimé .
9 « Pour comprendre ce qu’est l’espérance et rencontrer cette petite fille qui arrive dans le brouillard, comme l’aube après une nuit qui semblait ne plus avoir de fin, il faut avoir été déçu par des faux biens. Un peuple ne reconnaît son identité, qui est narrative et ouverte aux différences, que s’il a digéré sa perte de prestige et renoncé aux grandeurs provenant de l’imaginaire de la domination. Se percevant comme une puissance moyenne qui doit compter avec les autres et mesurant le péril associé aux nations mesurant le péril associé aux nations menant des politiques de puissance, il saisit ce que la nostalgie de la grandeur passée et l’appel au Grand Soir ont de vain. Il peut alors identifier ce qui, dans le réel, annonce un possible plein de promesses. » (p. 68) « Un désir profond et pur, qui donne la joie et la certitude d’être à sa place, émerge parce que les désirs impurs, la toute- puissance et la volonté d’écraser les autres se sont évanouis. La justice, la solidarité, le désir de coopérer, le souci
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C’est dans cette perspective que se situe la notion de grâce : un don qui appelle la reconnaissance et motive l’action qui est vécue par amour. Pour ce qui relève de notre démarche, il fait noter que cette vision fait que l’espérance est un don surnaturel. Ce don de Dieu ne doit rien à la nature. Le vocabulaire de l’élection est repris dans sa rigueur. Le choix de Dieu n’est pas une reconnaissance du bien qui a été fait, ni une validation de ce qui a été accompli. Le choix est un choix au-delà de toute raison. Toute démarche est une reconnaissance qu’un don a précédé toute demande ou initiative. En d’autres termes, ce n’est pas la nature qui désire la grâce. Le don de la grâce est au-delà de toute raison : l’initiative de Dieu est radicale. Ce n’est qu’une fois que la grâce est donnée qu’il y a une reconnaissance. C’est par la grâce que la nature est reconnue comme capacité de faire le bien. Sans elles l’humanité est dans l’aveuglement. Cette tradition insiste sur l’initiative de Dieu qui est un amour inconditionnel. Dans cette perspective l’espérance est un don de Dieu qui est une nouvelle initiative de Dieu pour lui donner confiance en la miséricorde de Dieu. C’est dans l’intime de la relation à Dieu que tout se joue. C’est incommensurable.
3.2. Amour de soi ou amour d’un autre
Un grand renversement dans le chemin de l’amour. L’amour de soi n’est pas le dernier
mot.
Témoin la réflexion actuelle de la philosophie centrée sur l’anthropologie. L’espérance est la force de la vie qui est bousculée par ce qui relève de la « dépression nerveuse ». Le désespoir chez Corinne Pelluchon est dans cette perspective. Une référence à Kierkegaard… qui, hélas,n’est pas juste. Car le désespoir chez ce philosophe relève de la relation à Dieu. Le désespéré est celui qui est dans l’absence de Dieu.
Les questions qui se posent alors peuvent être saisies sur un point particulier : le désir. Parler de désir permet de reconnaître la faiblesse de l’être humain – étant donné que cette faiblesse peut être diversement comprise. Mais cette faiblesse est ouverte sur un plus : le désir d’une vie plus riche, plus belle, plus heureuse. Le désir a plusieurs champs : le bonheur, mais aussi les exigences de vérité, de justice ou encore de relation juste avec la nature, les autres êtres humains et plus radicalement la relation entre un désir et sa fin. Cette perspective écarte les théologies qui se contentent de juxtaposer l’ordre de la nature et l’ordre de la grâce. La nature est, en effet, désirante d’une pleine réalisation des capacités ontologiques de l’humanité. Elle accueille donc ce qui comblera le désir au-delà de ses limites propres. La perspective de l’histoire du salut s’inscrit dans cette dynamique. L’alliance entre Dieu et l’humanité est fondée sur une participation. Cette participation est réaliste et donc l’histoire
de prendre en compte le bien-être des autres, humains et autres qu’humains, ne sont plus des slogans, des mots usés ou vidés de leur sens. Ils ont une épaisseur et une plénitude. Quand on les prononce, ces mots sont comme des nourritures qui apaisent et fortifient le corps. Ce dernier ressemblait à un cadavre, et voici qu’il trésaille, plein de vie, animé par un désir à la fois puisant et doux. « L’espérance collective revient comme quelque chose qui a manqué et qui est nécessaire à la vie d’un peuple. Mais en réalité, il s’agit moins d’un retour que d’une seconde naissance. En effet, l’espérance permet d’habiter le présent en étant attentif à ce qu’il peut offrir, mais elle est surtout capable de voir ce qui travaille en profondeur et constitue un horizon d’attente allant au-delà des réalisations actuelles et même des retournements de situation. Elle apparaît quand on peut lire, dans certains phénomènes, les traces d’un mouvement de fond qui oriente l’avenir et autorise même à parle de progrès. » (p. 68-69)
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qui en découle est une « histoire du salut ». Le texte biblique est reçu dans sa littéralité singulière (le destin du peuple élu) et compris comme paradigmatique pour toute l’humanité. C’est un point qui est apparue dans la théologie de Paul.
Conclusion
Au terme de ces analyses, une distinction est éclairante, voire nécessaire. Il convient de ne pas confondre « espoir » et « espérance ». Certes, il y a dans les deux termes le rapport à l’avenir et le constat d’une incertitude. L’avenir est sous le sceau de l’imprévisible – mais cette situation n’est pas vécue de la même manière. L’espoir se situe dans le cadre des possibilités humaines : la raison, les ressources nécessaires à la vie et à la construction du cadre de vie, la culture… Ces possibilités ne cessent de se renouveler et de se diversifier… et donc de surmonter les échecs. Pourtant, on constate que cela ne suffit pas. La course en avant sous la bannière du « progrès » qui a dominé la culture européenne depuis le XVIIIe siècle a montré ses limites : elle laisse dans l’ombre des éléments fondamentaux de la vie humaine. La notion d’espérance vient en contrepoint sur deux aspects. D’abord l’enracinement. Au sens où la théologie de l’espérance prend en compte toute l’existence humaine. Elle ne fait pas comme le spécialiste qui traite une maladie et parle à son patient de son évolution (avec compétence et humanité), mais reste au seuil de questions ou d’incertitudes concernant ce qui est plus radical : la vie elle-même et même encore plus : la raison d’être et de vivre.
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Quatrième étape
Teilhard de Chardin Théologien de l’espérance
Pourquoi parler de Teilhard de Chardin ? Pour la raison bien simple qu’il est apparu au
cours du XXe siècle comme une figure éminente de la pensée chrétienne. Il a été contesté par
les théologiens conservateurs qui ne pouvaient entrer dans la démarche de ce jésuite novateur.
Exemplaire par sa vie religieuse nourrie de la prière, il le fut par la voie choisie : allier la vie
de prêtre à un engagement dans ce que son temps portait de plus important, les sciences de la
nature – en l’occurrence la géologie et la paléontologie, cette dernière discipline assumant non
seulement l’étude des transformations de la nature mais demandant à ce que l’on reconsidère
les origines de l’humanité. Le génie de Teilhard de Chardin est d’avoir vu et explicité ce que
cela implique – dans ses publications de 1930 à 1955. Le livre dans lequel il a exprimé sa
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vision de l’immense aventure de la vie sur la planète Terre est le Phénomène humain livre n’est pas facile à lire…
. Ce
Quel lien entre Teilhard et l’espérance ? Il apparaît clairement quand on lit les auteurs de référence de l’époque et qui ont occupé le devant de la scène dans les sciences et l’anthropologie. Le biologiste Jean Rostand a écrit au terme de son maître livre : « Il est à peu près certain que la terre, un jour, se refroidira, jusqu’à ne plus admettre la continuation de la vie humaine. Jusqu’à l’extrême limite du possible, l’Homme se maintiendra, s’incrustera sur la terre hostile. Mais un jour, inévitablement – à moins qu’il ne trouve moyen d’émigrer sur quelque planète plus clémente – il lui faudra bien succomber dans ce combat inégal. Où en sera-t-il parvenu de sa courbe spirituelle, quand il se laissera ensevelir pour jamais dans le linceul de la glace ? … Sa fiévreuse activité n’est qu’un tout petit phénomène local, éphémère,
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sans significative et sans but.
«Le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui. Les institutions, les coutumes, que j’aurai passé ma vie à inventorier et à comprendre, sont une efflorescence passagère d’une création par rapport à laquelle elles ne possèdent aucun sens, sinon peut-être de permettre à l’humanité de jouer son rôle. Loin que ce rôle lui marque une place indépendante et que l’effort de l’homme – même condamné – soit de s’opposer vraiment à une déchéance universelle, il apparaît lui-même comme une machine, peut-être plus perfectionnée que les autres, travaillant à la désagrégation d’un ordre originel et précipitant une matière puissamment organisée vers une inertie toujours plus grande et qui sera un jour définitive […] Plutôt qu’anthropologie, il faudrait écrire entropologie, le nom d’une discipline vouée
10 Une étude parue aujourd’hui donne des éléments pour mieux comprendre le livre de Teilhard : Dominique LAMBERT, Marie BAYON DE LA TOUR, Paul MALPHETTES, Le Phénomène humain de Pierre Teilhard de Chardin. Genèse d’une publication hors normes, Bruxelles, Éditions jésuites, 2022. Il apporte des éléments importants, en particulier grâce à l’ouverture des archives de la Compagnie de Jésus. Cet ouvrage donne les éléments qui permettent de mieux comprendre le livre et sa place dans la culture (le rapport entre science, philosophie et théologie). Cela donne à voir le génie de Teilhard et l’actualité de son livre pour toute réflexion sur l’espérance. 11 Jean ROSTAND, L’Homme. Introduction à l’étude de la biologie humaine, Paris, 1926, p. 166.
»’ L’anthropologue et sociologue Claude Lévi-Strauss a écrit :
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à étudier dans ses manifestations les plus hautes ce processus de désintégration. » Ces textes
montrent quel est l’enjeu de l’argumentation de Teilhard.
1. Genèse d’une œuvre
Après le baccalauréat qui était alors un examen qui faisait du lauréat un privilégié dans
la société, car attestant la maîtrise de l’expression et la connaissance des fondements de la
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culture classique, Pierre Teilhard de Chardin est entré dans la compagnie de Jésus . Ce jeune
âge était alors dans l’ordre des choses.
1.1. Repères dans la vie
Comme tout jeune jésuite, après le noviciat, Teilhard a enseigné dans un collège ; il a enseigné la Physique en Égypte ! Face aux paysages de cet autre monde, il a été fasciné et, voulant bien comprendre ce qui se donnait à voir, il s’est passionné pour la géologie. Ensuite, Teilhard a fait sa formation théologique en Angleterre14 (1908-1911). Ce n’est pas sans influence sur la suite de sa recherche, car la pensée anglaise était alors marquée par la pensée de Darwin et les débats sur l’évolution. Mais aussi, les études en lien avec le Museum d’Histoire naturelle (1912-1914). La notion d’évolution est pour lui centrale dans les sciences. Vint la guerre 14-18. La République a mobilisé les clercs exilés, les faisant revenir en France pour participer à la guerre. Teilhard refusa un poste dans des services loin du front ; il fut toute la guerre au premier rang dans les tranchées. Il y fut héroïque (croix de guerre, médaille militaire, légion d’honneur…). Pendant la guerre, confrontée à l’absurdité du conflit et au scandale de la mort injustifiée de tant d’hommes, Teilhard écrivait ses méditations dont l’essentiel a été conservé. Ensuite, Teilhard s’est inscrit à Paris pour des études couronnées par un doctorat dont la qualité lui ouvrait les portes du Museum d’Histoire Naturelle. Au plan scientifique, il fut géologue-paléontologue – ses travaux portent effectivement sur ces domaines – cela fait un œuvre scientifique de premier plan : onze volumes publiés.
Teilhard ne s’est pas enfermé dans une carrière scientifique ; il a vu que la vision du monde liée aux sciences de la nature était la base la culture dite « moderne » et que toute évangélisation devait en prendre acte. Il ne l’a pas vu de l’extérieur, mais de l’intime de sa vie : sa recherche scientifique et la vision du monde qu’elle porte, mais aussi ses relations avec des collègues qui respectaient ses qualités scientifiques et tout cela vécu avec une vie de prière et de réflexion théologique. Cette vision pluridimensionnelle était marquée par
12 Claude LÉVI-STRAUSS, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 374.
13 Teilhard exprime dans un texte que son intuition fondatrice remonte à l’enfance où il a eu un désir de communion avec la nature et d’avoir sublimé ce désir. Il écrit à ce propos : « Pour être tout, me fondre avec tout. Voilà le geste mystique où m’eut logiquement entraîné, à la suite de tant de poètes et de mystique hindous, un besoin natif, incoercible, de me plénifier par accession, je ne dis pas aux autres, mais à l’Autre, – si, par chance n’avait pas éclos en moi, juste à temps, comme un germe sorti de je ne sais d’où, l’Idée d’évolution. C’est au cours de mes années de théologie, à Hastings, (c’est-à-dire juste après les émerveillements d’Égypte), que petit à petit, – beaucoup moins comme une notion abstraite que comme une présence -, a grandi en moi, jusqu’à envahir mon ciel intérieur tout entier, la conscience d’une Dérive profonde, ontologique, totale, de l’Univers autour de moi ».
14 Au début du XXe siècle, nous sommes au temps du conflit entre la République et l’Église catholique. Les couvents sont fermés et, pour les religieux, les études théologiques se font à l’étranger – pour Teilhard Jersey puis Hastings.
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l’expérience de la guerre qui est folie humaine et pose la question du mal. La démarche de Teilhard fut un effort constant pour surmonter le scandale du mal – dont les humains ont la responsabilité. Il a cherché la réponse dans la figure du Christ. Selon la tradition jésuite, le Sacré Cœur y occupe une place importante. Il ne s’agit pas de l’amour divin, mais de l’amour humain de Jésus, un amour vécu dans la sensibilité humaine. La méditation de Teilhard le conduit à élargir cet amour non seulement aux fidèles, mais à l’humanité et à toute la création – trois domaines qui sont mieux compris dans le cadre de la théorie de l’évolution. De fait, la pensée de Teilhard est centrée sur deux grands pôles : le Christ et le monde en évolution. La grande question est : comment les articuler ? Teilhard a consacré sa vie à donner une réponse à cette question. D’abord, repenser l’évolution. En effet, le milieu scientifique est marqué par une philosophie rationaliste, agnostique – voire athée ; il faut montrer que l’évolution n’est en rien contraire à la foi chrétienne. Ensuite, il faut aussi approfondir l’intelligence de l’action du Christ ! Ce projet est ardu tant la notion d’évolution s’écarte de la vision traditionnelle de la théologie. Ce projet est risqué, car il demande une remise en cause des concepts médiévaux qui structurent la théologie catholique.
1.2. Le passage par le feu
Pour Teilhard, les années de guerre vécues aux premières lignes des combats sont un temps de fondation. En 1914, Teilhard a une expérience humaine et spirituelle riche, puisque vécue au noviciat jésuite, en enseignant, aux études de théologie et dans le début d’un travail de recherche…
Teilhard a une vie de prière exigeante ! Ainsi, en bon jésuite, pendant les temps de repos loin des lignes du front, il prie et médite. Il a besoin d’écrire – ce qui est habituel dans la tradition de vie spirituelle jésuite qui demande réflexion et lucidité critique sur ce qui est vécu. Teilhard met à l’abri ses écrits en les confiant à ses proches, dans sa famille (une cousine) et ses compagnons. Ils ont été conservés et publiés – sous le titre « Ecrits du temps de guerre ». L’ouvrage contient des textes qui participent de différents registres : la prière, l’expérience mystique, la vision du monde, etc. Il y a des textes très émouvants, comme un texte bref, dit « prière » qui s’achève par les mots : « Ceci est mon testament d’intellectuel (24 avril 1916 – jeudi de Pâques au Fort-Mardik – Dunkerque) ». Les textes rassemblés dans le volume sont écrits à l’ombre de la mort !
Parmi eux, il y a une méditation, reprise ensuite et publiée avec pour titre « Messe sur le monde ». Ne pouvant dire la messe dans les tranchées, Teilhard priait à partir du texte de la célébration eucharistique. Ce n’est pas original, car cette pratique de dévotion était pratiquée par les prêtres. Ne pouvant célébrer (en déplacement ou en maladie…), ils prenaient le temps de lire ou de réciter de mémoire le texte de la messe (dévotion dite « messe blanche »). Ainsi
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Teilhard a repris le texte de la messe, faute de pouvoir la célébrer . Il le fit amplement, dans
un texte de méditation, sous le titre « le Prêtre ». Ce développement n’est pas une prière de demande, c’est une ressaisie de sa vocation par la contemplation de l’œuvre accomplie par le
15 Œuvres, t. 12, p 313s. Il le refera pendant la croisière jaune qui pour la première traversée en voiture automobile de l’Asie de la Méditerranée à Chine – ce qui donnera la version définitive de La Messe sur le monde.
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Christ. C’est une longue méditation dont le déroulement suit le déroulement de la prière eucharistique.
Le premier moment de cette méditation est l’offrande. Teilhard écrit : « Puisque je n’ai aujourd’hui, Seigneur, moi votre Prêtre, ni pain, ni vin, ni autel, je vais étendre mes mains sur la totalité de l’Univers, et prendre son immensité comme matière de mon sacrifice. » (p. 313) Puis Teilhard enchaîne sur la consécration.
« Le pain sacramentel est fait de grains pressés et broyés. Sa pâte a été longuement pétrie. Vos mains, Jésus, l’ont rompu avant de le sanctifier…
Qui exprimera, Seigneur, la violence que subit l’Univers, dès lors qu’il est tombé sous votre domination. Le Christ est l’aiguillon qui harcelle la créature sur la voie de l’effort, de l’exhaussement, du développement. Il est le glaive qui sépare, sans merci, les membres indignes ou gâtés.
Il est la Vie plus forte, qui tue inexorablement les égoïsmes inférieurs»
Pour que Jésus pénètre en nous, il faut alternativement le travail qui dilate et la douleur qui tue, la vie qui fait croître l’homme pour qu’il soit sanctifiable, et la mort qui le diminue pour qu’il soit sanctifié.
L’Univers craque ; il se scinde douloureusement au cœur de chaque monade, à mesure que naît et croît la Chair du Christ. Comme la création qu’elle rachète et quelle dépasse, l’Incarnation, si désirée, est une opération redoutable ; elle se fait par le Sang.
Que le sang de Jésus (le sang qui s’infuse et le sang qui se répand, le sang de l’effort et le sang du renoncement…) Hic est calix sanguinis mei. » (p. 317-318)
Le deuxième moment est l’adoration qui suit la consécration – Cette prière accompagne le geste de l’élévation qui reçoit alors une dimension cosmique.
« Comme une flamme intérieure – ici libre, vive et lumineuse, là obscurcie, mais ardente encore sous la cendre qu’elle rejette – le Divin illumine, maintenant, toutes choses par le dedans.
Mêlé à l’atmosphère créée tout entière, Dieu m’environne et il m’assiège. Je m’agenouille, Seigneur, devant l’Univers devenu secrètement, sous l’influence de l’Hostie, vote Corps adorable et votre Sang divin. Je me prosterne en sa présence, ou plutôt, bien mieux, je me recueille en lui.
Le Monde est plein de vous !
O Christ-Universel, véritable fondement du monde, qui trouvez votre consommation dans la répétition de tout ce que votre puissance a fait surgir du Néant, je vous adore, et je m’absorbe dans la conscience de votre plénitude universellement répandue. (p. 318-319)
Cette méditation s’achève par l’envoi (ite missa est) qui est développé par la méditation sur sa vocation de prêtre – un texte clef pour comprendre l’œuvre de Teilhard.
1.3. L’universel
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La Messe sur le monde s’inscrit dans une vision du monde et pour cette raison, elle est un propos qui englobe toute la pensée de Teilhard.
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Tout prêtre, parce qu’il est prêtre, a voué sa vie à une œuvre de salut universel. S’il est conscient de sa dignité, il ne doit plus vivre pour lui, mais pour le Monde, à l’exemple de celui qui est oint pour le représenter.
Pour moi, Jésus, il me semble que ce devoir prend une urgence plus immédiate, et une signification plus précise, que pour beaucoup d’autres, bien meilleurs que moi. Innombrables sont les nuances de votre appel ! Essentiellement diverses les vocations !… Les contrées, les nations, les catégories sociales, ont eu chacune leurs Apôtres. Je voudrais être, Seigneur, moi, pour ma très humble part, l’apôtre, et (si j’ose dire) l’évangéliste de votre Christ dans l’Univers. – je voudrais, par mes méditations, par ma parole, par la pratique de toute ma vie, découvrir et prêcher les relations de continuité qui font, du Cosmos où nous nous agitons, un milieu divinisé par l’Incarnation, divinisant par la Communion, divinisable par notre coopération. (p. 328-329)
Teilhard lance alors un appel à ses compagnons engagés dans la guerre auprès des soldats. Ce propos qui atteste une vision particulière du sacerdoce éclaire notre réflexion sur l’espérance, car il ouvre sur une vision du monde et corrélativement du salut par le Christ. Il est clair que l’attention ne se porte pas sur le point que relève le catéchisme : l’hostie présentée ensuite à l’adoration. Il y a une dynamique universelle. Certes, Teilhard développe la symbolique du pain et du vin devenus le corps et le sang du Christ ; mais il lui donne une dimension universelle – une universalité qu’il faut repenser à la lumière des sciences.
2. Une vision de la nature
2.1. Un jésuite bien sage
Le point de départ de la réflexion de Teilhard est un constat : dans les sciences de la nature rien ne s’explique hors du schéma présenté par la théorie de l’évolution. Depuis la formation de la Terre, la géologie et toutes les formes de la vie depuis les champignons jusqu’aux animaux supérieurs et à l’humanité, tout s’inscrit dans une perspective de transformation et d’enchaînements. Ce constat scientifique s’impose à tout esprit cultivé. Teilhard le présente dans une note écrite pour le Dictionnaire apologétique de la foi catholique, (t. II, 1915). Dans cette note, il relève que la théorie de l’évolution ne contredit pas la foi en la création. L’article reste dans le cadre de la théologie classique qui distingue deux ordres de causalité : cause première (Dieu) et causes secondes (l’action des créatures). Teilhard distingue nettement les ordres de causalité.
Par contre, en 1921, Teilhard publie dans la revue Études une étude où il va au-delà de la reprise du langage habituel. Il voit dans (l’évolution que l’on appelle alors transformisme) un phénomène global de croissance et d’émergence de formes nouvelles. C’est universel. Il situe l’action créatrice dans ce mouvement. Il note que Dieu « fait moins les choses qu’il ne
les fait se faire ». Teilhard fait partie des « transformistes chrétiens » qui ne sont alors qu’une minorité respecté. On tolère cette minorité – à condition qu’elle reste dans son strict domaine. Or Teilhard ne le fait pas. Pour lui, le Christ n’est pas séparé de la création et la création n’est pas séparée des processus de transformation de la nature. Pour Teilhard, la notion de transformisme convient à tous les êtres qui sont disposés selon une échelle des êtres – image classique qui va de la matière à l’esprit dans la tradition philosophique et qui va de la géologie à l’anthropologie ; la modernité change la manière de construire cette « échelle » en introduisant la notion d’évolution : un passage progressif et continu.
L’idée d’évolution est une idée dont la portée est universelle. Teilhard l’expose dans un article écrit pour la Revue des Questions Scientifiques. Un événement advient : la publication de cet article, qui a eu l’aval des responsables de la Revue, n’est pas autorisée par l’évêque de Malines et ce sur un point précis. Dans l’article, l’évolution se fait selon une continuité entre les étapes qui sont franchies. Pour le censeur, Teilhard ne marque pas nettement la différence entre la matière et la vie. La motivation des censeurs est que la morale perd son fondement, faute de souligner la différence entre matière et vie. Le censeur veut qu’on affirme une différence radicale entre la vie et la matière, faute de quoi il ne peut y avoir de morale ; il veut que l’on sépare nettement les êtres vivants (qui ont une âme) de la science qui ne saisit que la matière. Au contraire, pour Teilhard l’évolution est plus que le jeu de mécanismes ; c’est une vision d’ensemble ; elle concerne tout ce qui est : depuis les atomes, jusqu’à la conscience humaine.
Dans un autre article, Teilhard précise que l’évolution rapporte une histoire de la vie et qu’elle donne cohérence à tout le monde des vivants. Il précise que si l’évolution est un concept scientifique, celui-ci ne doit pas être réduit avec ce que disent les philosophies matérialistes. Il ajoute alors que, loin de contredire la foi traditionnelle, l’évolution conduit à une vision théologique meilleure que le fixisme traditionnel (exprimé par la lecture littérale de l’expression de la Genèse « chacun selon son espèce »). Pour lui, c’est une invitation à une théologie de la création renouvelée.
2. Une vision historique
Ce qui vaut des ennuis à Teilhard c’est qu’il présente la vision « transformiste » comme avérée, ne cessant d’être confirmée par les découvertes dont il est témoin et acteur. Pour lui (et pour tous ceux qui travaillent dans le domaine scientifique), cette vision s’impose – elle a une portée universelle. Cela a une conséquence sur la manière de placer l’humanité dans le monde de l’évolution. On reproche à Teilhard de ne pas marquer assez nettement la différence entre le monde humain et le monde animal. Pourtant cette vision ne cesse d’être validée par les découvertes paléontologiques. C’est incontestablement avéré.
C’est cette inscription de l’évolution à l’humanité qui rend Teilhard suspect aux théologiens conservateurs, dont Garrigou-Lagrange est la figure emblématique. C’est cette perspective historique globale qui est présente dans la pensée de Teilhard, tant au plan scientifique que théologique. La création n’est pas limitée au récit d’une «semaine inaugurale » ; elle englobe la totalité du cours de l’histoire de l’univers. L’acte créateur ne
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consiste pas à poser dans l’être des entités qui resteront dans le cadre d’une nature figée. Il y a des transformations. Désormais tout doit se comprendre selon ce devenir. Cela suppose une attention au temps et donc un regard sur ce qui vient.
2.3. Une vision élargie
Dans le cadre d’une vision où tout est mouvement – la géologie étant la formation du
socle continental – Teilhard cherche à donner une vision d’ensemble. Il y voit un grand
mouvement de transformation où, d’un état minéral, on est conduit à la présence de la pensée
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avec l’humanité . Teilhard en expose les grands thèmes dans des congrès internationaux aux
Etats Unis en 1937 – ce qui place sa vision à la Une des questions disputées. Les autorités ecclésiastiques sont alors alertées de cette vision qui non seulement considère l’évolution comme un fait incontestable pour l’humanité, mais aussi comme un phénomène universel.
Teilhard travaille à la rédaction de son propos qu’il appelle d’abord « l’homme ». Une rédaction d’ensemble est faite en 1940. Il soumet son travail à son Ordre pour recevoir la permission de l’éditer. Les critiques viennent de plusieurs fronts: les scientifiques rationalistes y voient un retour à la philosophie spiritualiste ; corrélativement les autorités religieuses y voient du matérialisme – faute de marquer une différence radicale entre l’humanité et le monde non-humain et aussi de ne pas correspondre au texte biblique. C’est face à ces critiques et aux retouches apportées que répond le nouveau titre « le phénomène humain ». Phénomène, car il s’agit d’un savoir qui n’est ni « métaphysique » ni « spiritualiste » ; c’est une étude rationnelle qui se veut objective, car attentive aux faits. Le titre « phénomène humain » dit à la fois la prise en compte de tout ce qui se donne à l’observation et à la réflexion humaine et l’exigence de rationalité qui s’enracine dans le concret. Teilhard ne parle pas de la nature humaine intemporelle, ni de l’essence éternelle, mais de ce qui se donne à voir et à penser.
3. L’espérance en œuvre
Le Phénomène humain est un livre difficile. Ce n’est pas un texte scientifique comme beaucoup qui rapportent des faits en les classant selon les âges. Ce n’est pas non plus une thèse de philosophie sur l’évolution et sur la vie. Ce n’est pas non plus un traité de théologie sur la création de l’humanité… C’est une synthèse qui entend rendre raison de la situation de notre planète… J’en fais ici une rapide présentation pour mettre en valeur la perspective de l’espérance – ce n’est pas une analyse exhaustive de ce livre à la grande richesse, mais souvent difficile car le style n’est pas celui de l’exposé « objectif » du philosophe ou du théologien critique : c’est la transmission d’un message dont le but est de donner du sens à tout ce qui advient par les voies convergentes de l’expérience humaine et de son
16 Le Phénomène humain a été écrit par Teilhard pendant son séjour en Chine. A ce moment-là, son travail scientifique est considérable. En géologue-paléontologue, Teilhard parcourt le vaste territoire chinois – son statut lui donne le soutien des autorités car il travaille dans une équipe chinoise, où, de fait, il joue un rôle majeur dans l’interprétation des observations. Son travail scientifique donne une explicitation de l’ensemble de la structure géologique du centre de l’Asie. Il est pour cela obligé d’aller en Inde et dans la péninsule indochinoise pour donner une vision de la formation du continent. L’attention portée aux découvertes liées à la paléontologie n’est qu’une partie de son travail, mais c’est le plus important pour sa réflexion théologique.
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développement dans les sciences de la nature et de la vie, la philosophie, la religion… Au- delà de l’humanisme, une mystique de la création. Je relève trois points qui structurent sa pensée de l’espérance – dans un langage plus riche que celui du catéchisme.
3.1. L’énergie
Le premier des trois éléments qui fondent une théologie de l’espérance est le terme
« énergie ». Ce terme a chez Teilhard un sens plénier. Plénier, en ce sens qu’il ne s’enferme
pas dans ce que mesurent les instruments (conceptuels ou expérimentaux) du physicien ou du
chimiste. Ce que Teilhard appelle « énergie » ne se réduit pas au sens du terme chez les
philosophes grecs, les ingénieurs, ni les économistes. La notion qui fait partie de la physique
ouvre sur une explication non matérialiste. Cette option fait que le livre suit un chemin qui
n’est pas celui des traités de mécanique, ni celui des économistes. L’énergie c’est ce qui est au
cœur des phénomènes analysés par les physiciens et pensés comme des forces dont on peut
donner une représentation mathématique. Pour Teilhard, l’énergie est une puissance de
transformation, plus exactement une capacité d’action. Cette capacité d’action est la source
17 destransformations .
Pour Teilhard, la matière est autre chose que ce que disent les manuels de physique- chimie, où des « objets matériels » agissent et interagissent selon leurs aptitudes – décrites en termes de masse et de force. Le terme « énergie » est plus riche ; il désigne une capacité d’action, car la matière n’est pas une juxtaposition d’atomes, mais un pouvoir faire. Or ce pouvoir faire n’est pas une limite infranchissable comme un enfermement ce qui advient pour les objets qui sont pris dans leur forme. Parler d’énergie, c’est reconnaître une valeur quand l’énergie se dépense pour se réinvestir dans une réalisation meilleure et plus riche.
Si, selon le bon sens, « on a rien sans rien », ce qui est engagé dans l’action n’est pas perdu quand ce qui est réalisé est meilleur que ce qui était avant. C’est ce qui se fait voir dans l’évolution des vivants : des formes de vie aux faibles capacités émergent des formes plus complexes. Cette notion d’énergie a pour conséquence que tout ce qui advient est dans un
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devenir vers une meilleure réalisation de ce qui est donné comme un possible . La notion
d’énergie permet à Teilhard de faire le lien entre tous les niveaux de l’être qui sont habituellement séparés : la physique, la chimie, la biologie, l’anthropologie, la philosophie, la théologie….
Cette présentation graduée n’est pas originale; elle est très traditionnelle dans l’histoire de la pensée depuis les Grecs. En ce sens, Teilhard renouvelle une tradition qui le précède et qui a ses lettres de noblesse en théologie. Le thème de « la grande échelle des êtres », matricielle dans le néoplatonisme qui part de la matière, accède à la vie, atteint l’esprit
17 « Sous ce mot [énergie] la Physique a introduit l’expression précise d’une capacité d’action, ou plus exactement d’inter-action. L’énergie est la mesure de ce qui passe d’un atome à l’autre au cours de leurs transformations. Pouvoir de liaison, donc ; mais aussi, parce que l’atome paraît s’enrichir ou s’épuiser au cours de l’échange, valeur de constitution » (p. 36)
18 « Retenons les constatations et les mesures indiscutables de la Physique. Mais évitons de nous attacher à la perspective d’équilibre final que celles-ci paraissent suggérer. Une observation plus complète des mouvements du Monde nous obligera peu à peu à la retourner, c’est-à-dire à découvrir que, si les choses tiennent et se tiennent, ne n’est qu’à force de complexité, par en haut » (p. 37).
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et s’accomplit dans le divin. Teilhard insiste sur la continuité entre les «niveaux ontologiques » des êtres sur l’échelle. Mais il fait davantage. Il entend répondre aux questions que se posaient les Anciens qui reconnaissaient des continuités mais ne pouvaient les expliquer. Teilhard répond à ces questions ! C’est l’originalité de sa pensée ; elle repose sur deux lois ou principes : la loi de complexité conscience d’une part, et, d’autre part, l’amour par attraction. .
3.2. La loi de complexité-conscience
Un autre élément essentiel à la pensée de Teilhard est ce qu’il appelle la « loi de complexité-conscience ». Il ne s’agit pas ici d’une loi au sens de l’expression mathématique des relations entre entités physiques ou chimiques, mais de la raison fondamentale qui permet
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de comprendre le mouvement des êtres vers une réalisation optimale . La complexité se
manifeste dans l’action faite par celui qui agit. La richesse de ce qui est fait (ou produit) est le fruit d’une capacité d’autant plus grande qu’elle repose sur une richesse intérieure. Cette richesse est dans la coexistence de plusieurs éléments qui interagissent. Plus que la quantité, l’organisation prime. Cette organisation est appelée par Teilhard « complexité ». Ainsi dans une présentation de la cosmologie, Teilhard note « Historiquement l’étoffe de l’Univers va se concentrant en formes toujours plus organisées de Matière » (p. 45).
Faire le lien entre « complexité » et « conscience » permet à Teilhard d’unifier les connaissances dans le développement du grand arbre de la nature. Le passage entre les « niveaux » sur le « grand arbre de la vie » n’est pas un saut, mais une manière d’assumer une situation, de la réorganiser et de lui faire donner le meilleur. Tous les éléments sont là, mais ils ne sont pas pris dans un acte qui leur donne de remplir leur fonction de manière à enrichir l’unité dont ils font partie. Ainsi les éléments d’une cellule pour que ce soit une unité autonome… ainsi les cellules dans un organe pour qu’il remplisse sa fonction… etc. Il faut un franchir un seuil qui assumera le potentiel présent en lui permettant de faire du neuf. La croissance de la complexité franchit un seuil et il n’est pas besoin de faire appel à des interventions extérieures. C’est de l’intime qu’un être réalise le meilleur en se « surpassant ». C’est ce dynamisme que l’on peut appeler « amour » : c’est une réponse à un appel du meilleur.
Cette analyse, qui vaut pour les formes élémentaires de la vie, s’accomplit lorsqu’il s’agit de la pensée. La pensée n’est pas une activité organique au sens biologique du terme ; mais elle est vécue par un être humain « en son corps et en son âme ». La loi de complexité- conscience permet de voir un lien. La reconnaissance de l’unité entre ce qui est matériel et spirituel est le point de clivage des débats entre philosophie et science. La pensée dominante dans le monde scientifique est la position dualiste qui place d’un côté ce qui est matière et de l’autre ce qui est esprit. Ce clivage caractérise la modernité en Europe depuis le XVIIe siècle. Le travail de Teilhard est de surmonter ce clivage. Ce qu’il appelle « loi de complexité-
19 Ainsi dans une présentation de la cosmologie, Teilhard note « Historiquement l’étoffe de l’Univers va se concentrant en formes toujours plus organisées de Matière » (p. 45). A l’heure où la cosmologie était encore indécise sur la structure de l’univers, cette phrase mérite attention, car elle a été confirmée par ce que nous avons appris depuis lors ! Pour Teilhard c’est un premier pas qui le conduit à présenter ce que l’on appelle « la loi de complexité conscience ».
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conscience » est le levier qui permet de lever les dalles qui enferment l’esprit dans des catégories où la réflexion s’est enfermée. C’est là ouvrir une voie à la reconnaissance de la dignité humaine : l’humanité n’est pas enclose dans le monde biologique ; elle est si pleinement construite qu’elle est ouverte sur ce qui ne relève plus de la biologie : la pensée. Teilhard introduit alors la notion de « personne ». Le terme, entendu au sens fort, dit la transcendance par rapport aux autres vivants, sans que rien ne soit écarté de ce qui relève de la biologie ou de la sociologie. C’est une ouverture pour un désir qui transcende les conditions de la vie. Ainsi, la notion d’espérance se trouve honorée : l’être humain regarde l’avenir et désire collaborer lucidement à son accomplissement. La pensée est elle-même prise dans un mouvement d’ensemble, que Teilhard appelle « Noosphère ». La prise en compte de la Noosphère invite à voir l’aspiration qui la fonde et l’unifie. Comment rendre raison de cette montée ?
3.3. L’amour par attraction
Teilhard note que cette montée est le fruit de ce qui est dans l’intime des êtres et qui prend forme éminente chez le vivant et parmi les vivants chez les humains. Cette « montée » vers plus de complexité et de conscience est le fruit d’un désir d’être et de grandir, d’améliorer ses aptitudes et d’aller toujours plus avant dans la réalisation de son désir. La réponse à la question est la reconnaissance que cette montée (de complexité et de conscience) est le fruit d’une attraction. La notion a un sens en physique ; elle a un sens dans le monde des vivants ; elle a un sens en humanité. Les êtres sont habités par le désir d’être vraiment ce qu’ils sont. Ce désir universel n’est pas anarchique ; il est unifié par la présence attractive ou attirante d’un acteur dont la présence permet de comprendre non seulement le fait de la croissance de la « complexité-conscience », mais son ampleur et son universalité. Ce dynamisme est l’amour. Ainsi le chemin de la compréhension des choses n’est pas de revenir à l’élémentaire ; si nécessaire que soit cette démarche (comprendre la cellule par les molécules, le social par l’individuel, les mathématiques par le calcul…) il faut considérer un principe d’unité, celui qui préside à l’émergence. Teilhard considère qu’il faut suivre cette voie, non seulement pour une situation particulière, mais pour la totalité de ce qui existe. Il faut donc nommer une source de ce mouvement d’accomplissement. Teilhard le nomme, « Oméga ». Le passage étant fait, Oméga est reconnu pour être ce qu’il est : le principe qui répond au désir d’être et assure le dépassement.
La montée selon le processus de complexité conscience répond à un désir de grandir et
de se fortifier, de réaliser pleinement ses possibilités. Ainsi l’arbre de la vie est couronné par
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l’Esprit qui s’épanouit dans la Noosphère . Cet Esprit agit par attraction ou désir. Oméga agit
par sa présence qui est source de l’amour qui fait tendre tout être à son accomplissement. Cette fonction d’attraction est corrélative de l’accomplissement des potentialités de ce qui existe. Ainsi l’amour de la musique invite l’élève à s’appliquer à ses exercices… Cette situation est universelle : tout être est appliqué à devenir le meilleur pour répondre au désir qui le fait grandir. Cela vaut pour tous les éléments du monde : ils sont attirés par le Point Oméga qui étant leur fin est leur source.
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20 Noosphère parce que les éléments sont en interaction comme les éléments contenus dans un même espace.
Chez Teilhard, la notion d’Oméga reste dans le cadre d’une vision générale du monde. La temporalité est assumée dans la réalisation du meilleur. Elle correspond à un accomplissement ; sa réalisation atteste la réalité de son principe et la nature de son principe légitime le mode de la montée par complexité-conscience.
Conclusion
Dans Le Phénomène humain, Teilhard fait œuvre de philosophie fondée sur les sciences. Il ne parle pas au nom d’une révélation ou d’une tradition théologique. Il s’exprime dans un langage qui n’emprunte pas le langage des théologiens. Il ne parle pas de création, de providence ou d’action divine. Il reste dans l’ordre d’une phénoménologie. En respectant cette réserve et en accueillant sa prise de distance par rapport au langage traditionnel des théologiens, Teilhard met en œuvre une conviction liée à sa foi. Elle repose sur un texte de l’évangile de Jean, au chapitre 12.
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Evangile selon saint Jean, chap. 12 : « 23 Jésus répond à ses disciples : « Voici venue l’heure où doit être glorifié le Fils de l’homme. 24 En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. […] 27 Maintenant mon âme est troublée. Et que dire ? Père, sauve-moi de cette heure ! Mais c’est pour cela que je suis venu à cette heure. 28 Père, glorifie ton nom ! » Du ciel vint alors une voix : « Je l’ai glorifié et de nouveau je le glorifierai. »
29 La foule qui se tenait là et qui avait entendu, disait qu’il y avait eu un coup de tonnerre ;
d’autres disaient : « Un ange lui a parlé. » 30 Jésus reprit : » Ce n’est pas pour moi qu’il y a eu
cette voix, mais pour vous. 31 C’est maintenant le jugement de ce monde ; maintenant le Prince de ce monde va être jeté dehors ; 32 et moi, une fois élevé de terre, j’attirerai tout à moi. « »
Dans sa dernière manifestation au peuple, à Jérusalem, Jésus est bouleversé. Il annonce sa mort et la présente comme un passage pour la plénitude de gloire. La traduction habituelle est trop réductrice. Au verset 32, on le lit le terme grec « pantas » qui signifie « tous ». La traduction « tous les hommes » est une interprétation fort légitime, mais elle laisse dans l’ombre la perspective d’une nouvelle création. Teilhard lisait et méditait le Nouveau Testament en latin et il lisait « omnia » qui signifie « tout » se rapportant alors à une nouvelle création (théologie développée dans l’Apocalypse). La lecture de Teilhard est la meilleure. Dans Le Phénomène humain, Teilhard ne fait ni de la catéchèse, ni de l’apologétique. Il clarifie le chemin de sa pensée avec le souci de l’universel. Ce qui ressort de cette « philosophie naturelle » est l’importance du désir de réalisation optimale de l’aspiration de tout être. Il explicite dans cette voie les exigences qui donnent toute sa valeur au mot « espérance ». La démarche de Teilhard permet de voir comment l’espérance est inscrite dans l’univers où tout aspire à la réalisation optimale de ses possibilités en même temps que d’en affirmer la transcendance.
Dominicaines des Tourelles Saint Matthieu de Tréviers, 6,7 et 8 avril 2023 Jean-Michel Maldamé
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